5-Chapitre 1 (2/3)

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Chloé contemplait les danseurs dans un vertige. Il n’était pas là. Le masque-arbre, le masque-nuit, le magicien qui sublimait sa folie. Absent. Elle l’avait cherché des heures durant, de salle en salle, parcourant les couloirs interdits et les prisons de chaque pièce sans s’inquiéter des corps enlacés qu’elle dérangeait. Guettant la forêt qui altérait son visage sur chaque face qu’elle croisait, la devinant dans chaque dos qu’elle contournait ; il n’était pas là.

À quoi bon ce bal ? À quoi bon danser, courir, rire, tournoyer, s’essouffler, boire, espérer, chercher, bondir, crier parfois ? À quoi bon s’asphyxier dans les bras de cet inconnu qui la serrait de trop près, dans les draps de ce lit qui écorchait sa peau de plaques rouges dont elle regretterait les couleurs au matin ? Pourquoi parler à cette femme dont elle ne reconnaîtrait jamais les traits et lui suggérer des adieux plus indélébiles que le parfum de la mer dans ses cheveux ? Comment expliquer ce besoin irrépressible de séduire ces mains sans visages, cette voix sans corps, ce regard sans nom qui passaient à sa portée alors qu’aucun d’eux ne la faisait vibrer ? Au nom de quoi engouffrer des litres d’alcools dont l’absorption trop preste ravageait son corps en accroissant la douleur des décombres qui pesaient sur son ventre ?

Chloé ferma les yeux en lâchant le verre, en saisit un nouveau, sourit de toutes ces fossettes à ce minois dévastateur disparu sous un masque aux traits éthérés. Ce bal avait-il seulement un thème ? Elle l’ignorait. Elle menotta ses bras autour du cou proche, effrita ses lèvres à celles qui se tendaient vers elle, trop enfoncées dans les eaux troubles de son océan pour en percevoir le goût, le toucher, l’odeur d’un être qui ne lui était rien. Les sens assourdis sous les eaux où elle se laissait enfoncer, l’artiste ratée s’entachait de cet être quand elle voulait d’un autre. Puis elle s’empara d’un verre qui passait, l’engloutit d’un coup, noyant un peu plus sa conscience dans les lagons de sa démence.

À quoi bon ? se souvint-elle, s’étonnant de la question dont elle avait déjà oublié la raison. Puis les mots chantèrent dans sa tête alors qu’elle se laissait happer par une main, par des hanches, par un tournis tournoyant jusqu’à l’étourdissement. À quoi bon ?

Il y eut des mots qui l’écorchèrent dans un rire aigu à en crever les cieux, pointus comme des branches tendues au-dessus d’un ciel qu’elle n’avait qu’entre aperçu. Le souvenir d’une aurore au goût de palissandre et de bonheur, d’un regard d’eau clair à en éteindre le soleil dans des abysses de noirceur.

À quoi bon ? s’acharnait-elle alors que ses doigts parcouraient des muscles qu’elle avait trop connus, trop étreints, trop haïs dans d’autres vies. Des peaux douces ou sèches aux couleurs aussi variées que les poussières dont se parait la terre. Chloé fermait les yeux en laissant son corps divaguer dans un entre-deux qui n’était pas son monde et qui l’avait pourtant toujours été. La fête, pensa-t-elle. Elle rejeta la tête en arrière pour se laisser cueillir d’un baiser.

Ah oui… elle voulait oublier.



Pour la première fois de sa vie, Ben écoutait les flots étendus sous ses yeux aveugles. La nuit recouvrait tout d’une chape d’obscurité qui lui donnait le vertige. Invisible, l’océan n’en était que plus inquiétant. Calme, pourtant, sans cesse agité de ces soubresauts que les vagues rejetaient sur un sable humide. Doux. Chaud. Un sable qu’il foulait pour la première fois de son existence. Un sable à l’odeur de pourriture qui s’effaçait devant celle de la mer ; le parfum de ses cheveux.

