Chapitre 4

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  • Installez-vous.

Je m'assieds après avoir déposé au sol le siège coque des enfers. Elïo est assoupi. Une belle table en bois ancien me sépare du Docteur Ravi, qui s'installe à son tour et s’affaire sur son ordinateur, j'imagine pour se mettre sur le dossier informatique de Elïo.

  • C’est pour la visite des six mois c’est bien ça ?
  • Oui tout à fait, les six mois pour Elïo et les trois-cent quarante-huitièmes mois en ce qui me concerne.

La répartie du docteur ne trouve à redire à mon humour borderline et je maudis mes capacités de calcul mental. Peut-être n’en n’a-t-elle pas saisi toute la subtilité et quitte à être ridicule jusqu’au bout je poursuis :

  • J’ai vingt-neuf ans.

Elle comprend, elle rigole avec douceur et je crois que c’est sincère. Je me détends le rachis qui est contracté comme un seul os et m’adosse au fond de la chaise.

  • Excusez-moi, la journée a été longue, mais peut-être l’ai-je déjà dit.
  • Il n’y a pas de problème mais je ne reçois de toute façon pas en consultation les plus de cent quatre-vingt douze mois.

J’interroge son expression. Je vois. Non seulement elle compte vite elle aussi, mais elle a de l’humour pour mon plus grand bonheur, et je devine étant donné sa spécialité en pédiatrie qu’il s’agit du nombre de mois limite pour le suivi des enfants.

Je suis un peu plus détendue, mais je reste dubitatif quant à ma capacité à répondre de manière adaptée face à l’interrogatoire poussé auquel je vais être confronté. J’ai révisé pourtant. Julie m’a aidé et a tenté de me rassurer, mais malgré tout je reste tendu comme un collégien face à son brevet. Je me perds dans mes sottes pensées, j’espère qu’elle ne va pas me mettre un détecteur de mensonge car avec la sueur, les tremblements et la tachycardie qui m'accompagnent je suis certain de faire résonner la sentence réservée aux fallacieux.

  • C’est la première fois que l’on se rencontre il me semble.
  • Oui, pour les premiers mois c’est ma compagne qui a accompagné Elïo.
  • Entendu. Je me présente je suis le Docteur Ravi Sophie.
  • Enchanté. M. Sol Julien.
  • Comment va Elïo ? enchaîna-t-elle pour entrer dans le vif du sujet.

Ma colonne sursaute et je me raidis à nouveau. C’est parti, la machine à question est lancée. Réponds avec simplicité.

  • Il va bien. Il va bien. Il va bien, répété-je en cherchant quelque chose d’autre à dire de plus sophistiqué, mais rien ne vient.

Elle cautionne de la tête et tape sur son clavier. Le peu d’éloquence que je produis semble la satisfaire. Entendre qu’un bébé va bien ne peut que satisfaire. J'espère néanmoins qu’elle n’a pas écrit trois fois la même chose sur son écran, ou pire, une note dans un coin du dossier précisant l’état mental de son père perturbé.

  • Il va bien … tenté-je à nouveau… il va bien mais il ne fait pas encore ses nuits.

C’est bien, continue comme ça, enchaîne avec un crochet du droit ! Je ris de mes propres pensées en imaginant l’action littérale et le titre des journaux des jours à venir.

  • La diversification par contre se passe très bien.
  • Super. Nous en avions longuement discuté avec votre compagne. Avez-vous d’autres interrogations à ce sujet ?

Le galop de mon naturel revient malgré moi et à une vitesse que je peine à maîtriser. Je suis sur le point de lui demander quand est-ce qu’il pourra manger une côte de veau avant de me raviser de bon sens.

  • Je vous remercie, je crois que c’est assez clair pour nous.
  • Lui donnez-vous toujours quotidiennement de la vitamine D ?
  • Oui sans faute.
  • Très bien.

Elle note. Je regarde à ma gauche. À quelques pas se trouve un îlot central en bois, avec des tiroirs, qui doit servir de support d’examen à en juger le matelas pour nourrisson posé dessus. Autour, un plan de travail avec du matériel médical encadre l’îlot.

  • Côté développement, tient-il assis en s’aidant de ses mains ? Attrape-t-il grossièrement les objets tendus ?
  • Oui parfaitement, répondis-je avec fierté.

L’interrogatoire se passe mieux que ne l'aurais cru et, pris dans un élan de réussite, j’ose même une anticipation des questions :

  • Il essaye même de se tenir debout en s’accrochant à ce qu’il peut.
  • Ah oui ?

Malheur. Ai-je dit une sottise pour que le docteur me fasse répéter ? Après une seconde d’hésitation, je décide de ne pas me dégonfler et réponds :

  • Et bien oui … il arrive même qu’il s'accroche à mon genou.

Cette fois-ci pas de réponse, mais une expression d’étonnement s’affiche sur le visage de la pédiatre. Elle écrit sur son logiciel médical.

  • C’est assez précoce comme acquisition, finit-elle pas me dire avant de poursuivre : réagit-il aux bruits et sursaute-il ?
  • Oui ça lui arrive.

Elïo en contrebas gémit. Il approuve mes réponses. Merci mon fils.

