5-Chapitre 2 (3/3)

6 minutes de lecture

Benoît : ~~~~O~~l~~[1]

Chloé: ?

Benoît : Je n’ai pas de smartphone, je t’envoie donc une photographie textuelle. À l’envers.

L’artiste sourit, puis retourna son portable pour observer l’écran et tenter de deviner ce que l’ébéniste avait représenté. Une idée l’effleura, un peu trop déplacée pour un lundi soir.

Chloé : c’est une citrouille dans un potager ?

Elle n’avait pas osé parler de la bouteille d’huile, ce qui aurait soulevé des questions auxquelles elle n’avait pas du tout envie de fournir d’explications. Après tout, Benoît n’avait pas besoin de savoir avec quel homme déguisé en bouteille d’huile elle s’était réveillée trois mois plus tôt.

Benoît : Un lever de soleil sur la mer avec un voilier. Es-tu sûre d’avoir une âme d’artiste ?

Chloé : *o* où ?

Il lui décrivit alors la première étape de son voyage suivant un vieux guide qu’il avait dégoté au fin fond du local de son libraire habituel. La voiture jusqu’à la gare la plus proche, où son père l’avait laissé avec beaucoup d’émotions, puis le train — le premier de sa vie ! —, les bus, un peu de marche, enfin l’auberge à un prix plus qu’abordable où il avait posé son sac à dos la veille. Et la mer, bien sûr. Le coucher de soleil, la nuit, l’aurore sur les flots. La traversée en bateau jusqu’à l’île recommandée par Chloé — juste une heure de trajet qui avait suffi pour découvrir qu’il avait le mal de mer —, la balade, le retour. Et de nouveau la mer juste avant le dîner.

Chloé : alors, comment tu la trouves ?

Benoît:…

Benoît : Insaisissable et familière.

Benoît : Comme une amie que je n’ai pas envie de quitter.

Benoît : et toi quoi de beau ?

Benoît : E ,

L’artiste sourit devant ce manque cruel de ponctuation aussitôt corrigé, qui trahissait l’émotion du jeune homme. Puis elle se mordit la lèvre en songeant à la réponse. Lui avouer qu’elle avait resombré dans ses mauvaises habitudes à cause d’un masque qui ne s’était pas présenté ? Non, ils n’avaient jamais parlé du bal jusqu’à présent ; c’était sans doute le pire moment pour l’évoquer. Benoît tentait de retrouver le moral alors que sa vie tombait en miettes : elle n’allait pas le lui saper avec ses déprimes ingérables.

Chloé : nous allons regarder la télénovela avec Joël.

Chloé : il m’a prêté ta chambre, j’espère que ça ne te dérange pas.

Benoît : Pourquoi penses-tu que je l’ai rangée avant de partir ? Je compte sur toi pour me raconter les épisodes pour que je puisse reprendre le fil à mon retour.

Chloé : si tu as une télé à l’hôtel, tu peux regarder en même temps que nous !

Benoît : J’ai mieux à faire que regarder une série tout seul dans une chambre d’hôtel.

Joël alluma la télévision qui se lança aussitôt dans des publicités criardes. Il s’assit à sa place habituelle, à droite sur le canapé, ce qui permit à son invitée de réaliser qu’ils avaient largement assez d’espace, pour une fois. Elle se décala sur le coussin de Benoît puis saisit le godet plein de cure-dents métalliques, surmontés d’insectes en bois sculptés par Benoît. Elle prit celui qu’il utilisait d’habitude, puisqu’il était libre, et le contempla longuement.

« C’est quoi comme insecte ?

— Une luciole.

— Pourquoi ? »

Joël la regarda avec étonnement : il ne s’habituait pas à ses questions. L’artiste retint un agacement bien légitime en songeant que son cousin était un peu plus rapide de la comprenette et détailla :

« Pourquoi il choisit toujours une luciole et pas un des papillons ? Il en a sculptés tellement !

— Des papillons, on en trouve partout, de toutes les couleurs, et tout le monde les adore. C’est d’un banal… Je veux bien que tu vives dans un monde parallèle, mais tu as quand même compris que Ben n’était pas comme tout le monde ?

— Mais pourquoi une luciole précisément ? Pourquoi pas un scarabée, une coccinelle ou un frelon ? C’est plus joli en plus.

— Dis que Ben est moche, tant que t’y es !

— Non, au contraire, il est… ça n’a aucun rapport ! »

Joël lui lança un sourire un peu canaille qui la fit rougir jusqu’aux oreilles. Elle se demanda pourquoi parce qu’il n’était pas dans ses habitudes de trouver de honte dans la beauté : c’était son métier de la repérer là où on ne l’attendait pas. Puis, Joël lui assena que Benoît était une luciole et que, si elle ne comprenait pas tout seule, c’était qu’elle n’avait rien compris à son cousin.

