5-Chapitre 2 (2/3)

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La terreur l’inonda. Chloé se dressa soudain sur les draps, incapable de retrouver son souffle. Ses yeux balayèrent la pièce des dizaines de fois tandis qu’elle haletait, terrifiée.

Des murs blancs. Une armoire sombre. Des chardons séchés. Un liseré sculpté. Des formes tombantes. Un éclat d’or. Des feuilles éparses. Un bureau vide. Des mots brillants sur du papier-velours. Un liseré d’olives peint sous le plafond. Des rideaux moirés jaunes à la fenêtre. Un plancher en bouleau gris, orangé par la cire. Des tableaux de paysages aux couleurs heureuses. Un clou tout seul juste au-dessus de sa tête. Des draps doux comme un nuage. Bleus. Verts. Et une odeur très légère, intensément familière : menthe fraîche et chlorophylle.

Chloé ferma les yeux, laissant son cœur s’apaiser.

« Ça va ? »

Elle tourna la tête en direction de la voix. Le visage rond, un peu bouffi, lui était connu. Pourtant, il lui fallut un moment avant d’en retrouver le nom : Vanessa.

« Où sommes-nous ?

— Dans la chambre de Benoît. Tu avais l’air mal tout à l’heure, Joël trouvait plus prudent de te garder à l’œil. »

Chloé ne dit rien. Seulement tout à l’heure ?

Après un certain temps pour se remettre les idées en place, des morceaux épars de la soirée lui revinrent : le bal, où elle avait fait à peu près autant n’importe quoi qu’autrefois. Puis les quelques instants que son cerveau acceptait de se remémorer firent surface : quand son estomac avait fait des siennes, la forçant à s’isoler dans un coin du parc — pourquoi pas aux toilettes ? — ; une promenade solitaire sous la lune ou dans les rayons du soleil levant ; des voix indistinctes.

Une sculpture.

Les vides entre les souvenirs criaient qu’elle avait oublié quelque chose de primordial, mais rien ne lui revint. Alors Chloé détailla sa voisine de lit pour tenter de deviner ce que celle-ci saurait que son cerveau refusait de confesser, sans résultat.

« Que s’est-il passé cette nuit ?

— Oh. Je vois. »

Vanessa ne précisa pas plus, la mine sombre. Elle s’extirpa des draps tout habillée et sortit.

Chloé resta encore un moment à considérer la chambre de Benoît depuis l’abri de son lit. Joyeuse dans ses couleurs, d’une propreté presque maniaque en comparaison de l’appartement de l’artiste, la chambre semblait pourtant parfaitement impersonnelle. Si ce n’était ce recueil de poésies sur la table de nuit, il aurait été presque impossible de deviner que quelqu’un y dormait à l’année. Chloé s’enlaça dans les draps, humant leur odeur de lessive — la même qu’Adelphe — tout en traquant ce quelque chose si important auquel elle avait pensé durant la nuit, mais qui ne lui revenait pas. Finalement, elle jeta l’éponge et se leva.

Peut-être que Vanessa lui avait ôté son costume avant de la coucher parce que celui-ci gisait au sol avec son masque parfaitement lisse sur une descente de lit aux couleurs du soleil ; Chloé ne portait que ses sous-vêtements. Pourtant, Vanessa était en short et débardeur… avait-elle prévu le coup en prenant un pyjama avant de venir ?

Trop abrutie pour ces questions, l’artiste accepta enfin de s’extirper du lit pour enfiler la tunique longue de son costume et rejoindre le salon. Joël y plaisantait déjà avec Albert et Vanessa, la laissant s’installer sur son tabouret favori au comptoir et se servir généreusement les denrées alléchantes sans trop faire attention à leurs échanges. Ils parlaient de sujets légers comme des envols de libellules ; l’image lui décrocha un sourire dont elle aurait été bien en peine d’identifier l’origine. Un matin douceur chez les Phytammos, en somme. Sauf qu’il manquait quelque chose au paysage. Elle n’arrivait pas à savoir quoi.

« Bon, on y va ?

— Où ? »

Joël lui fit les gros yeux, comme si sa réplique était juste insultante.

« Au travail. »

Deux mots. Juste assez pour couler la frégate qui voguait sur l’écume de son esprit. Sans raison. Chloé avait un projet pour au moins trois ans ; une idée de sculpture qui la transcenderait ; une bonne humeur renforcée par le petit-déjeuner. Pourquoi une telle terreur à l’idée de rejoindre l’atelier ?

