5-Chapitre 1 (3/3)

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Joël.

La déception envahit Chloé en reconnaissant l’ébéniste dans la grisaille de l’aube. Ses larmes cessèrent doucement, au rythme de leurs pas sur l’herbe à présent vert mordoré dans l’aube. Un apaisement défaitiste prit le pas sur la tristesse. La nuit s’achevait et le masque-folie n’était pas venu. Nulle magie, ce soir. Nul espoir. Seulement des éclats de vie, épars. Des restes de son passé qui étaient revenus en furie.

Joël, Albert et Vanessa la rejoignirent plus vite que ses pensées alcoolisées ne le crurent, lui laissant tant d’occasions d’imaginer des rencontres plus espérées… et augmentant d’autant le regret de ne trouver qu’eux.

L’ébéniste dit quelque chose qu’elle ne comprit pas, mais elle sourit sans oser prononcer un mot de peur qu’il ne s’en aperçoive. Les trois importuns tinrent conciliabule à claire et haute voix — des mots qui ne feraient de sens que des heures plus tard, sans doute, dans le silence de son appartement où elle purgerait sa peine —. Puis Vanessa lui prit la main et tous trois l’entraînèrent vers un ailleurs qui ne lui était qu’indifférence. Ses pas suivirent ce trio incongru. Convaincue de vérités qu’elle ne parvenait pas à formuler. Presque soulagée de ne plus avoir à penser.

Chloé se laissa asseoir sur la banquette arrière d’une voiture qui lui était méconnue. Ses yeux suivirent la lumière sur la vitre, ombrée par les palmiers ou les platanes qui bordaient les avenues. Des mots, parfois, retrouvaient du sens :

« Mais pourquoi tu t’es mise dans cet état ? »

Albert conduisait et Chloé observait sa nuque blonde aux cheveux courts, presque drus, entre le siège et l’appuie-tête. Elle songea à des boucles qu’elle n’avait pas vues de longtemps. Quelques jours à peine. Puis l’artiste ferma les yeux sans tenter de comprendre ce qu’ils disaient encore.

Le goût dans sa bouche.

Elle n’eut qu’à peine le temps de les prévenir avant d’ouvrir la portière et vider, encore, le reste de ses entrailles. Une main se posa sur son front, caressa ses boucles. Trop douce. Trop molle. Presque trop tendre là où elle souhaitait une fougue qui n’était pas venue ce soir. Absente.

« Tu crois qu’on devrait prévenir Benoît ? »

Chloé cessa de songer, s’étonnant de ce prénom qui semblait surgir d’un lointain passé. Benoît, qui est-ce, déjà ? Des images floues flottèrent devant ses yeux, faites de bleus et de verts, de silences et d’huiles pleins de parfums d’olives et de sciure. Chloé sourit. Son odeur préférée. Elle songea aux sculptures qu’elle avait créées, à ce qu’elles auraient pu transmettre ; ce qu’elles n’avaient jamais été.

Puis l’image d’un naufrage lui revint en mémoire, surgie de nulle part : une nef écrasée sur une mer gelée. Pourquoi ? La colère de Benoît. Elle pourrait la sculpter.

Ou pas.

Peut-être… des milliers d’oliviers. Un souffle irrégulier. Au bord de la mort. Peut-être cette peur éphémère. Peut-être la crainte de le perdre.

Devant l’océan, Ben la regardait les yeux dans les yeux, découvrant enfin son visage. Celle qu’elle était sous la force simulée, sous les douleurs multiples, sous les craintes, sous les regrets, sous les terreurs d’échouer et les angoisses plus profondes encore de réussir. Sous les absences et les silences derrière chacune des phrases qu’elle prononçait.

Des vagues, encore, toujours, infatigables, dissemblables, éternelles. Des vagues aux couleurs plus invraisemblables que les rêves dont il peuplait ses désirs pour se donner encore une raison de poursuivre alors que tout le freinait ; toutes moins vibrantes que les peurs qui l’empêchaient de naviguer sur l’océan des impossibles.

La mer. Vague-femme.

Une nuit qui aurait pu finir dans le noir, dans le désespoir d’un futur déjà mort. Sur un rivage au sable humide et noir.

Une nuit qui était devenue aube oriflamme.

Depuis les roches usées par le temps et le vent, portant dans leurs irrégularités le poids de siècles, de millénaires, imprimant sur leurs couleurs presque dorées des vies réduites en poussières, Ben la contemplait. La devinait. Et, de temps à autre, croyait la comprendre.

Chloé.

Soudain, une image s’imposa à Chloé. Éphémère. Fugace. Tendre et délicate. Forte. Rugueuse. Une scène dont les senteurs de bois s’imprimèrent en elle, plus puissante que l’urgence qui la crispa soudain.

Ses doigts réclamèrent des outils pour se lancer dans cette œuvre qui lui semblait pourtant d’une simplicité presque désolante. Un ciel, une herbe. Des ailes-dentelles écrasées sur la terre. Brisées. Déchirées. Essoufflées par les épreuves qui lui interdisaient l’envol. Des ailes espoir perdues avant de naître. Déployées et détruites. Poussière. Des désirs envolés avant de chrysalider. Vains.

Chloé laissa échapper une larme entre ses cils serrés.

« Je dois sculpter. »

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