Chapitre 5

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Il savait qu'il dormait, et au fond de lui, un mot vint faire sa place, et actualiser une réalité qui ne l'était pas. Il rêvait. Sans savoir pourquoi, ni comment, il rêvait. Il pensait savoir ce que c'était. Ces images, ces sensations, ces émotions, parfois avec un sens, parfois non. Il savait qu'il ne s'en rappelerait peut-être pas en se réveillant. Et peut-être que si.

Il n'était plus dans la Grande Machinerie. Il était ailleurs. Le sol était bizarre, mou, et vert. Quelque chose chatouillait ses pieds nus. C'était des dizaines de petites tiges, qui bougeaient au gré d'un souffle que devait produire un ventilateur particulièrement grand. Il ne savait pas les nommer, et pensa qu'on ne le lui avait pas appris. Qui d'ailleurs, lui avait appris quoi que ce soit à part Jeb et ses coups de fouet, à part DR-35 et sa morosité ?

Il ne savait rien, il ne savait que ce que ce qui concernait son travail. Pouvait-on savoir plus ? Une sensation de plaisir, d'exaltation et de vertige l'envahit. Il faisait chaud. Mais pas comme dans les fournaises de la Grande Machinerie. La chaleur n'était pas suffocante, mais agréable. On aurait volontier retiré son uniforme pour se coucher au sol. Il remarqua qu'il n'en avait pas. Il se coucha et se laissa chatouiller le corps. Son regard se perdit dans l'immensité bleue au dessus de sa tête. Qu'est-ce que c'était que ça ?

La chose lui vint, d'un coup, assénée comme un coup de marteau. Ce souffle, naturel, on appelait ça le vent. Pourquoi le vent ? Pourquoi pas ? Comment le savait-il maintenant ? Comment ne le saurait-il pas ? Et ces choses vertes... De l'herbe. Il le savait. L'herbe vit, l'herbe pousse, avec de l'eau et du soleil. Le Soleil ? C'était lui le responsable de cette douce chaleur. Il ne l'avait pas vu tout de suite, mais il le reconnut instantanément, avec la sensation d'un souvenir qu'il n'avait cependant jamais vécu. Le Soleil... Puissant, apaisant, pur. Une source de lumière et de chaleur, qui ne ressemblait en rien à ce qu'on avait dans la Grande Machinerie, avec ses loupiottes vascillantes. Le Vent, l'Herbe, le Soleil. Et ça... Le Ciel ! Il sentit envahi d'une profonde allégresse, d'une pulsion de vie si puissante qu'il ria a gorge déployée, et pleura quelques larmes d'un pur bonheur sans concession.

Un son se fit entendre d'un coup. Strident, dur, froid, désagréable. Il ouvrit les yeux. Il était de retour.




DR-34 achevait une pièce métallique quand il entendit Jeb proclamer :

- Préparez-vous, bande de larve, car à partir de la prochaine période, vous changez de secteur. Il en a été décidé ainsi, me demandez pas pourquoi. Vous suivrez les instructions d'un autre chef, et votre tâche sera différente. Vous conserverez vos noms, car ils renseignent sur votre secteur d'origine. En attendant, au boulot !

Ça avait été vite. A peine une minute de pause, où ils avaient pu poser leurs outils, pour écouter leur Chef de Section. On recommençait déjà. DR-34 avait mal au dos, et il peut-être aurait-il mieux valu ne pas s'arrêter. La période de travail fut rude, mais aucun blessé ne fut à déplorer. Même la visite de l'Inspecteur se passa bien, malgré le fait qu'un sentiment neuf se fit jour en DR-34. Il l'avait déjà expérimenté quand le nouveau DR-32 était arrivé, mais c'était d'une couleur chaude. Ici, c'était froid, plus puissant, plus viscéral. Rien qu'à le voir, avec son petit costume propre, ses cheveux peignés, et son calepin à la main, DR-34 avait eu envie de lui sauter dessus, de lui arracher la tête, de le frapper jusqu'à ce qu'il ne bouge plus, de lui hurler toute sa haine au visage. Il n'avait rien fait cependant, hormis transformé ceci en une énergie productive qui avait accéleré son rythme. Ses mains tremblotantes, son souffle court, et ses idées de violence le firent repenser à DR-37. DR-37 qui avait à priori essayé de s'enfuir. Un cas sans précédent qui avait visiblement échoué. Même si beaucoup de ses collègues semblaient s'accomoder de tout ceci, lui trouva l'entreprise légitime. Sortir d'ici, s'enfuir loin. Tout envoyer valser, et s'échapper, vivre autre chose. Il ne pouvait pas exister que la Grande Machinerie, c'était impossible.