Joël ne lui laissa pas vraiment la liberté de protester, disparaissant puis revenant bientôt avec des vêtements qui lui appartenaient — un peu trop grands — pour qu’elle ait quelque chose de correct à porter durant la journée. Quand elle revint dans le salon, Albert et Vanessa étaient déjà partis.

« Allez, mets tes chaussures, on y va !

— Mes talons, vraiment ? »

Ils observèrent la paire d’escarpins aux strass brillants qui hurlaient la soirée arrosée (l’odeur en était témoin). Joël finit par capituler et alla chercher une vieille paire de tennis vraiment moches dans son armoire. Se sentant un peu comme un clown au bord de la chute, Chloé le suivit jusqu’à la voiture.

« C’est toi qui conduis ?

— J’ai mon permis, tu sais. Ce n’est pas parce que Ben conduit presque toujours que je ne sais pas le faire. C’est juste qu’il est plus patient que moi. »

Chloé hocha la tête sans grande conviction. En effet, moins de dix minutes plus tard, Joël grillait une priorité en grommelant contre ces gens qui ne savaient pas se décider au volant.



Sammy était passé la chercher tard ce matin-là, ce qui n’était pas pour lui déplaire : Agnès avait encore trop abusé durant le bal et avait eu le plus grand mal à se réveiller. Mais comme son frère avait souvent du mal à sortir du lit les lendemains de solstices ou d’équinoxes, elle savait qu’il était inutile de se lever trop tôt. Après tout, c’étaient leurs parents eux-mêmes qui avaient décidé que Sammy devait l’accompagner au travail… même s’il n’était pas vraiment prudent de le laisser prendre le volant ces jours-là.

Ce matin précisément, Agnès avait une raison supplémentaire de ne pas vouloir sortir des bras de Morphée : elle sentait encore les bras de cet inconnu (appelons-le Morphée, tiens) qui lui avait mis la tête à l’envers. D’ailleurs, c’était peut-être une femme, la tenue n’était pas claire et ses idées non plus. Ou un homme qui connaissait vraiment bien son affaire en termes de plaisir féminin. Morphée lui en avait fait voir de toutes les couleurs, puis s’était barré(e ?) sans un mot d’adieu, quittant les draps de soie en titubant pour disparaître. Moins d’une heure après avoir quitté le lit, Morphée riait de toutes ses dents sublimes et beaucoup trop sensuelles pour des quenottes dans les bras d’un connard qu’Agnès détestait depuis la primaire. Fais chier, elle lui aurait bien demandé son numéro, à Morphée. Avec un peu de chance, peut-être qu’une bonne âme pas trop éméchée ce soir-là avait deviné qui se cachait sous le masque de Morphée et serait assez aimable pour partager l’info ?

Mais elle était au travail à présent, et devait essayer de ne pas ressasser cette rencontre. D’une humeur aussi massacrante l’un que l’autre, Sammy et elle évitaient de se parler. C’était assez facile : personne n’était d’humeur loquace.

En temps normal, Ben serait venu les tanner sur leur état en leur rappelant de ne pas picoler quand ils avaient travail le lendemain parce que ça manquait cruellement de professionnalisme, etc. Facile à dire pour lui : il évitait l’alcool comme la peste… avait-il seulement eu la gueule de bois une fois dans sa vie ? Sans doute que non, sinon il ne leur ferait pas autant la morale.

De toute façon, Ben s’était fait virer pour une raison obscure et s’était même tiré la semaine précédente sans prévenir personne. En vrai, il avait sans doute prévenu ses amis proches puisque Sammy n’avait pas eu l’air surpris de son absence. Au grand désespoir d’Agnès (et de Jude si jamais elle venait à l’apprendre), même Chloé semblait au courant de son départ. Agnès connaissait Ben depuis quinze ans, il aurait quand même pu lui en parler, zut ! Elle se rassurait tant bien que mal en se disant que Julie le connaissait depuis plus longtemps encore et ne faisait pas non plus partie du petit cercle des élus.

« Oh ! Agnès, tu scies ou tu rêves ? »

La grosse voix de Bob la ramena à la réalité en accroissant la barre qui lui comprimait le front. Ils avaient une table à monter, et l’apprentie menuisière avait été assez idiote pour se porter volontaire. Mais contrairement à Ben et Jo qui avaient un minimum de savoir-vivre, le futur retraité se moquait bien qu’elle ait le cerveau en confettis puisque lui n’était pas allé au bal cette fois-ci.

