Chapitre 4

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De retour sur son lieu de travail, DR-34 fit plus ample connaissance avec Jeb. En effet, celui-ci lui expliqua d'une manière pratique à quel point il excellait dans l'art de donner du fouet. Il pouvait fouetter toute la période visiblement, sans se lasser. Il lui fit remarquer également qu'il était capable de motiver, démotiver, remotiver n'importe quel travailleur, et que chacun de ces propos mordants étaient tantôt revigorants, tantôt une punition efficace à l'inactivité. Même DR-35, pourtant rodé, se retrouvait occasionnellement à terre. Peut importait l'angle, la distance, l'approche : la précision était le maitre mot. Il valait donc mieux se dépêcher et ne pas broncher. DR-34 voulut en parler à DR-35, qui resta silencieux, et à nouveau Jeb expliqua au novice qu'il ne fallait pas parler au travail.

Rapidement, DR-34 fut pris d'un violent mal de tête. Le cliquetis des outils sur les pièces métalliques, l'atmosphère lourde et chaude qui régnait en ces lieux, et le vruit incessant des machines en étaient peut-être la cause. Bien que son instinct de survie lui hurlait le contraire, DR-34 se retourna et dit à Jeb qu'il ne se sentait pas très bien. Le Chef de section partit dans un sincère rire, et fit claquer son fouet de plus belle. L'opportun se retourna et se concentra de son mieux sur son travail.

Jeb lâcha un peu la ligne 30 et se dirigea vers la ligne 20. On entendit rapidement de nouveaux coups de fouets. Jeb était déciement en forme, et invectivait les travailleurs à oeuver plus vite.

DR-34 profita de ce répit pour observer un peu son environnement, ce qu'il faisait autant que possible depuis son arrivée. Ils se trouvaient dans une vaste galerie, aux murs de pierre. La salle ainsi grossièrement taillée dans la roche formait une sorte de rectangle aux parois rugueuses. Parfois des plaques d'acier semblaient consolider les murs, ce que DR-34 trouva un peu étrange. Le plafond était bas, rocailleux, et le sol plein d'aspérités, avec de la terre et des petits cailloux un peu partout. DR-34 ne voyait pas toute la pièce, mais il était proche d'une issue (d'où il était arrivé). Il s'imaginait franchir la barrière électrique d'une quelconque manière, courir dans les couloirs en ameutant tout le monde. Tout le monde le suivrait, on partirait d'ici. Ce champ électrique qui barrait l'accès aux couloirs était probablement désactivable dans le petit local aux murs métalliques encastré dans la roche, où Jeb prenait parfois ses pauses.

DR-34 essayait d'imprimer les lieux dans sa tête, et l'occupation des uns des autres. La ligne 30 à 39 tournait le dos à la sortie/entrée, et faisait face à un mur de pierre grise, vertical et grossier, dans lequel les postes de travail avaient été installés. Il semblait en être de même pour la ligne 20, et il ne voyait pas les travailleurs des lignes 00 et 10, mais on entendait parfois la voix de leur Chef de Section. DR-34 ne l'avait cependant pas encore vu. Jeb passait régulièrement de l'une de ses 2 lignes à l'autre, et saluait une fois son collègue.

Chaque travailleur était installé en face de son poste, une sorte de meuble d'acier chauffé par la fournaise des lieux. Sur le poste, un tapis roulant charriait les pièces metalliques. Il était possible de régler la vitesse du tapis. La pièce une fois terminée, partait dans un tuyau étroit, qui traversait le sol, vers on ne savait où. Un autre tuyau venait du plafond, et amenait les pièces neuves à travailler. Le débit d'arrivée des pièces était irrégulier, et ne dépendait pas d'eux. DR-34 supposa que d'autres travailleurs, plus haut, leur envoyaient leur propres pièces, et qu'eux aussi devaient probablement en baver parfois.

Le poste de travail contenait également un tiroir latéral où étaient rangés serviettes et outils. Il n'avait pas idée d'à quoi servait la moitié d'entre eux.

Le pas pesant de Jeb, malgré le bruit, fit revenir DR-34 à ses pensées. Pas très loin, DR-36 était exténué. Il suait à grosses gouttes, avait du mal à se tenir debout, et crispait son visage pour supporter. Il semblait en souffrance, et ses mains poisseuses lui faisaient lâcher régulièrement ses outils. Après un coup de fouet, qui arracha des larmes contenues au travailleur infortuné, Jeb demanda, railleur :

- Ah ? Va-t-on bientôt avoir un nouveau 36 ? Tout neuf ? Efficace ?

