Chapitre 2

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Le réfectoire était déjà bien rempli d'uniformes bleus. DR-34 suivit ses nouveaux collègues jusqu'au self, où l'on servait une bouillie à base de viande et de légumes, à la couleur et au goût étrange. Les travailleurs de la section DR bleue s'installèrent et mangèrent, en essayant de savourer au maximum le seul repas qu'ils auraient jusqu'à la fin de leur prochaine période, entendit dire DR-34. DR-30 était assis avec 35, 33, 32, et 31, et DR-34 s'assit avec eux. Ce dernier semblait un peu perdu, et maladroit, dans cette grande salle aux couleurs blanches, chichement éclairée de néons sales. DR-32, en voyant sa mine contrite, essaya de le rassurer un peu :

- Bienvenue dans la Grande Machinerie, DR-34. Si tu veux que tout se passe bien avec les gardes et les chefs, il suffit de faire son travail sans trop te faire remarquer.

- Merci, répondit l'intéressé. Mais qu'est-ce qu'on fait ici ? C'est quoi ces pièces métalliques sur lesquelles on travaille ?

DR-35 tiqua à ces questions. Ce n'était pas la première fois qu'il les entendait, mais elles étaient rares, même venant des nouveaux. Il répondit néanmoins de son mieux.

- Difficile à dire. De ce qu'on en sait, elles nous viennent d'une autre chaîne, peut-être d'un autre bâtiment. Elles ont sûrement été conçues par d'autres travailleurs comme nous. Et nous, on les envoie à une autre chaîne encore. Ailleurs.

- Il y a d'autres bâtiments ? Mais celui-ci est déjà énorme. J'ai bien vu quand on marché de la section au réfectoire. Rien que la section d'ailleurs. C'est plutôt grand, aussi.

- Et il y en a on ne sait combien comme celle-ci. On sait que les sections commencent à A. Et arrivé à Z, on passe à AA. Alors, imagine-nous... En DR.

DR-34 ne répondit rien.

- Et nous sommes dans le bâtiment /M, ajouta DR-31. D'ailleurs si on te demande ton nom, il faut ajouter ton bpatiment à la fin. Pour toi, ça donnera DR-34 /M. C'est comme ça qu'on distinguera d'autres DR-34. Si ça doit arriver cependant. C'est rare qu'on rencontre d'autres bâtiments.

- On mange et on la boucle ! vint tonner la voix d'un garde qui passait par là.

Le réfectoire était plutôt calme. Hormis quelques conversation à bas volume, qui était fragilement tolérées, au bon vouloir des gardes. Ils faisaient les 100 pas entre les tables, vérifiaient que tout le monde mangeait bien, et que personne ne sortait du rang. Ceux qui élevaient la voix couraient le risque de se faire matraquer, aussi les éclats vocaux étaient pour ainsi dire absents. Le petit groupe maintint donc un volume acceptable, en tâchant d'économiser leurs mots.

- Pourquoi on est traité comme ça ? risqua DR-34.

Personne ne répondit

- C'est le travail, c'est comme ça. D'après eux, se hasarda finalement DR-30. Mais, moi je ne crois pas qu'il n'y ait que ça. Ça doit être un mensonge. Ca ne peut pas être que ça, la vie, je veux dire.

- Et quoi d'autre ? s'irrita DR-35. Tu crois quoi ? Qu'il y a autre chose que La Grande Machinerie ? Tu crois à ces chimères ?

- Et pourquoi pas après tout ? Les gardes ne naissent surêment pas ici eux. Certains parlent parfois d'autres choses, qu'on ne trouve pas ici.

- C'est pas parce que tu ne les as jamais vu ici, que ce n'est pas dans le complexe, lui répondit DR-35. On sait qu'ils regardent parfois des images qui bougent et qui parlent. Ça doit être ça.

- C'est ce que pensait DR-37 en tout cas... dis timidement DR-30.

- DR-37 dysfonctionnait, c'est tout 30.

La parcimonie et la discrétion de la parole s'étiolait progressivement.

- Je ne pense pas, surenchérit DR-30. C'est impossible qu'il n'y ait que la Grande Machinerie.

- Mais d'où on vient du coup ? intervint DR-34. Pourquoi on est là ? Vous ne vous posez pas la question ?

Un silence suivit ses paroles. Tous le dévisageaient.

D'un ton sec, DR-35 souffla :

- Si tu veux mon avis, 34, te pose pas trop de questions. C'est dans ton intérêt. Fais ton travail, et tu vivras mieux.

