Rue Potemkine

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Image de couverture de Rue Potemkine

"Mon esprit est comme une vaste maison avec de nombreuses pièces, à plusieurs étages, où alternent et s'agencent des pièces réelles où je peux recevoir du monde. Et d'autres sont imaginaires, cachées et inaccessibles. Cette grande maison est plus qu'une simple demeure, c'est en fait tout un territoire en grande partie secret dont personne ne possède la carte complète à part moi.
Les pièces communes sont belles ou simplement pratiques, petites ou grandes, passées par le temps ou aux odeurs fraiches, aux décorations recherchées ou simples. Elles sont toutes différentes mais leurs fenêtres donnent toutes sur la même réalité, celle des maisons d'en face où brillent d'autres fenêtres. On peut venir me rendre visite dans ces pièces-là, les portes en sont accessibles, même s'il faut parfois frapper longtemps.

Mais les pièces imaginaires sont bien plus nombreuses, toutes reliées entre elles par un chemin mystérieux, un parcours d’enfilades et de recoins, d'escaliers et de dérobades que moi seul sait emprunter. Ces pièces-là n'ont pas de fenêtre mais on y voit clair, elles sont comme illuminées par leurs propres vies intérieures mais aussi par une mystérieuse et inquiétante source de lumière commune qui est ailleurs.

Dans ces pièces, dans ces mondes fantasmagoriques, j'entre et je sors à ma convenance, châtelain émerveillé ou inquiet, pressé ou séduit. Je passe d'une fantaisie éveillée chatoyante et vivace à un rêve en clair-obscur perdu dans la brume. D'une forêt de significations majestueuses, enroulées comme des lianes géantes à des troncs immenses tendus vers le ciel; à un désert d'absurdité où mêmes les scorpions meurent de soif avant de s'entretuer.

Je passe de torrents de joie pure au désespoir le plus insondable, de l'amour angélique à la sensualité des bêtes. J'aime aller ainsi à toutes ces pièces si différentes où tout s'imagine, tout s'exprime des infinies possibilités du monde, sans les chaînes impitoyables du temps ou de l'espace, sans le jugement du vieillard grinçant de la réalité qui vous scrute et qui dit oui ou qui dit non. Ici, chez moi, tout ce qui peut être imaginé est véridique, nulle limite, juste les lois de l'émerveillement ou de la terreur.

Mais dans ce monde imaginaire qui m'appartient, il y a une pièce plus importante que les autres. Elle est le vrai coeur de toute la bâtisse, une pièce belle et effroyable à la fois où j'aime aller, bien plus que dans toutes les autres. Et même, voilà mon secret, bien davantage encore que dans les pièces réelles qui à la vérité m'ennuient et me désolent.

Pour aller là-bas il faut, à la fin d'un long chemin, descendre un dernier escalier dans l'ombre, de deux marches, une grande et une plus petite, large comme le pied d'une enfant. Jusqu'à une petite porte blanche derrière laquelle elle habite, sur laquelle il n'y a rien d'écrit et qui ouvre sur une pièce à nulle autre pareille, redoutable et irrésistible, où l'imaginaire là s'enflamme et brûle comme un feu de fosse ardente.

C'est de cette unique petite pièce enfouie dans les profondeurs que s'illumine toute la demeure, comme un cœur irradiant qui alimente tout le reste et dont proviennent et les rêves et les cauchemars, toutes les joies et les épouvantes.

Alors j'entre et, comme à l'accoutumée, je m'assieds sans bruit.

Et elle est là, toujours à sa table d'écriture, un carnet devant elle, écrivant des pages d'une petite écriture serrée, des pages tachées d'encre noire et rouge et qu'elle jette à chaque fois dans une corbeille toujours vide, alignant sans fin les vers d'un poème qu'elle me destine et dont elle ne trouve jamais la rime.

Comme à l'accoutumée, je lui souris sans rien dire.

Éclairée par une seule bougie qui chancèle, elle m'observe en silence avec ses yeux blancs, une larme traçant sa ligne de la paupière jusqu'à la lèvre, comme une coupure de rasoir profonde et qui ne guérit pas. Elle est belle, jeune et vieille à la fois, enveloppée d'un suaire, à côté d'un grand miroir, les cheveux noirs noués autour d'une épingle d'or avec une opale.
Ici, elle n'a d'autres visites que les miennes, quand elle veut bien en avoir. Elle n'a jamais connu personne d'autre bien que sa porte ne soit jamais fermée. Mais elle n'est jamais sortie. Elle est pudique, effrayée, parfois féroce mais solitaire, recluse.