- Non, monsieur, je vais bien. Ca va aller.

Il peina à parler et à se relever.

- Allez tout le monde ! On accélère la cadence ! beugla le Chef de Section.

Tout le monde accéléra et Jeb expliqua :

- On doit se dépêcher, faut rentabiliser ! L'inspecteur devrait plus tarder, me faut une section efficace et rentable !

DR-34 s'oublia dans le travail. Les pièces succédaient aux pièces, et ses mouvements étaient rapides, parfois imprécis et brouillons, lui faisant prendre du retard, mais il se donna à fond et fit ce qu'il put pour ne pas se laisser envahir. A mesure qu'il enchainait, ses gestes répétitifs devenaient plus fluides cependant, et au bout d'un moment, il s'était habitué. Il oeuvrait sans réfléchir, avec efficacité. Il y trouva même une légère satisfaction.

Le grésillement constant du champ électrique de la porte s'arrêta un instant, et l'Inspecteur entra dans la section DR. Il salua Jeb, et entreprit de passer entre les lignes, pour observer. DR-34 sentit son regard pesant se poser sur ses gestes rapides, qui devinrent plus fébriles. Cet Inspecteur, tout vêtu de noir, si propre, avec son calepin et son stylo, l'intimidait. Sous ses airs calmes, il semblait dissimuler une violence encore pire que celle de Jeb. La suite des événements lui donna raison...

Alors que l'Inspecteur se dirigeait vers DR-32, le travailleur usé et stressé se mit à enchaîner les erreurs, les gestes parasites, et les lenteurs. Il suait à flot, avait le souffle court, bougeait vite pour rattraper son retard, et une pièce finit par lui glisser des mains. En tentant de la rattraper, il donna un coup d'épaule à l'Inspecteur, qui se tenait derrière lui, et qui fut repoussé sous le choc. Un moment de silence et de tension se fit sentir d'un coup. Sa pièce en main, l'oeil affolé, DR-32 regardait tour à tour l'Inspecteur et Jeb, qui s'élançait déjà depuis sa loge, fouet en main. L'inspecteur fit un geste qui stoppa le Chef de Section net, et prononça ces mots tonnant comme une oraison funèbre aux oreilles des travailleurs : "Je m'en occupe".

Il saisit une sorte de télécommande de sa poche, tandis que DR-32 se jeta au sol, se répandant en excuses. Calmement d'abord, l'Inspecteur appliqua la télécommande sur les épaules nues du travailleur incliné face à lui. DR-32 hurla et fut secoué de violents spasmes. Il se tortillait, bougeait, alors que l'Inspecteur maintenait le contact avec une expression terrifiante dans le regard. Bien sûr tous les travailleurs, inquiets, s'étaient retournés, mais Jeb rappela la section en hurlant des "Au travail !" ou des "Ça ne vous regarde pas !". Même les plus récalcitrants durent se tourner. La souffrance de DR-32 fut donc auditive, et crevait la section, sembler recouvrir le bruit des machines. On entendit toutefois Jeb se risquer :

- Inspecteur, vous allez finir par le tuer...

L'Inspecteur, à présent décoiffé, accroupi au dessus de DR-32, tourna brusquement la tête vers Jeb, puis vers le travailleur, et mis encore quelques secondes avant retirer son objet. Il se redressa lentement, se redonna constistance, passa la main dans les cheveux, réajusta son costume, se racla la gorge, et dit :

- Emmenez celui-là à l'infirmerie. Je pense qu'il a compris.

- Bien monsieur, répondit rapidement Jeb, s'inclinant légèrement.

L'Inspecteur continua sa ronde. Chacun de ses pas semblait menaçant. Le silence régnait dans les oreilles de DR-34. Le bruit de la section avait disparu. Seuls résonnaient les cris et les supplications de DR-32. Les travailleurs devinrent très appliqués, et calculaient rapidement chacun de leurs gestes. Tandis que Jeb quittait le secteur avec l'infortuné, l'Inspecteur s'éloigna en direction de la ligne 20. DR-33, assez proche de DR-32 était sous le choc, mais murmura à DR-34 :

- On avait jamais vu un Inspecteur péter un cable comme ça... D'habitude, ils sont calmes, et filent les boules, mais ils se contentent de noter des trucs.