DR-34 s'apprêtait à répondre, il voulait en savoir plus, sur la Grande Machinerie, sur ces cachoteries qu'on semblait lui faire, sur ce DR-37 dont on ne voulait pas parler, mais une sonnerie assourdissante retentit, le surprenant dans son élan. Tous s'étaient levé d'un seul mouvement, mais lui se tenait les oreilles et tenta maladroitement de se relever sans décoller ses mains de son crâne. DR-35, qui était à côté, essaya de lui faire signe, mais un garde arrivait déjà à pas vifs.

- Hey toi ! Debout !

Le nouveau n'eut guère le temps d'obtempérer, car déjà la matraque du vigile fondit sur lui. Il cria de douleur tandis que le garde le rossait.

- Tu dois te lever à la sonnerie c'est compris ? Tu vas me faire croire que tu savais pas ?

Les coups s'enchainaient, et DR-30 dans un accès d'empathie ou de stupidité cria à son tour :

- Ca suffit, c'est un nouveau !

Le garde s'arrêta net. Et tout le monde retint son souffle. La silhouette armée approcha du travailleur. Son visage s'approcha très près du sien.

- Qui t'a permis de l'ouvrir, toi ? siffla-t-il, haineux. Sale petit insecte. Sous race...

- Il... ne savait pas, continua DR-30 dans une inspiration de courage et de protection. C'est son premier...

Il n'eut pas le temps de finir, le souffle coupé par le coup de matraque qui lui fut asséné dans le ventre.

- Toi - t'es - pas - nouveau - que je sache ! Alors - tu sais - ce qu'il - se passe - quand - on - l'ouvre - sans permission !!

Chacun de ses mots étaient entrecoupés de coups qu'il portaient au travailleur, crachant physiquement une haine effrayante à l'encontre de cette chose si peu humaine.

Quand il eut terminé, DR-30 endolori, se tenait le ventre, accroupi au sol, couinant. Mais visiblement, la correction n'était pas terminée. Le garde saisit le col de son uniforme, et le releva d'un mouvement sec. DR-34 n'y tenait plus. Il avait regardé toute la scène sans rien faire, choqué devant tant de violence et de tension. Il fit un pas, mais se sentit retenu par le bras. DR-35 l'empêchait d'avancer et lui fit non de la tête avec des yeux appeurés. Instinctivement, il ne remis pas en cause cette émotion de son camarade, et resta, honteux, dans le rang, tandis que deux autres gardes venaient aider le premier à soulever DR-30.

- On dirait que quelqu'un va perdre sa période de repos, plaisanta l'un deux, en emmenant DR-30 hors du réfectoire, sous les yeux d'une foule docile et silencieuse, mais malgré tout unanimement inquiète.

- Qu'est-ce que vous regardez tous ? dit un autre garde. Rejoignez vos accompagnateurs !

Les accompagnateurs se tenaient à l'autre bout de la pièce, chacun portant une casquette indiquant le nom de la section. Les travailleurs DR se retrouvèrent vite encadrés, et escortés jusqu'à leur chambrée. DR-34 remarqua que les matraques de ceux-ci se terminaient par un arc électrique. Durant le trajet, il les vit à l'ouvrage, et se sentit obligé d'avancer vite, en rang, sans s'écarter.

Il y avait des marquages sur les murs de ces longs et larges couloirs, qui indiquaient les chambres des différents secteurs. D'un côté ce marquage était bleu, en face, il était rouge. Tous les travailleurs d'une même période se retrouvaient donc d'un même côté du mur, ce qui était plus simple à gérer pour les gardes et les accompagnateurs. Un gros trait vertical sur le mur séparait le secteur DR des précédents et des suivants. Dans cette zone délimitée, 10 portes se suivaient, marquant les dizaines. DR-34 et ses collègues avancèrent donc jusqu'à s'arrêter devant la 4e, sur laquelle était écrit "30-39". DR-34 remarqua aussi les énormes lettres DR peintes en bleu au dessus des 10 portes. Dizaine après dizaine, ils rentrèrent dans leurs chambrées. Malgré le nombre assez impressionnant de travailleurs présents dans le couloir (il y avait à perte de vue des gens rangés, appartenant aux secteurs DP, DQ, DR, DS, DT...), le tout était immensément calme. DR-34 se dit qu'après ce qu'il avait vu, il trouvait ça comrpéhensible. Pourtant, ils étaient si nombreux... S'ils le voulaient, ils pourraient surement...