Sur ce, la musique intrigante et joyeuse du générique annonça le début de leur épisode. Chloé déverrouilla son mobile pour prévenir leur sujet de conversation principal qui lui répondit gentiment par un silence très prolongé.

Fidèle à son habitude, la série dériva sur un vol inexpliqué d’un bijou hors de prix, puis les personnages sautèrent à bord de leur voilier pour tenter de fuir la justice qui les accusait à tort (ou pas, le doute planait). Les deux téléspectateurs riaient aux éclats, commentaient tout, échangeaient des conjectures, picoraient une olive ou une tranche de saucisson par-ci par-là, et regardaient leurs écrans de mobiles silencieux entre les scènes. Puis la publicité vola la vedette et Chloé songea à toute autre chose.

Joël s’affairait à leur préparer un nouveau cocktail sans alcool, parce que d’une, il n’en achetait pas malgré l’absence de son cousin, et de deux, Chloé avait assez abusé de la substance pas plus tard que la veille à ce qu’il en avait vu.

« Joël ?

— Moui ?

— Comment m’as-tu reconnue au bal ?

— C’est une question honnête ou tu te moques ? Chloé… tu as une manière très particulière d’être toi, tu sais ? Il faudrait vraiment être aveugle pour ne pas faire le rapprochement » il marqua un temps d’arrêt dans l’agitation de ses boissons avant de compléter : « ou de très mauvaise volonté. »

Les verres remplis presque à ras bord attendaient sagement les glaçons sur le comptoir tandis qu’il poursuivait : « Il m’a quand même fallu cinq bals pour être sûr de moi, tu caches assez bien ton jeu au travail. Comment tu m’as reconnu, toi ?

— Ta démarche. Est-ce que… »

La question semblait idiote, elle se mordit les lèvres. Avec son caractère, son cousin n’était sans doute pas du genre à mettre les pieds à ces soirées.

« Est-ce que quoi ?

— Est-ce que Benoît y va, aux bals ?

— Bien sûr, on a besoin d’un chauffeur sobre quand on s’est hydratés à base d’alcool pendant toute une nuit. Tu ne penses pas sérieusement qu’il me laisserait prendre la voiture après ne serait-ce qu’un verre dans la soirée ?

— C’est Albert qui a conduit la dernière fois. »

Joël la rejoignit à pas comptés, une coupe dans chaque main, puis reprit sa place sur le canapé. Benoît était absent, ce qui rendait les choses un peu compliquées pour les ramener à la maison à la fin du bal.

La série reprit où elle les avait laissés en suspens : au-dessus d’une falaise avec vue imprenable sur l’océan. Chloé dévora les vagues des yeux. Un petit sourire lui monta aux lèvres alors qu’elle déverrouillait son téléphone.

Chloé : ~~~~o~~l__ !__[2]

La réponse tarda un peu.

Benoît : Un bonhomme qui nage à côté d’un ponton ?

Chloé : presque ! Un bonhomme suspendu à une falaise devant l’océan (en plein jour donc il y a un soleil haut dans le ciel).

Benoît : Je croyais que tu regardais ta série, pourquoi m’envoies-tu un rébus ?

Chloé : mais c’est la série ! Tu le saurais si tu la regardais.

De nouveau, l’absence de réponse était vexante. De toute manière, le bonhomme pendu à la falaise n’était pas tombé, et les dialogues mal doublés étaient à hurler de rire, ce que Joël ne se privait pas de souligner à chaque tirade en capturant l’attention de Chloé lorsque celle-ci n’était pas déjà emmêlée dans l’éclat de la mer. Puis l’épisode s’arrêta sur un cliffhanger (au sens narratif, cette fois) en annonçant la suite après une nouvelle page de publicité.

Les deux téléspectateurs migrèrent dans la cuisine pour faire un peu d’ordre en papotant allègrement, dérangés par le téléphone. Le cousin du propriétaire décrocha tandis que l’artiste terminait la vaisselle délicate à la main. Lorsque la publicité et l’appel s’achevèrent, ils se rassirent devant l’écran avec leur bonne humeur et de nouvelles boissons bien fraîches pour rire à loisir, malgré la fatigue qui les aplatissait l’un et l’autre.

Une fois le second épisode terminé, Chloé se réfugia avec plaisir dans la chambre que Benoît lui prêtait. Elle se glissa entre les draps propres en inspirant l’odeur de la lessive d’Adelphe. Il y avait également ce parfum très léger, très délicat, qui subsistait malgré l’absence du propriétaire des lieux. Ses cheveux s’étalèrent sur l’oreiller, l’entraînant sur les vagues de l’océan.

~~~~O~~l~~[3]


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[1] Illustration très imagée d’un navire voguant vers l’horizon, selon Benoît Phytammos.

[2] [2] Illustration très imagée d’un bonhomme pendu à une falaise, selon Chloé D.

[3] [3] Illustration très imagée d’un navire voguant vers l’horizon, selon Benoît Phytammos. Remarquons que Chloé rêve à présent de petits bâtons et de vaguelettes…

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