- Est-ce que 32 va s'en sortir ?

- Je n'ai vu qu'une fois les télécommandes à l'oeuvre, les interrompit DR-35. On ne les dit pas mortelles pour rien.

DR-34 se sentit mal. Une boule se forma dans son ventre. Il ne savait pas qu'on les "disaient mortelles", et voir son camarade souffrir de la sorte lui parut intolérable. Malgré le pas de l'inspecteur proche, la conversation était lancée, et une pointe de révolte se fit jour en lui.

- Comment vous supportez ça ? Comment vous faites pour rester stoïques comme ça devant la douleur et la souffrance. On dirait que ça ne vous atteint pas vraiment, surtout toi 35 !

- Ça n'a pas à m'atteindre, les choses sont ainsi. Toi en revanche, tu es bien émotif, et c'est pas normal, répondit l'intéressé en fronçant les sourcils, cherchant à comprendre.

L'Inspecteur revenait à la ligne 30 et ils n'eurent pas le loisir de poursuivre. DR-34 réfléchit aux paroles de son collègue. "Pas normal"... C'est vrai qu'il avait été en colère, triste, honteux, et maintenant révolté. A côté, les autres semblaient prendre les choses bien plus calmement. N'était-ce dû qu'à l'habitude, au conditionnement ? Seul DR-30 avait osé hausser le ton au réfectoire. Les autres semblaient accepter ce sort, cette vie sans broncher, mais DR-34 commença à se demander si c'était acceptable. Mais pourquoi alors que quarante travailleurs cohabitaient dans la section DR étaient-ils les seuls à sentir que quelque chose n'était pas normal ?

Un coup de fouet vint stopper ces pensées. Le Chef de Section gérant les lignes 0 et 10 était venu vérifier que tout allait bien en l'absence de Jeb. DR-34 se retournant brusquement, vit un homme plus grand et plus svelte que Jeb, portant une veste sur laquelle son nom apparaissait. Mais le plus silencieux Vel, ne resta pas longtemps, car Jeb revint bientôt.

La migraine de DR-34 n'alla pas en s'améliorant, mais il fit avec, comprenant que de toute façon, il fallait faire avec ici. Il retira toutefois le haut de son uniforme, seul geste non lié directement au travail qui était toléré. La chaleur était vraiment insupportable, et il préférait peut-être le fouet finalement. On s'y faisait au bout d'un certain temps. DR-34 perdit son regard sur le poste de DR-35. Il était imperturbable, précis, rapide. Il serrait un peu les dents quand le fouet venait claquer son dos nu, mais enchainait silencieusement les pièces. En toutes circonstances, il restait droit, et ne parlait jamais, sauf pour répondre à DR-34.

L'éternité finit par s'interrompre quand la sonnerie retentit. DR-34 continua à travailler jusqu'à ce que l'équipe rouge viennent relayer la bleue. Il se sentit soulagé de laisser sa place à l'autre DR-34, et de prendre une pause.

Le réfectoire fut silencieux, DR-34 apprécia son repas, mais il voulait tout de même en savoir plus. Il se rappela l'évocation d'un DR-37 qui avait énervée DR-35. Tout en jouant avec un bout de viande dont les nervures évoquait un 4, il demanda discrètement à DR-30 qui était ce fameux 37.

Tout le monde l'entendit malgré tout, et les yeux désapprobateurs de DR-35 firent hésiter DR-30. Sous ses boursoufflures, il amorça une réponse, mais DR-35 l'interrompit.

- Je t'ai dit qu'il valait mieux éviter le sujet. Si tu arrêtes d'en parler après, je peux te dire que 37 était un idiot, un fénéant, et qu'il a mérité son sort.

- C'était quand même un gars bien, objecta DR-33. Grâce à lui, certains d'entre nous sont toujours là.

- Et à cause de lui, on a failli ne plus y être, coupa sèchement DR-35.

- Mais qu'est-ce qu'il a fait ?? s'imposa DR-34

- Il a cru qu'il pouvait s'échapper, et nous emmener avec lui, soupira DR-35.