DR-35, avec qui il était rangé, le tira de ses réflexions, et l'invita à entrer dans la chambre. Une pièce assez petite, avec 5 lits superposés, et pas grand chose d'autre. Un écran sur le mur, une penderie avec 10 uniformes propres, et une corbeille. Les lits étaient numérotés, alignés parralèles, tête dos au mur, face à l'écran sur le mur d'en face. La pièce était éclairée par une petite lampe au plafond, qui grésillait un peu.

DR-34 trouva son lit, en bas. Les autres s'étaient déjà couchés, pour la plupart. Le nouveau venu resta debout, et s'adressa à DR-35. Il avait compris qu'il faisait office de vétéran, qu'il pourrait probablement l'aider à comprendre les choses. Il lui demandea comment se passait se passait le reste du temps, à quel moment on était censé reprendre le travail. DR-35 lui répondit qu'on travaillait toujours le même temps, mais qu'il était bien incapable de savoir à quoi ça correspondait. DR-34 avait en effet noté l'absence de toute indication temporelle. Pas de cadran, ou de fenêtre pour voir l'extérieur. Quand il l'interrogea à ce propos, DR-35 répondit qu'il n'y pas "d'extérieur" à la Grande Machinerie. Il savait qu'il était sous terre, mais la Grande Machinerie s'étendait au dessous et au dessus du niveau du sol. Il conseilla à DR-34 de s'allonger un peu, car on allait bientôt venir les chercher pour la douche. Les gardes disaient que c'était pour éviter que les travailleurs évitent de mourir d'autre chose que des coups de fouets, ou de la fatigue.

"D'ailleurs, après la douche, tu penseras à mettre ton uniforme sale de cette période dans la corbeille", intervint DR-33.

Après ça ils auraient quartier libre dans leur chambrée jusqu'au retentissement de l'alarme. A ce moment, il fallait se lever très vite, et enfiler sans attendre les uniformes propres, pour être prêts quand la porte s'ouvrait sur les silhouettes des accompagnateurs et leurs matraques électriques. Après quoi on recommencerait à travailler, jusqu'à la sonnerie indiquant la fin de la période, puis on irait au réfectoire, comme tout à l'heure, puis à la douche, et on recommencerait encore. Ainsi de suite, période après période.

- On n'appelle pas ça la Grande Machinerie pour rien, dit DR-35 d'un ton morne. Nous aussi on se rode comme les machines au bout d'un moment.

- D'accord... merci. répondit DR-34. Donc nous sommes condamnés à travailler ici toute notre vie ? Dans ces conditions ?

- Ben c'est le monde, la vie, ici. Tu voudrais aller où ? plaisanta DR-31. On est né comme ça, on mourra comme ça.

- Mais DR-30 a parlé d'un DR-37, s'interrogea le novice.

- Si tu tiens à durer ici, murmura DR-35, je conseille d'éviter de parler de ça. DR-30 est un idiot, il est trop doux, trop naïf. Je ne sais pas s'il commence à dysfonctionner, mais il risque de ne pas faire long feu, s'il ne se reprend pas en main.

La porte de la chambrée s'ouvrit lourdement, dans un raclement sonore, sombre, comme si l'acier pleurait.

- Tout le monde dehors, à la toilette, prononça l'accompagnateur. Les travailleurs sortirent de la chambre, et se mirent en rang. Seulement, avec DR-30 absent, le rang n'était pas complet. L'un des accompagnateurs interrogea le groupe à ce sujet.

- DR-30 /M a été emmené. Il a été incorrect au réfectoire, les renseigna DR-35.

Les accompagnateurs les mirent en rang malgré tout, tandis que l'un d'eux parla dans une petite boite noire pour demander confirmation de l'information. Une voix sortit de la boîte noire et confirma l'information.

- Information confirmée, dit l'accompagnateur.

Le groupe se mit en marche. Tout en observant les couloirs, faits de pierre et d'acier, avec quelques panneaux indiquant bâtiments et secteurs, et des loupiottes faibles au plafond, DR-34 comprit que les accompagnateurs tournaient régulièrement, puisque ceux qui les avaient escortés depuis le refectoire étaient au courant pour DR-30. Ces 6 là ne savaient pas, et ne devaient donc pas être du tout au réfectoire. DR-34 tenta d'imaginer le nombre d'accompagnateurs total et eut le vertige.

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