CHAPITRE I

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La salle de conférence avait été complètement réaménagée et décorée. Même le regard le plus affuté hésiterait à affirmer que c’était la même pièce. Les rideaux noirs des grandes fenêtres avaient été tirés et le local était illuminé de l’intérieur par quelques chandelles déposées sur les tables. Emmanuel Buteau, l’éditeur en chef du Poing Victorieux, avait fait monter un somptueux buffet qui longeait le mur vitré du local. L’odeur des plats se mélangeait en un parfum exquis et l’on s’en servait de généreuses assiettes. Les tables, normalement collées les unes aux autres au centre de la salle étaient plutôt séparées en un arc de cercles disposé face à l’entrée. Au milieu, légèrement avancé sur ses consœurs de bois, une table plus longue, ovale, avait été couverte d’une nappe aux couleurs phares du journal : le vert et or. C’était la table du célébré. Tous les employés avaient revêtu leurs plus beaux habits puisque cette soirée était l’occasion de fêter le point culminant d’une série de victoires. En cette période d’incertitude médiatique, leur journal rayonnait pour sa clairvoyance et sa rigueur imperturbable. Leurs articles bien fournis et leurs entrevues sérieuses leur avaient même valu de remporter le prix régional de journalisme ! Ce n’était certes pas le prix le plus glorieux de la profession, mais dans cette petite ville de banlieue, ce mérite équivalait à gagner le Pulitzer ! Toutes ces victoires auraient été impossibles sans les exploits de leur journaliste vedette. Il était la tête d’affiche glorieuse de leur quotidien et l’homme qui méritait presque tous les éloges : Pierre-Olivier Lavertue. Il se levait justement pour porter un toast.

Tous ses collègues levèrent leurs yeux et frappèrent de leurs mains passablement engourdies par l’alcool. Le vacarme qui découla du manque de coordination, ainsi que sa constatation, plongea l’assemblée tout entière dans une hilarité totale. Tous s’esclaffaient et tapaient avec frénésie leurs cuisses déjà rouges. Submergée de leurs joies puissantes, la vedette essayait d’échapper au fou rire que sa levée avait provoqué. Après quelques secondes d’euphorie, il réussit à se racler la gorge et gagna finalement le silence pour débuter son discours :

- Je n’aurais jamais pensé que la simple apparition de mon visage puisse créer un rire aussi grand ! Je ne suis pas certain de savoir comment le prendre… Ce n’est pas très gentil ! Mais non, mais non. Écoutez, je ne parlerais pas longtemps, parce que je ne sais pas pour vous, mais je passe une magnifique soirée! Et je voudrais m’y remettre aussi rapidement que possible.

Des regards pétillants accompagnés d’une vague d’applaudissement répondirent avec enthousiasme à sa dernière réplique.

- Pendant les dernières semaines, nous avons été choyés par les récompenses et l’attention des autres médias. Vous me connaissez, il me faudrait des heures pour composer et récitez un texte digne de louanger et de souligner tous vos talents. Mais… surtout, pour pondre quelque chose à la hauteur de toute la gratitude que je voudrais vous témoigner. Vous devrez vous contenter de ses quelques mots… Merci ! À tous ces yeux brillants et à tous ces fronts fiers devant moi, merci encore. Il me fait plaisir de lever ma coupe, à votre travail extraordinaire, à votre éthique inébranlable, à…

Tous ses amis lui sourirent à pleines dents et joignirent leurs verres au sien. L’instant grisant d’un succès éphémère. En un instant, la gorgée était prise. Tout se terminait.

Le succès, une fois son sommet atteint, pouvait maintenant enclencher son usuelle descente en enfer. Il en était toujours ainsi.

Pierre-Olivier voulait enchainer son discours, mais il s’en trouvait incapable… Son bras était bloqué, à demi plié, la coupe toujours levée. La sueur se mit à perler de son front. « Ça se produit encore… » Il souriait toujours, mais il n’avait plus aucun pouvoir sur sa mâchoire. Son corps obéissait à quelqu’un d’autre… Et le chroniqueur du Poing Victorieux savait précisément par qui. Par quoi.

