CHAPITRE II

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Près de huit mois auparavant, Pierre-Olivier Lavertue était un journaliste au talent notable, mais peu prometteur. Ses articles, principalement au sujet de faits divers ou des textes d’opinion, n’attiraient pas particulièrement l’intérêt des lecteurs et la suite de sa carrière s’annonçait de faibles envergures. Lui ne s’en souciait guère. Son esprit était occupé à rêver d’un futur meilleur. D’un futur où les louanges lui seraient servies sur un plateau d’argent… La réalité le rattrapa finalement lors d’une rencontre avec son éditeur en chef une journée chaude d’été. Monsieur Buteau lui apprenait que le journal devrait effectuer des coupures parmi ses chroniqueurs et que malheureusement, s’il n’améliorait pas la qualité de son travail, son assiduité dans ses remises et qu’il ne réduisait pas ses absences récurrentes, il ferait partie des employés qui se verraient licencié. Cette « rencontre » était une courtoisie de sa part à l’égard de leur vieille relation, mais une fois les coupures inévitables, ce lien ne pèserait que bien peu dans la balance. Il était averti.

De retour chez lui quelques minutes plus tard, il avait ensuite passée le restant de la journée, puis entamer la soirée, à boire et à fumer sans arrêt… Arrivez aux heures les plus ténébreuses de la nuit, il se voyait comme l’être pitoyable qu’il se devait d’être révélé à lui-même. Sa véritable apparence fit monter une bile acre et chaude jusqu’à ses lèvres. Il se dégoutait. Il n’était pas l’être talentueux qu’il se vantait secrètement d’être… Il n’était pas cette étoile incomprise dont l’éclat était obscurci par la stupidité grasse de ces congénères… Son nom ne serait jamais synonyme de gloire et d’admiration. Non. Il était lâche et pourtant cupide de ces quelques actions. Il était sot alors qu’il se disait cultiver. Il était amer d’une vie qu’il pensait jusque-là florissante. D’autant plus haute était la chute que c’était une vie qu’il se félicitait haut et fort de dirigé d’une main de maitre.

Tout à coup : on sonna à la porte. Tirée de son triste examen de conscience, l’arrivée impromptue le stupéfia. Il se traina jusqu’à la porte d’entrée. Sa courte traversée du salon lui avait permis de raisonner au mieux de ses capacités actuelles. Il avait bu deux bouteilles de vin rouge et une bière depuis son retour, mais il put juger l’intrusion comme ne pouvant être qu’autre chose qu’un canular. « Encore ces idiots ! Ils sonnent à toutes les portes encore ! Oh ça non… Pas cette nuit ! » Il ouvrit la porte à la volée ! Avait-il réellement entendu sonner ces supposés voyous ?

Devant sa porte, le livre attendait. Patiemment.

Aux premières secondes l’apparition lui parut comme une bénédiction du ciel. Une idée saugrenue le saisit aussitôt : c’était un artéfact envoyé pour lui. Un objet mythique et mystique qui venait a sa rescousse ! Pourtant à cet instant, et c’est ce qu’il resterait jusqu’à la toute fin de ce récit, ce n’était qu’un livre. Un objet sans vie… Une montagne de papier.

La couverture et la quatrième de couverture étant complètement noirs, le livre se révélait presque imperceptible dans l’obscurité. Cependant nul doute qu’il était là ! Ce rectangle silencieux, dont l’air autour vibrait aussi fort que le chaos, le fixait. Les deux se fixaient. Rivé dans le cadre de porte, éclairé par sa propre ignorance, le journaliste ne pouvait détacher son regard de la chose. Comme Prométhée devant le feu sacré, il avait l’impression d’être investi d’une tâche glorieuse, mais terrifiante. L’envie de l’acquérir possédait déjà son cœur. Son esprit devrait dès l’or continuer seul la lutte… Et force d’admettre que la majorité des luttes qu’il avait dû livrer sans l’effort joint de son corps s’étaient presque invariablement soldées par des échecs… Le dénouement sera-t-il le même en ce soir de juillet ?

Au détriment des sueurs froides coulant sur ses épaules et des bouffées de chaleur enflammant ses tempes, il se savait obligé de continuer à guerroyer. Qu’est-il préférable ? L’éphémère prospérité personnelle ou la pérennité du corps et de l’esprit ? Évidemment, il ne se posait pas les questions en ses termes puisqu’il ignorait encore les répercussions désastreuses qu’auraient ces minutes perdues, mais c’était pourtant le choix peu éclairé auquel il réfléchissait. Le four affichait 3:43 du matin… Il fixait le livre depuis trente minutes. Ils se sautèrent dans les bras l’un de l’autre.

La chose ressemblait plutôt à un cahier au format de poche qu’à un livre. On y retrouvait un peu moins de cent pages écrites à la main, alors que le reste, l’ensemble du volume devaient contenir pas loin de trois-cents pages, lui était encore vierge. À l’image d’un cahier d’école que l’on n’aurait pas eu le temps de remplir avant l’été, la majorité des pages appelaient toujours à être complété… Étrangement, Pierre-Olivier se méfiait de cette invitation. Ces pages, elles n’étaient pas numérotées, il avait repris le compte trois fois pour être certain, atteignait le dénombrement de quatre-vingt-six et était indiscutablement rédigé par différentes plumes. Les styles que prenait chacune des « histoires », faute d’un meilleur terme, n’avaient aucun lien entre elles. Même que plusieurs ne prenaient même pas la forme d’un récit a proprement dit.