Alors, comme elle me le demande à chaque fois que je viens, je me tourne et je regarde au travers du grand miroir qu'elle me montre, déjà triste parce que je sais que cela ne sert à rien et qu'elle va encore souffrir et que personne n'y peut rien. Et dans le grand miroir qui maintenant scintille d'une aura spectrale se met à défiler sa vie, épopée à chaque fois nouvelle, ré-écrite, déclinée à l'infini, où tout semble varier à chaque fois mais où toujours elle meurt de la même façon, avant avoir réussi à vivre.

Parfois dans le miroir elle apparaît comme une petite fille qui chante avec un sourire espiègle. Prête à bondir sur moi, cachée dans des massifs de fleurs éclatantes et douces où elle me guette comme une féline certaine d'être invisible.

Ou alors elle rit aux larmes sur une balançoire tendue à une branche que je fais monter toujours plus haut, jusqu'à l'effrayer et la ravir.
Ou alors elle est une majesté du ciel, une belle sauvage affamée, chasseuse impitoyable, dévoreuse de mondes.
Ou une femme rayonnante attendant la délivrance et la joie de donner au monde la vie qui bouge en elle.
Ou alors une dame fragile à côté de moi, une canne à la main, au bord d'une rivière, intriguée par l'eau si froide qui coule entre ses doigts transparents, jusqu'à ses poignets de dentelle jaunies.
Ou alors une vieille, affaissée, à l'âge impossible, les dents abîmées, un rictus méchant à la bouche, un tas d'os recroquevillé derrière un doigt accusateur pointé vers moi.
Jusqu'à ce que tout s'efface dans le miroir puis recommence encore une fois, une nouvelle existence qui défile et qui à la fin rate toujours.

Alors je me détourne du miroir, ni tenant plus et même si je sais que c'est impossible, j'essaie de poser ma main sur la sienne qui la traverse.  Elle pleure. Comme à chaque fois. De ce sanglot long qui ressemble à un râle. 

Elle est la folie répétitive d'une âme piégée, close sur elle-même, qui se fait écho sans cesse, sans pouvoir parler, prisonnière interminable d'un temps qui ne passe pas et qui la tue à répétition, dans une souffrance sans fin, une ronde d'où elle ne peut s'extraire et où elle hurle et où elle ne nait pas.

Alors j'essaie encore une fois de lui parler.

Mais elle n'écoute pas. Elle n'écoute jamais. Et elle rebaisse la tête, déchire la dernière page qu'elle vient d'écrire, la jette et en recommence une autre. Elle ne sait qu'écrire. Alors je la laisse pour cette fois, je sors sans bruit, le cœur serré, je reviendrai quand elle le voudra.
Je la laisse seule devant son carnet, devant sa table d'écriture, tenter encore et encore d'écrire sur le papier ce qu'aurait pu être sa vie.

Je l'aime à la folie cette petite porte blanche où il n'y a rien d'écrit et que je viens ouvrir dès que je le peux. La créature qui y demeure est belle, effrayante, captivante. Elle est le coeur de la grande maison, sa chaleur et aussi son épouvante. Je l'héberge depuis longtemps et elle mourra chez moi.

Dans cette grande maison, il y a beaucoup de pièces, réelles ou imaginaires, où je vagabonde comme je le désire au gré du temps qui passe, observant parfois par les fenêtres de mes yeux froids et indifférents le monde qui va. Et l'oreille toujours aux aguets, sur mes gardes, pour savoir si elle m'appelle.

Cette maison, au fond, n'est qu'une façade, un semblant, sise rue Potemkine. Ce n'est pas une maison, c'est un écrin, presque un reliquaire. Juste une unique pièce en fait, derrière une petite porte blanche, en bas de deux marches, où il n'y a rien d'écrit, aucun nom, et où elle doit continuer à vivre. Je suis l'unique gardien de quelqu'un qui n'est pas née et je tiens la veille.

Avec un seul impératif. Au grand jamais personne ne doit un jour apercevoir, par un impossible accident, son terrible visage à côté du mien à une des fenêtres de notre maison."

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Rue PotemkineChapitre2 messages | 2 ans

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