Sa tête fixait le fond de la salle. Épuisé par la position, son bras se mit à trembler de lui-même et rependit du champagne partout sur la table. Les occupants près de lui rirent poliment sous la surprise et les éclaboussures… Lui souriait sans réaction. Après plusieurs secondes d’impassibilité, un léger murmure se rependit entre les tables. On hésitait à rester inactif… À quelques pas de lui, Laurence, sa plus proche collègue… enclencha sa manœuvre de sauvetage. Elle s’arrêta presque aussitôt.

D’un geste vif et précis, Pierre-Olivier déposa sa coupe vide. Un murmure de soulagement parcourut la pièce. Cette tranquillité durement acquise se transforma en panique… Son sourire avait fait place à une neutralité de glace. Son visage n’était maintenant qu’un masque inexpressif et partiellement cacher sous des cheveux mouillés. Il s’alluma dans ses prunelles une froide, mais puissante lueur. À donner des frissons.

- P-O ça va mon vieux ?

- Il nous fait une blague… c’est…

Ses sourcils se froncèrent et en une seconde, il coupa l’arc de cercles formé par les tables. Il était complètement déconnecté de son corps. Il avançait sans un souci pour ses collègues ou pour tout objet croisant son chemin. Sa table ainsi que les deux tables adjacentes furent projetées jusqu’au mur! Les verres et les assiettes éclaboussèrent les convives alors que les nappes et les chandelles tombèrent au sol… L’ambiance jusque-là réconfortante promulguée par les rideaux opaques et les longues chandelles devenait soudainement lugubre et obscure. La frayeur pétrifiait ses collègues.

- Qu’est-ce qu’il fabrique !?

- Hey mon gars ..?

- Apportez de l’eau quelqu’un!

Sans comprendre que les obstacles qui virevoltaient autour de lui étaient censés être là pour le bloquer, l’étrange continuait à avancer en ligne droite. Les occupants des tables se précipitèrent enfin jusqu’à lui, ils criaient ou répétaient son nom, tentaient de l’agripper par le bras ou les manches de sa chemise… mais tout ne faisait que glisser. Sans emprise. Son corps était un bateau imperturbable gardant son cap dans la tempête !

Les feux occasionnés par les chandelles tombés au sol furent rapidement maitrisés, mais ils attirèrent suffisamment l’attention de la majorité des convives pour qu’ils détournent leurs regards de Pierre-Olivier.

- Où est-il ?

- Que quelqu’un allume les lumières s’il vous plait!

Le navire put donc atteindre sans interruption son port d’amarrage : le portemanteau. Il arrachait chacun des cintres croisant son regard et jetait sacoches ou effets personnels par terre ou autour! Les foulards et les mitaines de toutes les couleurs se mélangèrent aux plats de lasagne et de couscous… Il parcourut ainsi la moitié des supports avant d’atteindre son propre manteau. Ses mains l’ouvrirent et atteignirent son sac bandoulière pour en sortir un livre. Sa couverture était noire et aucune inscription n’offrait de titre ou d’informations sur son auteur.

Avant même que l’attention générale ne soit à nouveau centrée sur lui, il se détourna du portemanteau et, le livre collé contre son cœur, il reporta son regard sur les différents plats composant le buffet. Sa tête était immobile, mais ses pupilles sautaient d’une assiette à l’autre… des assiettes à certains ustensiles… de l’une des fourchettes à l’un des couteaux… On ralluma finalement les lumières. Tous les regards se tournèrent à nouveau vers lui.

- Il est complètement fou!

- Que quelqu’un fasse…

- Aidez-le !

De sa main libre, du moins celle que l’entité avait laissée vide de toute autre chose qu’elle-même, il saisit le couteau avec lequel on servait le jambon caramélisé. Encore frigide, ce sont des yeux amorphes et un sourire terne qu’il offrit à la foule en se retournant. Pierre-Olivier se voyait extérieur à son propre corps, la vue d’une main lointaine qui agrippait soigneusement la poignée du couteau. Elle ne tremblait plus. L’esprit dans les airs ne pouvait qu’impuissant regarder la scène sans pouvoir intervenir. Il criait, mais les sons ne faisaient écho qu’à l’intérieur de son esprit… il était incapable de quitter complètement ce monde. La pointe de l’arme tremblait à quelques millimètres de son propre cou.