Impossible, c'est ce qu'avait dit DR-35. C'était contradictoire. "Impossible de sortir de la Grande Machinerie". C'est qu'il y avait quelque chose à l'extérieur. Il verrait ce que c'était. Il s'enfuirait. Il courrait dans l'herbe, et regarderait le soleil. Il ne se mettrait pas des oeillères comme DR-35. Il ne serait pas aussi doux que DR-30. Il ne se satisferait pas des douches comme l'ancien DR-32, ni même du réfectoire comme DR-33. Il ne courberait plus l'échine comme tous les autres. Il aurait la tête haute ! Il trouverait un moyen, une sortie ! Il emmenèrait ses collègues ! Ils quitteraient la Grande Machinerie !

- Arrête donc de rêvasser, et reprend le travail !

Le Chef de Section Jeb vint lui claquer sa lanière au cuir mordant dans le dos, le rappelant à la brusque réalité.

Oh, il allait sortir ! Il se dit que rien n'était impossible à qui le voulait vraiment. Ça ne faisait pas bien longtemps qu'il était ici à trimer, mais c'était déjà bien assez. La vie ne pouvait se résumer à ça. Il se tourna vers Jeb et feignit un malaise.

- Je ne me sens pas très bien, bredouilla-t-il avant de s'effondrer au sol.

Jeb confus, lui claqua le dos, mais devant l'inertie du travailleur, il finit par le ramasser tout en hurlant aux autres de reprendre le travail.

A peine sorti de la section DR, le travailleur 34 ouvrit les yeux. Le chemin n'était pas celui qui menait aux lieux qu'il connaissait. Il descendirent un long escalier, tournèrent à droite, à gauche, passèrent devant la section ES, avant d'arriver dans une zone bien mieux éclairée que le reste. De gros néons zébraient le plafond, des lits étaient installés, et beaucoup de machines à l'air complexe finissaient de décorer l'endroit. Il referma les yeux.

- Un malaise apparemment, dit la voix de Jeb. Magnez vous parce qu'on va avoir besoin de bras pour l'extraction.

- On va le prendre en charge, et vous le remettre sur pied, dit une autre voix.

Elle était plus douce, plus claire, plus aiguë. On aurait pu croire que tous les malheurs allait s'arrêter en l'écoutant. On le posa sur un lit, on lui retira son uniforme. Jeb ajouta :

- Faites moi signe quand c'est bon, il a du travail.

Hésitant à rouvrir les yeux, il entendit des bruits de machine, et une certaine activité autour de lui. Une vague de chaleur lui parcourut le corps. Quelque chose de froid lui toucha le pied, remonta sa jambe, et son torse, jusqu'au visage.

- Alors comment ça se passe ? dit une autre voix, plus grave.

- Celui-ci ne présente aucun signe de traumatisme agravé, ses blessures sont pas dangereuses pour le travail, et d'après le scan, hormis la fatigue, il va très bien. Je ne sais pas ce qu'il fait ici, répondit la voix douce.

- Il y a longtemps qu'il travaille ici ?

- Je n'ai pas vérifié.

- Vérifiez.

- Bien, monsieur. DR-34, slash M, Monsieur. Ça fait 3 jours que son dossier à été mis à jour pour la dernière fois. Mention : "Prêt à travailler". Il vient d'arrriver en somme.

- Ce n'est peut-être qu'un choc psychologique. Les nouveaux sont souvent fragiles avant de se roder. Finalement un peu comme vous, plaisanta la voix grave.

La voix douce ne répondit pas tout de suite.

- Peut-être, docteur. Dans ce cas, j'imagine qu'il vaut mieux le laisser se reposer.

Les voix s'éloignaient. DR-34 ouvrit les yeux. Au dessus, des bras métalliques aux terminaisons variées semblaient le toiser. Il s'extirpa de son lit, et se fit discret. Sur d'autres lits, d'autres travailleurs étaient inconscients. Un barrière électrique empêchait les entrées et sorties non désirées. En se dirigeant vers une sorte de bureau où il pensait trouver la commande, il observa les autres. DA-24, ER-10, ES-56, EF-65, DR-02, DT-75, etc... Cet endroit concentrait les travailleurs exténués de beaucoup de secteurs environnants visiblement. Il arriva au bureau, testa quelques bouton avant que l'un d'eux, vert, fonctionne.

Il sortit, en se demandant si c'était une bonne idée. La barrière désactivée, son lit vide, ne tarderaient pas à indiquer à tous qui était le fuyard. Il convenait donc de faire vite, et d'être efficace. Son évasion commençait ! Il ne pourrait malheureusement pas revenir chercher tous ses collègues. Mais maintenant qu'il était sorti, il fallait s'enfuir pour de bon. Ils comprendraient. De toutes façons, ils ne voulaient pas sortir.