Débuter son voyage par l’océan semblait une évidence. Sans y penser, il avait tout naturellement choisi l’endroit qui le terrifiait le plus au monde, justement parce que c’était celui qui l’hypnotisait chaque fois qu’une vague apparaissait sur l’écran de sa vieille télé. L’endroit qui l’avait toujours intrigué, aussi, si éloigné de sa vie qu’il n’en comprendrait sans doute jamais l’essence. Même ce soir, dans l’odeur enveloppante de l’iode et le murmure tendre des vagues, il n’était pas certain d’en capter la toute-puissance. Et pourtant. Il voulait comprendre sur quels naufrages elle avait jeté les fondations de son cœur. Sa vie entière semblait contenue dans toutes les perceptions qu’il découvrait sur cette plage chaude, comme englobée dans l’énigme d’un rivage invisible. Était-ce ici qu’elle vivait ? Sur une plage identique et distincte de celle où il tentait de percer son mystère ?

La mer dansait, sans qu’il la voie pourtant ; à des centaines de kilomètres de lui, il la sentait : sombrer. Alors il tentait de comprendre où s’arrêtait la surface de l’eau, où commençait la vérité. À quel moment elle n’était que la mer, quand elle devenait l’océan. Quand elle restait sereine et magique ; quand elle basculait dans les abysses qui engloutissaient tout, jusqu’à elle-même. Mais rien, dans la nappe aux mille reflets en nuances de noir, ne lui soufflait la réponse. Quelques éclats d’étoiles trahissaient une nature brisée, entière, uniforme et difforme tout à la fois, tentaient de lui révéler le secret de cette eau.

Ce n’était rien, la mer, sans yeux pour la regarder, sans oreilles pour l’écouter, sans cœur pour l’aimer. Ce n’était qu’une étendue mobile criant son désespoir dans l’indifférence du soir. Une nappe irrégulière dont les plis détournaient le regard. Presque lisse dans le noir. Presque intacte. Dont les fonds pourtant étaient creusés d’abysses. Ravagés de cadavres lentement coulés : poissons, oiseaux, oursins… humains.

Ben songea aux poissons. À la voix qui les avait évoqués dans une fêlure presque aussi sourde que la marée. À la souffrance cachée sous ces descriptions passionnées. Au regard hanté de son Fantôme dont il croyait deviner la vie ; un fantôme qui la refusait.



La douleur s’apaisa lentement, laissant dans sa bouche le goût immonde de la bile rejetée. Chloé se redressa sans trop voir ce qui l’entourait, ne s’inquiétant qu’à peine de ce vomissement qu’elle aurait dû prévoir.

Comme avant. Comme dans le nord.

Combien d’heures avaient passées depuis le début du bal ? Assez pour que la noirceur de la nuit perde de ses couleurs. Chloé se redressa piteusement, tentant de se repérer sur les pelouses. Malgré les quelques fêtes passées au château durant la dernière année, et le rabotage auquel Benoît l’avait forcée — pourquoi pensait-elle à lui ? — le parc lui était trop peu familier. Elle avança doucement, un pied après l’autre, redécouvrant la difficulté d’un équilibre qu’elle avait pourtant appris tout enfant. Ses talons insoutenables lui cisaillaient les pieds ; elle finit par les ôter. Relevant les pans trop longs d’un pantalon dont elle ne se souvenait plus à quel aïeul il avait appartenu, l’artiste marcha sur l’herbe au gré de ses pensées. Pansées. Chloé rit sans raison, emportée dans des secousses contradictoires qui lui évoquèrent un corps s’affaissant sous ses yeux. Le souvenir d’un visage au bord de l’essoufflement, qu’elle avait tenté de garder conscient durant quelques secondes : le temps qu’il avait fallu à Joël pour les rejoindre.

C’est court, quelques secondes. Court comme la révolution d’un soleil ou comme l’écoulement d’une plage emprisonnée dans les vitres du temps. Et en même temps, c’est long. Au moins autant qu’une agonie. Chloé ferma les yeux en songeant à son ébéniste qui avait plié bagage quelques jours plus tôt, ne lui laissant pour tout au revoir qu’un regard en nuance d’adieux.