- Il avait presque réussi, continua DR-30.

- Oui, à tous nous faire tuer ! Sans ses idées dangereuses, on s'en serait mieux portés. C'est impossible de partir, tout le monde le sait. Et il n'y a pas à partir, il n'y a rien d'autre que la Grande Machinerie ! C'est la vie, il faut l'accepter, même si ce n'est pas toujours marrant. C'est un sincère conseil que je te donne DR-34.

Un garde leur intima de baisser le ton. Ils reprirent dès qu'il s'éloigna un peu. 

- Comment tu peux accepter tout ça ? reprit DR-34

- Mais accepter quoi ? C'est comme ça, vaut mieux vivre avec ! C'est pas plus dur à accepter que le fait qu'on doive dormir ou manger. Nous sommes ainsi fait que nous devons travailler. Chaque période, longtemps. C'est comme ça qu'on est fait. Tu ne peux pas te révolter contre le fait de devoir dormir ou manger, si ? Et si les travailleurs faibles ou récalcitrants sont éliminés, c'est qu'il y a bien une raison. Le monde fonctionne ainsi. Si tu veux échapper à la souffrance, travaille bien, et tais-toi. Tu seras peut-être récompensé un jour.

- Récompensé ? s'enquit DR-34

- DR-35 pense qu'il est pret d'une promotion, le renseigna DR-36. Ceux qui travaillent vite et bien peuvent finir par devenir un jour Accompagnateur, voire Chef de Section.

- J'y arriverais, se promit DR-35.

Le service se termina, la douche fut un délice trop court, et tout le monde fut ramené dans sa chambre. DR-34 exténué se mit tout de suite au lit. L'écran encastré dans le mur s'alluma alors. Des images montraient des travailleurs avec le sourire, sur une musique entrainante. C'était la première fois que DR-34 entendait de la musique. Il trouva ça beau. Une voix nasillarde leur parla des mérites de l'effort, de l'abnégation pour le système, et des récompenses qui en découlaient, pour un travail dur mais juste et satisfaisant.

Le discours était long et plein de mots complexes que DR-34 ne comprit qu'à moitié. Mais DR-35 était rivé à l'écran, buvant les paroles de la voix. L'écran s'éteignit après avoir encouragé les travailleurs à plus d'efforts, au dépassement de soi, à la fierté de faire partie de ce grand ensemble.

DR-35 essaya de faire partager son enthousiasme. Il parlait dans le vide du sens de leur travail, des récompenses, de la communauté à laquelle tous appartenaient. Mais tout le monde était vidé. La liesse se heurta à la torpeur, et le tout fut secoué quand la lourde porte d'acier de la chambre grinça. Un garde se tenait dans l'embrasure, flanqué d'un travailleur.

- Voilà ta chambre DR-32, et voici tes nouveaux compagnons et collègues. Apprends avec eux, et tout se passera bien.

Sur ces mots, il referma la porte. Tous avaient la gorge nouée. DR-32 se tenait là, à l'entrée, tout neuf, tout frais. Son crâne chauve et propre luisait, son uniforme était immaculé. Sur sa main rougeoyait encore son nom, gravé à tout jamais. Le court silence qui suivit fut pesant. On revoyait la scène, l'Inspecteur s'acharnant, l'accès de pitié de Jeb, et DR-32 inanimé, porté sur les épaules du Chef de Section. Et surtout les hurlements, les cris, la douleur.

C'en était trop. DR-34 se jeta sur la porte et la cogna de toute la force de ses poings. Il n'y avait pas de poignée de leur côté, et il poussa, cria contre l'acier froid, avant que ses collègues ne tente de le calmer.

- C'est ça la récompense, 35 ?? hurla-t-il.

L'intéressé ne répondit pas, et DR-34 finit par se calmer. On accueillait DR-32, en s'excusant pour cette entrée mouvementée. Il ne savait pas ce qu'il faisait ici, alors on lui expliqua qu'il remplaçait quelqu'un. On lui dit que DR-34 était fatigué du travail. Ce dernier ne dit plus rien.

DR-35 et DR-31 expliquaient les choses à DR-32, qui finit par les remercier avant d'aller se coucher. DR-33 observait le remplaçant de son camarade de toujours, avec un regard triste et froid. Sa bonne humeur l'avait quitté.

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