Il marcha au hasard des énormes couloirs bétonnés en forme de demi-cercle, de plusieurs mètres de haut. Il tournait à droite, à gauche, cherchait des escaliers, se faisait discret aux barrières d'entrée de secteur. Il se sentait vivant, bien que coupable. A chaque pas, il se demandait s'il ne faisait pas la plus grosse bêtise de sa courte vie. En un sens, c'était le cas. La plupart des couloirs étaient vides. Pas d'objets, pas âme qui vive. Il serait bien difficile de se cacher en cas de besoin.

Comme pour lui donner raison, il entendit des bruits de pas venir au devant de lui. Le couloir où il se trouvait était parfaitement rectiligne, sur plusieurs centaines de mètres. Il y avait une intersection plus loin, mais c'était de là que venaient les pas. Il fallait se cacher, vite ! Revenir en arrière ne servait à rien, car l'escalier était trop loin. On allait le voir, c'était inévitable. Il paniqua, ne sachant que faire.

Son regard se porta sur l'une des plaques d'acier fixées aux murs. Il courut vers elle et tenta de l'arracher à la force de ses doigts. Il pourrait peut-être se cacher, s'en servir d'arme, quelque chose ! Il tira comme un damné, par à-coups féroces. Malgré la douleur, il fit céder la plaque, mais elle lui échappa des mains, et rebondit bruyamment au sol, dans un bruit metallique assourdissant. Alors que les deux gardes arrivaient en courant et en criant vers lui, , DR-34 n'avait d'yeux que pour ce qui se cachait sous la plaque metallique. Ne faisant qu'un avec le béton, comme si on l'avait coulé en même temps que ce mur, un morceau de tête chauve caractéristique lui faisait face. Le bout de visage fermait les yeux, comme apaisé. Alors qu'une foule de questions l'assaillirent d'un coup, DR-34 se fit plaquer au sol brutalement et menacer d'une arme qu'il n'avait jamais vu, et qui se tenait à deux mains.

- Qu'est ce que tu fous là !?, hurla d'un des gardes

- Je suis désolé ! J'étais en "malaise", dans un lit, et... je me suis reveillé ici. J'ai pris peur en vous entendant arriver, bafouilla le travailleur.

Le garde le regarda, puis observa le mur.

- C'est toi qui a fait ça ?

- J'ai eu un réflexe idiot, je suis désolé.

- Tu étais à l'infirmerie ?

- Je ne sais pas, je ne connais pas ce mot.

- On va aller vérifier cette histoire, termina-t-il.

Son collègue était resté silencieux, et attrapa DR-34 par l'épaule, et le fit marcher devant lui.

Le premier avant de les rejoindre parla dans une boite noire, et dit :

- Envoie deux hommes sur ma position actuelle. Ils ont du travail avant la fin de la période.

Il rejoignit son collègue silencieux et le travailleur confus.

- C'est bizarre quand même... Vous n'êtes pas supposés mentir normalement..., ajouta-t-il. Et t'es chanceux d'être tombé sur moi, qui suis plutôt cool, à la base. Sinon tu serais allé au trou, direct.

DR-34 ne savait pas ce qu'était, le trou, mais effectivement, il s'estima chanceux. Il arrivèrent à l'infirmerie, et il vit de ses yeux les deux personnes qu'il avait entendu. La première, à la voix grave, avait des cheveux gris, et des petits verres tenus par des tiges, posés sur son nez. Il était habillé en blanc. La deuxième, à la voix douce, était étrange et belle à la fois. Son visage était plus fin, ses cheveux plus longs, ses lèvres et ses cils, plus dessinés. Son torse se bombait en deux bosses, et elle était également habillée en blanc. On les appelait Docteur, et Infirmière, et pour cette dernière, il fallait dire "elle" a priori. Il ne comprit pas trop, mais on lui demanda de raconter son histoire. Il bredouilla encore, et se sentit bête, percé à jour. Il entendit qu'on appelait son Chef de Section pour retourner au travail. Il s'en sortit sans aucune sanction, mais comprit qu'on doutait fortement de sa version, et que sa chance était immense.


Après le travail, dans la chambrée, il demanda aux autres ce qu'ils connaissaient l'infirmerie.

DR-30 sourit derrière ses ecchymoses, et répondit :

- Pas grand chose, on n'y reste généralement pas longtemps. Mais même si elle est bizarre, l'infirmière est beacoup plus douce et gentille que le Chef de Section !

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