« Benoît… » murmura-t-elle, si enfoncée dans ses marées que sa voix lui parut évidente dans la douleur du soir. De la nuit. De la mi-nuitée qui s’acheminait déjà vers le soleil.

Puis ses yeux choisirent de rompre leur indifférence.

Cueillant deux larmes au bout de ses doigts, l’esprit envolé de Chloé les contempla. Longtemps. Ou bien quelques secondes encore, aussi courtes et interminables que les souffles qu’il avait tenté d’attraper alors qu’il s’écroulait dans ses bras, la respiration plus affolée que son cœur. Les poumons paralysés par la douleur. Benoît ne s’était écroulé que quelques jours plus tôt, juste avant de plier bagage, mais son absence semblait déjà si ancienne…

Le temps distendu sur les rives de son désarroi reprit son emprise, enfonçant ses griffes dans la chair tourmentée de son cerveau. Dit-on chair ? Clamant sa prise d’un sourire dément qui lui sciait les lèvres sous ses dents. Les images fracassées de souvenirs trop pleins d’émotions s’occultèrent sous la rougeur qui explosait dans sa bouche. Chloé inspira goulûment l’air brûlant de l’été. Un an depuis ce premier bal.

Mais le masque-univers n’était pas là. Celui qui aurait pu lui faire oublier… occulter l’absence si récente qui pesait toute une frégate dans les tréfonds de son océan renversé.

Puis il y eut ce cri qui lui rendit l’espoir dans la vie :

« Chloé ! »



Le ciel éclaircissait les bleus infinis. Plus sublimes encore qu’elle les avait contés, sans cesse répétés, sans cesse renouvelés. Plus bleus que le ciel sur les oliveraies. Plus de bleus que les lumières qui dansaient dans ses yeux s’il en croyait celle avec qui il avait imaginé faire sa vie, autrefois. Des bleus sur toutes les nuances de peaux et d’esprits. Des bleus qui donnaient foi en la magie. Et puis des ors, aussi.

La mer s’illuminait de tous les tons de Création. Des rouges, des roses, des verts, des mauves, des orangés incendies — un frisson le parcouru sur un souvenir à la foi radieux et crissant — des arcs-en-ciel à l’infini qui sautaient de vague en vague, de jours en nuits, d’espoirs en craintes, de vouloirs en dénis… Ben dévorait la magie de tous ses iris dont il avait toujours cru que les couleurs étaient ciel et terre, et qu’il devinait soudain mer. Ses yeux qu’elle aurait pu aimer… Hypnotisée par le moindre flot, même artificiel. Elle n’avait qu’à peine distingué dans ses yeux les couleurs qui la faisaient vibrer plus que la vie elle-même.

Il écarquilla les yeux en observant la mer se teinter des mille éclats de l’huile alors que l’orbe sacré prenait sa place dans le ciel éternel. Ainsi l’océan savait marier ses couleurs aux senteurs qui avaient bâti son existence ? Existait-il seulement une limite à cette étendue, si prompte à la colère et au découragement, si résistante à la tempête et à ses ouragans ? Pourrait-il jamais trancher sur la violence de ce faux silence ?

Le soleil incendia les flots de mille sangs, répandant sur la surface dérangée les restes de morts qu’on avait déjà enlevés. Inhumés. Noyés. Sauvés, peut-être ? Des litres d’écarlate flamboyant qui couvraient l’horizon d’achèvements. De fins anonymes. Inexistantes. De paroxysmes paradoxaux.

Ben retrouva sa respiration dans un bout de souffle en souffrance. Elle était là, sous ses yeux, étalée : plus révélée que jamais. Vivante. Drapée des morts que le soleil lui imposait.

Puis le chant des vagues nettoya le carnage, emportant avec elles chaque goutte incarnate : la mer retrouva le bleu de son éclat. Plus rien ne subsista des déchéances que le feu avait éparpillées sur elle. Pas même une plainte. La mer redevint plus bleue que le ciel, plus bleu que l’amour. Plus bleue que ses yeux mêmes : bleue comme un aller sans retour. Bleue comme un naufrage.

Aussi bleue qu’elle.

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