Pseudo :Lawrence Trupper Mondial Crazy   Titre :Nous, les gosses

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Après ça, il a bien fallu voter.

C’est Mathéo qui a été élu. Il fera un bon chef. Je l’aime bien. Il n’est pas le plus âgé, mais contrairement à Lucas ou Mariella, il ne cherche pas à faire son commandant. Il est réfléchi. En plus, ses douze ans nous laissent du temps avant de revoter à nouveau. Surtout qu’il n’est pas très avancé pour son âge : aucun duvet sur ses joues, ses traits sont doux et sa voix n’a pas mué.

— Alors, on fait quoi avec Nil, Chef ?

Lucas avait appuyé sur le Chef pour bien marquer son dépit de n’avoir pas été choisi.

— On va l’enterrer à côté des autres.

— Pourquoi ne pas le brûler ? À Larmor, ils brûlent les cadavres.

— À Larmor, ils ont du bois. Pas nous.

Mathéo avait raison et tort à la fois. Bien sûr, les arbres ne manquaient pas sur l’île, mais le bois sec était rare et nous avions décidé de le réserver pour le chauffage.

Lucas est revenu à la charge :

— Le trou, qui va le creuser ?

— Les plus grands s’en chargeront.

— Toujours les mêmes, quoi !

— Ben non, pas toujours les mêmes. Les petits d’aujourd’hui sont les grands de demain. Au train où vont les choses, on creusera tous un jour ou l’autre.

J’ai eu envie de rajouter « Sauf le dernier ».

Nous étions mi-novembre. Cela faisait pile trois ans que tout avait commencé.

Au début, l’Europe avait pris ça à la rigolade. Les autorités en faisaient des tonnes. Encore une saloperie venue de Chine, c’était pas sérieux ! Le foyer était loin. Ça rappelait toutes les fois où le monde s’était alerté pour rien.

Moi, j’avais 8 ans. Je suivais les infos à la télé. Je ne comprenais pas tout. Les savants prétendaient que la mystérieuse infection avait été transmise par des chauves-souris. Aux états-Unis, les sectes Pentecôtistes invoquaient le châtiment divin : l’humanité devait expier. Pour preuve, les enfants innocents n’étaient pas touchés. Les vieux, par contre, mouraient par millions. Par centaine de millions. La maladie atteignait les poumons. Les masques étaient inefficaces. Finalement, les épidémiologistes avaient découvert qu’il s’agissait d’un virus ancien conservé dans les terres gelées Sibérienes, un archéo-virus que le réchauffement climatique avait ranimé.

Il y avait eu les manifestations annulées, les écoles fermées, les usines arrêtées, les mesures de confinement. Puis les stades 1, 2, 3. Plus tard, on a inventé les 4 et 5 quand ça a pris de l’ampleur.

La grande pandémie. Les hôpitaux débordés, puis les cimetières. De gigantesques fosses communes creusées à la va-vite. La loi martiale, des voitures de l’armée qui sillonnent les rues pour faire respecter le couvre-feu. Des bennes pour collecter les cadavres. Les tirs à vue sur les contrevenants. Après, il y a eu le rationnement, la distribution d’eau et de vivres. À la télé, les journalistes répétaient en boucle les consignes. De nouveaux visages apparaissaient chaque matin. À la toute fin, c’était les techniciens caméra qui venaient lire les communiqués officiels. Quand ils sont morts à leur tour, les émissions ont cessé. Les bataillons de l’armée se clairsemaient. Les autorités étaient impuissantes. La désorganisation avait pris le pas.

Grand-mère est morte en mars. Le service de ramassage était en panne alors on l’a portée au centre de regroupement de Locmariaquer. Des milliers de corps attendaient d’être repoussés au bulldozer dans les fosses par des militaires en scaphandre.

En rentrant, on a assisté à la mise à sac de la supérette du village. Des pillards ont tenté de nous arrêter. Ils ont tapé sur le capot de la voiture. Papa a accéléré. On l’a échappée belle. Mon coeur battait fort, Poupette pleurait doucement. Ça devenait chaud.

Alors, Papa nous a réunis, Maman, Jordan, Poupette et moi.

— On va se réfugier sur l’île. Là-bas, on trouvera bien une villa inoccupée.

On a embarqué à Port-Blanc. Seuls à bord. Sur le pont vitré de la navette, le capitaine toussait en agrippant la barre. C’était sa dernière traversée. On ne le savait pas encore, lui non plus.

Papa nous a installés dans une maison au sud du village, à l’écart mais pas trop. Il est allé fouiller les habitations voisines pour récupérer un max de nourriture puis il a cloué les volets. La longue attente a commencé. On jouait au Monopoly et au Nain Jaune. Un matin, on s’est réveillés dans le noir. Papa a dit qu’ils avaient coupé les centrales.

En septembre, maman s’est mise à tousser. Quand elle a retiré le mouchoir de sa bouche, on a tous vu la petite tache de sang. Notre coeur a cessé de battre.

— Enfermez-vous dans la chambre du fond, a ordonné papa. Emportez la nourriture.

Deux jours plus tard, à l’abri derrière les carreaux, on l’a vu creuser dans le jardin. Il a traîné maman roulée dans le tapis du salon. Il a rebouché. Il s’appuyait souvent sur sa pelle. Il était atteint, lui aussi. On ne l’a plus revu. Il est allé mourir quelque part, loin à l’autre bout de l’île pour nous éviter de creuser pour lui. De toute façon, la plupart des cadavres n’étaient plus enfouis ni incinérés. Partout, ça sentait la mort.

C’est Jordan qui s’est occupé de Poupette et moi. Puis Jordan a craché rouge lui aussi et c’est moi qui me suis occupée de lui. Avant de mourir, il m’a fait promettre de prendre soin de Poupette.

À un moment, il a bien fallu sortir pour chercher à manger. Je serrais fort la petite main de ma sœur. Je n’étais pas rassurée. Dans le centre du village, on est tombées nez à nez avec des survivants. Des enfants comme nous ! On est restés avec eux. À plusieurs, on est plus forts et on a moins peur.

On n’a jamais su pourquoi l’archéo-virus épargne les enfants. La puberté semble marquer une limite infranchissable. Papa affirmait que les hormones adultes détruisent les défenses immunitaires naturelles. Je me regarde tous les matins pour vérifier que des poils ne m’ont pas poussé pendant la nuit. Ça craint. J’ai peur de grandir.

Demain, lorsque notre ancien chef Nil sera enterré, nous irons fouiller chaque maison du village. Il nous faut de la nourriture. Des armes, aussi. On va devoir se défendre. Avant-hier, cinq garçons d’une quinzaine d’années nous ont attaqués par surprise. Ils ont franchi de nuit la passe entre Arz et l’Île aux Moines, ils ont capturé deux petites, ils sont repartis en criant qu’ils avaient le droit, que de toute façon, on allait tous mourir. Ils reviendront, c’est sûr. Oui, ça craint vraiment, dehors. J’ai peur pour moi, j’ai encore plus peur pour Poupette. On aimerait qu’un adulte soit là. Depuis ce matin, Emma n’arrête pas de pleurer : ses premières règles sont arrivées. Son compte à rebours est déclenché. Alors, on s’est tous regroupés autour d’elle pour la rassurer, pour l’embrasser, pour lui dire qu’on est là, qu’on l’aime et se répéter qu’on compte les uns sur les autres et que si on se bat, on survivra, nous, les gosses.

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