Agnès grommela quelque chose en s’efforçant de se concentrer sur le plateau, à découper selon une courbe un peu étrange qui devait évoquer une feuille d’olivier. Elle les retenait, le Ben et la Chloé, avec leur concept à la con ! Sous la houlette sévère et impatiente de son tuteur, elle suivit les courbes dessinées au marqueur noir, coupe par coupe, en se demandant quand elle allait pouvoir poser la scie pour prendre un bon café fumant.

Du coin de l’œil, la jeune femme voyait les autres aller et venir au ralenti, les casques antibruit sur les oreilles, beaucoup moins actifs alors qu’ils étaient sans doute dans le même état — moins pire pour Julie et Joël —.

« Agnès, concentre-toi un peu ! C’est du beau bois, viens pas nous le défigurer en regardant ailleurs !

— Oh, ça va, je coupe pas, là ! »

Bob haussa le ton et Agnès rendit les armes. Tout ce qu’elle voulait à présent, c’était terminer sa journée et s’effondrer dans son lit en songeant à Morphée.

Après deux heures de ce régime alternant découpes et râleries, Bob déclara une pause, plus pour calmer ses nerfs que pour reposer son élève, et Agnès courut au bureau se servir tasse sur tasse du breuvage haut de gamme que le vicomte achetait depuis la visite de la baronne. Quand elle retrouva son poste à l’atelier, Chloé inspectait sa découpe avec Bob.

La seule fraîcheur de l’artiste s’approchait de celle d’une exhumation de cadavre décomposé. Pâle jusqu’à la grisaille, veines apparentes, cernes violacés sous les yeux, Chloé ressemblait à l’une de ces défuntes sur les tableaux de maîtres dans les manuels d’Histoire ; Agnès n’avait pas retenu les noms, mais les faciès émaciés des corps qu’on pleurait l’avaient hantée quelques nuits. L’artiste leva enfin les yeux vers elle — des iris presque jaunes, un peu comme les chats de gouttière qu’Agnès nourrissait par la lucarne du grenier — et lui adressa une grimace qui se voulait sans doute un sourire crevé.

« C’est pas mal pour une première fois sur un design aussi compliqué. Tu saurais affiner les bords sans les casser ? Il faudrait moins de deux centimètres ici » elle montra la future tige, « et juste un millimètre là » en désignant la pointe de la feuille. « Sinon on en aura pour des heures à sculpter et ça va déjà être tendu avec seulement Joël et moi.

— Agnès est trop novice pour un travail aussi délicat. Je m’en chargerai. »

Chloé assentit à la remarque de Bob sans cesser de contempler Agnès d’un air un peu absent — déjà parti, pourrait-on presque dire —. La combativité de la menuisière se réveilla malgré sa fatigue :

« Je peux quand même essayer ? J’apprendrais jamais si vous me laissez jamais faire les trucs difficiles. Ça fait un an que je suis là !

— Et si tu te rates, on doit tout recommencer ! » gronda Bob.

Il s’apprêtait à entrer dans une tirade agacée et bien raisonnable dont ils avaient le secret, les adultes des Bas-Endraux, mais Chloé eut un demi-sourire un peu flippant en retrouvant le présent :

« Pourquoi pas ? Si tu te rates, tu devras me proposer un moyen de transformer ça en détail volontaire. Tu t’en sens capable ? »

Agnès bomba le torse inconsciemment. Un défi ? L’artiste ne savait pas à qui elle avait affaire ! Elle allait lui montrer qu’elle était plus que la petite sœur chiante de Sammy et qu’elle avait aussi un peu de créativité.

« Ça marche !

— Mais t’es dingue Chloé ! Si elle saccage tout, comment on va rattraper ça ?

— Fais-lui un peu confiance. Et puis, rappelle-toi à qui tu parles. »

Chloé lâcha alors un sourire tout en dents crissant à Bob, coula un regard en soleil à Agnès, puis se détourna avec suffisance pour inspecter le travail de Sammy.

Agnès avait déjà vu ce regard. Ces dents d’ivoire immaculé. Cette démarche impériale à qui rien ne résistait ; pas plus tard que cette nuit, au pied du grand escalier. Subjuguée par le demi-masque lisse qui ne trahissait aucun visage, par le toucher doux et ferme de doigts habitués à diriger sans briser, par la peau de velours translucide, par les murmures rauques dans des langues qu’elle ne comprenait pas…

Et mince.

Chloé était Morphée.

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