La première « section » était un journal intime, mais la suivante ne semblait qu’une accumulation pêlemêle de réflexions et de listes de tâches. La cinquième semblait écrite par une adolescente en crise, alors que la troisième faisait à plusieurs moments une référence à son sexe masculin et à son âge nettement plus avancé. Le quatrième récit se terminait par la mort violente de sa protagoniste et cependant le septième se concluait par le dénouement heureux du sien. Dans plusieurs des histoires, il était question du livre, alors que dans certaines il n’y était même pas mentionné. Dans certains cas, les textes ne s’enchevêtraient même pas en une histoire ou un texte continue. Pierre-Olivier passa la nuit à les relire les huit. Encore et encore… « Pourquoi est-ce qu’il y aurait un secret ? Ce n’est qu’un cahier oublié à maintes reprises… Excepté son apparition à ma porte, son existence, bien qu’étrange, n’en reste pas moins désuète… Je devrais aller me coucher… »

Le soleil commençait à se lever, alors qu’il distinguait enfin un détail qu’un esprit à jeun aurait remarqué plus tôt… Parmi chacun des récits, l’écriture d’un neuvième auteur apparaissait limpidement. Graduellement, pour chacune des histoires, une autre calligraphie, elle semblait être là même aux travers chacune des histoires, commentait ou plutôt modifiait les récits… Comme l’aurait fait un correcteur ou un professeur. Un autre écrivain, P-O le nomma Neuvième sur un coup de tête, ponctuait chacun des huit autres récits de ces mots à lui. Certaine phrase, visiblement débuté par l’auteur initial était ensuite, en plein milieu de leur rédaction, remplacer et terminé par Neuvième. D’autant plus étrange, ou peut-être frustrant pour quiconque aurait rédigé les récits initiaux, étaient que plus les histoires évoluaient et plus la présence de ce nouvel auteur était prononcée. À un tel point que pour six des huit histoires, leurs fins étaient exclusivement écrites par cette main-là.

« Pourquoi ne pas avoir simplement arraché les pages des anciens auteurs, ou les avoir ignorés, pour ensuite continuer à utiliser le livre ? Pourquoi perdre son temps à modifier et conclure les écrits des précédents propriétaires ? Il se devait de critiquer ces gens qu’il considérait comme ses pairs ? Des pairs qu’ils n’auraient jamais vus et qu’il ne rencontrerait jamais… À moins que ce ne soit le but recherché par l’œuvre ? Ce pourrait-il que ce soit huit créateurs, chaperonnés par un neuvième, qui aurait créé une œuvre commune ? Ça expliquerait pourquoi aucun des mots, ni aucune lettre rédigée majoritairement au stylo n’étaient rayés ou griffonnés. Les phrases étaient simplement modifiées. Des mots en remplaçaient d’autres, sans laisser de traces des précédentes. À même la ligne. À l’image d’une dictée trouée, les auteurs des récits originaux auraient donc volontairement placé multiples espaces vident au sein de leurs phrases pour que ceux-ci soient ultérieurement complétés par la main de Neuvième. Peut-être. Ça me parait un projet littéraire excessivement compliqué… Mais bon. L’art peut prendre tant de formes, qui suis-je pour critiquer la véracité et la qualité d’une de celles-ci ? Mais, que dois-je en faire ? Suis-je censé me joindre ? À quoi bon ? Neuvième était déjà passée pour apposer son indélébile et décisive marque… »

Un bruit strident provenant de la chambre le tira hors de ses rêveries sur l’art et sur la place qu’il voulait laissée en celle-ci. Le réveille-matin ! Le son le ramena à la réalité.

C’était un jeudi comme un autre et il devait présenter un article dans moins d’une heure. Il n’avait rien écrit. Et s’il pouvait bien tirer une seule leçon positive de cette nuit étrange, c’était la révélation qu’il tenait plus qu’il ne croyait à son emploi. Il ouvrit le livre jusqu’à la première page vierge et rédigea distraitement une dizaine de lignes. Rien pour assurer son avenir au journal, mais ça suffirait à calmer son rédacteur. Ces bonnes dispositions professionnelles devraient attendre encore quelques jours… Il rangea le livre dans son sac de travail, récupèrera du linge dans sa chambre et sauta de suite dans la douche. Il se lava distraitement… Rien n’y faisait… Il se sentait sale et ce n’était pas seulement à cause de la soulerie et de l’insomnie de la nuit passée. La migraine pulsait à la base de sa nuque et ses paupières dorlotées par l’eau chaude se fermaient d’elles-mêmes. C’était autre chose qui engourdissait tous ses membres et embrouillait ses pensées. Le livre apparut pour la millième fois à son esprit…

Dès son arrivée au journal, il tenta de se faufiler subtilement jusqu’à son cubicule. Malheureusement, une fois les portes de vitre franchie, son rédacteur ouvrit celle de son bureau en grommelant ce qui semblait être des insultes. Sur ces prémisses peu encourageantes, il fit pénétrer Pierre-Olivier.