  • Excellent. Nous allons passer à l’examen. Pouvez-vous le mettre en body sur la table d’examen ?

Je m’exécute. Je libère de ces chaînes le petit monstre calme qui s’éveille sans broncher. Ses doigts crochus attrapent ma chemise et ses crocs au rabais tentent une succion de mon nez. La générosité salivaire des nourrissons n’a aucune limite. Je me demande si, avec le réchauffement climatique et la sécheresse des sols, la solution miracle ne serait pas de faire des enfants baveurs en masse.

J'installe Elïo sur le coussin pédiatrique qui repose sur l’îlot central. Il n’est pas facile de déshabiller un nourrisson, mais je commence à avoir l’habitude. Au début, on a peur de tordre leurs os si petits et pourtant on se rend compte sans tarder que leur souplesse est légendaire. Si j’entretiens cet attrait, peut-être pourrons-nous en faire un gymnaste ou un acrobate de renom. Elïo Sol, l’anguille de camargue expert en acrobatie, se matérialise dans mon esprit.

Mon enfant est maintenant dénudé. Il me fixe de ses yeux ronds qui n'ont pour principal fonction que son éveil au monde extérieur. Et pourtant, tout ce qu’il explore actuellement n’est autre que son pauvre père aux rêves sots. Je lui rends sa toise et nous voilà confrontés dans un duel sans merci. Qui craquera le premier ? La réponse vient sans tarder puisqu’il m’offre un adorable sourire de poupon. Je craque. C’est toi qui as gagné. Comme toujours. Dans mon optimisme crédule, je caresse l’espoir qu’il garde ce réflexe jovial irrésistible pendant son ascension vers la vie adulte et ce malgré le flot d'hormones qu’il aura à traverser.

Perdu dans mes pensées, je ne remarque pas que le temps s’écoule et que le docteur Ravi serait ravie de mettre à contribution ses nombreuses années d’études plutôt qu’admirer un papa gaga de son enfant.

Je lui cède ma place et la voici qui commence à l’examiner sous toutes ses coutures. C’est le moment. C’est maintenant. Le moment où la pédiatre vérifie que tout est en ordre et que notre petit se développe bien. Je croise les doigts. Mes aisselles me narguent à nouveau.

Elïo, lui, est détendu et se laisse faire. Il est de bonne constitution, mais tout de même, je suis vexé de voir qu’il réserve le même étirement de lèvres au docteur. Ce n’est pas la première fois qu’ils se côtoient après tout. Il se tente même à une vocalise fugace mais plutôt cordiale, comme s' il donnait son accord pour la poursuite de son examen.

Le docteur Ravi poursuit, s’arme d’un appareil qui ressemble à un simple manche en plastique et qui, je crois, s’introduit d’ordinaire dans les oreilles. Elle enclenche l'interrupteur de l’outil qui se met à émettre de la lumière. Au lieu de regarder les tympans d’Elïo, elle projette la lumière sur sa figure et l’oriente une fois à droite, une fois à gauche.

  • Avait-il ses yeux dès la naissance ?

Nouvelle question qui me désarçonne. Est-ce une question piège ? Je ne sais pas, mais vu l'ambiance du début de consultation j’ai très envie de poursuivre sur le même ton. Une réponse de ce style aurait pu m’échapper : “non, à vrai dire, j’ai remplacé ses prunelles par des yeux lasers bioniques. On sait jamais, en cas d'attaque extraterrestre...”.

  • Oui, dès les premières secondes où il a osé ouvrir ses paupières. Cela nous a surpris nous aussi, tout comme le corps médical je crois.

Elle répond d’un hochement de tête.

  • Est-ce grave ?
  • Absolument pas. La cornée est transparente, les reflets symétriques, il fixe et suit bien du regard, mais c’est la première fois que je vois une pareille couleur d’iris. Je n’avais pas encore posé la question à votre compagne.
  • C’est vrai que ce n’est pas commun.

Le docteur poursuit son examen minutieux. Elle lui enlève la couche pour le peser et je pris les cieux qu’il n’y ait pas d’incident urinaire. Ouf, pas d'évènement malencontreux. Elle le mesure avec mon aide et vérifie son périmètre crânien.

Le verdict ne va pas tarder. Ma cravate me sert la gorge de plus en plus. Mes orteils douloureux s’écrasent un peu plus sur eux-même. Elle le replace sur la table d’examen et l’évalue une dernière fois.

Je regarde le plafond. Faites qu'il se développe bien. Quoi qu’elle me dise je l'aimerai toujours autant, mais j'imagine toujours le pire. Je suis comme ça depuis tout petit. Dans les étoiles, perdu et perturbé par toutes les idées farfelues qui me traversent. Et si je suis différent, on m’a toujours dit que j’étais sympa, mignon, attachant ou …

  • Tu sais que tu es mignon toi.

J’ai toujours la nuque fléchie en arrière et, noyé dans mes vagues idées, j’entends cette phrase et je réponds : « Oui je sais. »

J’incline la tête. La pédiatre me regarde. Je la regarde. Je comprends mon erreur. Elle voit ma gêne.

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