« C’est ainsi que je suis censé mourir ? Impuissant au-dessus des yeux qui étaient naguère les miens..? Est-ce une mort digne de ce nom? Digne de mon nom… Pour le peu de valeur que ce nom signifie encore. » Au premier contact avec sa peau, du moins celui qu’il imaginait avoir eu lieu en se fiait aux regards horrifiés de la foule, tout s’arrêta! Le fou sentit réinvestir son corps en l’espace de quelques secondes. Un mince filament froid coulait le long de sa carotide… Il pouvait le sentir.

Laurence qui suivait les moindres gestes exécutés par son précieux collègue se précipita à sa rescousse. Son doux cœur se tordit dans sa poitrine… Elle l’attrapa dans sa chute. Les gens reculèrent pour lui permettre de l’allonger. Il était inconscient, mais respirait calmement. La blessure ne saignait pas vraiment. La panique redescendit. La lumière du plafond avait été allumée et un attroupement se forma autour de lui. On aspergeait d’eau plusieurs linges pour en faire des compresses froides. Toutes les mains maladroites se battaient pour en déposer ne serait-ce qu’une sur son front moite. La normalité semblait atteinte que d’un coup, Pierre-Olivier se redressa!

Ses yeux s’écarquillèrent sous l’effroi, sa bouche se crispa et en un bond, il fut sur ses pieds! Les mots balbutiés par ses collègues tentaient encore de s’articuler en questions que celui-ci fonçait vers les toilettes. Après presque deux minutes, aucun son ne provenait de l’autre côté de la porte close. Du leur, un silence analogue témoignait de l’incompréhension générale. Lui était assis en silence sur la cuvette. Il devait faire de l’ordre dans sa tête. Il devait freiner toute cette folie !

« Ça se produit encore. Je ne peux plus le nier. » Comparativement à ses collègues, il savait ce qui se passait. C’était le livre… Il le tenait d’ailleurs encore contre son torse. Cette réalisation le lui fit lancer brusquement au sol. Dès le début, il aurait dû se méfier d’un objet à l’apparence aussi inoffensive. Trop souvent, les livres sont considérés comme inoffensifs… c’est là un préjugé stupide. Il le comprenait à l’instant. Aucune autre raison, logique ou réaliste, ne pouvait expliquer les dernières semaines de sa vie. Rien de tout ceci ne s’expliquait avec sens… « …Encore moins le fiasco de ce soir. Rien de pragmatique ne peut expliquer ce qui m’arrive. Ils me voient comme un fou, un suicidaire, un… »

C’est la colère qui prit alors possession de son corps, mais cette fois-ci il accueillit la perte de contrôle sans arrières pensés. Ce que le livre lui ferait en retour ne lui importait plus. L’écume lui monta aux lèvres et, se jetant sur le livre par terre à ses côtés, il en déchira des pages entières. Il sortit le stylo qu’il avait toujours dans la poche intérieure de son veston et raya avec fureur des pages complètes. Le feutre tachait de son sang bleu des pages et des pages de textes. Sur les dernières pages, ne trouvant aucun autre moyen pour étancher sa soif de violence, il griffonnait des ronds, devenant des tourbillons par leurs répétitions frénétiques. La bile du stylo transperçait sans effort les pages minces ! Encore et encore… Les mots suintaient jusqu’à couler hors du livre.

Une fois sa rage épuisée, une fois le livre réduit en une bouillie informe de feuilles et d’encre, il laissa tomber sa carcasse au sol. Il se leva brusquement de la cuvette et s’aspergea le visage avec l’eau du lavabo. « Réfléchis P-O… Réfléchis! Vite. » Il remarqua le petit point rouge déjà séché sur son cou.

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