L’entretien fut court. Plus court que l’avait prévu Pierre-Olivier… À la demande de l’article fatidique, il plongea instinctivement la main dans son sac et y récupéra le livre. Il montra sans empressement l’embryon de texte qu’il avait griffonné le matin même… La grâce céleste ! Il l’avait effleuré la veille : l’article était là ! Trois pages pleines. Composée d’une main calme et assurée. Pour lui. Par lui… Par lui ?

« Suis-je l’auteur de cette.. ? Comment tout ceci peut-il être possible ? » L’article était écrit dans les règles de l’art, c’en était même un excellent. D’une qualité supérieure à certains qu’il se soit auparavant longuement appliqué à rédiger. Le lyrisme du reporteur, c’était lui, même s’il l’oubliait… n’éclipsait jamais le propos, les références étaient bonnes, les faits véridiques et les citations plus exactes que sa mémoire n’auraient pu espérer se les rappeler. « Ai-je rédigé un article que je sois incapable de me souvenir correctement ? » Depuis plusieurs précieuses secondes, c’était un regard suspendu entre l’ahurissement et l’horreur qu’il offrait à son patron. Celui-ci ne remarqua rien et enclencha son sonore déplacement jusqu’à la chaise de son bureau. Il grogna en s’asseyant. Sans lever les yeux, il déclara :

- Quoi ? Tu penses que je vais le taper pour toi ?

- Mais…

- Mais… ? Allez ! Tu as 10minutes… Aucune faute de frappe. J’ai pas le temps de repasser dessus… Allez ! 9 minutes…

Maitre de lui-même, il réussit adroitement à présenter une démarche assurée jusqu’à son bureau. Il s’y assit et se tourna jusqu’à fixer son regard à l’écran éteint de l’ordinateur. À l’abri, il s’abandonnait finalement aux vagues de frissons qui le secouaient depuis plusieurs minutes… Elles glissaient d’un seul élan, partant de son coeur jusqu’à bombarder gloutonnement chacune des extrémités de son être… C’étaient des vagues immensément plus froides qu’anticipées. Des vagues incontrôlables dans lesquelles son esprit fonçait à vive allure !

« Ce n’est pas normal ! Qu’est-ce qui s’est passée ? …rien de tout ceci n’a de sens. Comment Neuvième peut avoir écrit dans… comment… Et les autres récits ? Fiction… Réalité ? Par qui ? Très peu des réflexions de la veille, si minces et peu lumineuses fussent-elles, ne font de sens aujourd’hui. Ou alors… C’est peut-être moi qui ai écrit cet article ? Au complet ? L’alcool me fait oublier plus que je n’ose me l’avouer ? Comme cette explication serait douce et réconfortante… Non. Au contraire, je viens d’amorcer ma descente vers la folie. Ceci est un autre univers, totalement dénué de logique et où aucun des mots inventés par les êtres humains n’a de sens. Ils étaient jusqu’à maintenant ma seule arme dans le monde… et ils se révélaient mésadaptés… mal associé au réel. De toutes les erreurs que l’être humain ai pu faire jusqu’à présent, ça constatation actuelle m’apparait la chose la plus abjecte que j’ai pu vivre. Je divague. »

Pour une deuxième fois en deux jours, il se retrouva à son appartement avec peu de souvenirs de ses déplacements. Il avait retranscrit l’article à l’ordinateur, il était maintenant certain de ne jamais l’avoir rédigé, mis à part quelques passages mal rédigés éparpillés ici et là. Il l’avait envoyé à son rédacteur puis avait quitté sans adresser un mot à personne. De retour sur son divan, l’inquiétude face à l’état de son esprit fût accablante. Incapable de résister à ce flot incessant de questions, il se traina jusqu’à son lit. Il n’était pas plus tard que midi, mais il voulut s’abandonner au sommeil bien qu’il le crût honnêtement impossible. « Des heures dont les contours m’apparaissent avoir été façonnés par des rêves… Que m’arrivera-t-il lorsqu’aucun de mes mots ne remplira ces pages ? Qu’arrivera-t-il lorsque tout ceci m’échappera et que ces phrases deviendront des armes dressées pour me blesser ? Je n’ai jamais cru au destin et voilà que j’aperçois celui-ci tracé pour moi… » Il s’endormit en quelques minutes.

Le lendemain, aucune trace de ses préoccupations dans son esprit ! Aucune des questions ne l’assaillit et il ne pensa pas au livre une seule fois de la journée. Cependant, dès le jour suivant, il y replongea sans une seule arrière-pensée. Sans réfléchir. Il avait ensuite vécu en harmonie avec le livre, écrivant ensemble une multitude d’articles et poussant leur audace jusqu’à tenter fictions et poèmes. Ils avaient atteint, et en peu de temps, le sommet de leur art.

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