Lorsqu'il arriva à l'entrée de la ville -ville était un bien grand mot, il s'agissait plutôt de ruines plus ou moins bien retapées avec le moyen du bord- Magni fut immédiatement accueilli par une paire de gardes qui le conduisirent à Isaac.

Le leader était un homme de taille moyenne. Une tignasse rousse ébouriffée encadrait son visage allongé, et ses yeux verts pétillaient d'un éclat aussi malicieux que mauvais. Lorsqu'il aperçut Magni, il se fendit d'un sourire cruel. « Tiens tiens tiens » fit-il d'un ton sournois, « Et qu'est-ce qu'on a là ? ». Magni ressenti aussitôt une bouffée de dégoût envers cet être, et remarqua que l'aura maléfique semblait encore plus forte en sa présente, comme entremêlée à la noirceur qui émanait naturellement de lui. Il décida toutefois qu'il valait mieux entrer dans son jeu, au moins le temps de mieux comprendre la situation « Je m'appelle Magni » répondit-il donc « j'erre d'une colonie à l'autre depuis la Détonation. Aucune n'avait retenu mon attention jusqu'à aujourd'hui. Allez savoir pourquoi, ta ville me plaît. J'aimerais m'y installer ». Isaac parti d'un grand rire : « Tu me plais ! T'es un Supérieur toi, ça se voit ! Et tu pourrais battre la majorité de mes gars à mains nues, je me trompe ? Probablement pas, tu n'aurais jamais survécu seul aussi longtemps sinon ! Très bien, tu peux rester, je vais même te donner un Servant comme cadeau de bienvenue ! Mais tu devras travailler pour moi bien entendu. Oh, t'en fais pas pour ça, c'est pas grand-chose. J'ai juste besoin que tu apparaisses avec moi, que tu fasses un peu peur à la Populace, juste histoire d'être sûr que personne ne pense à se rebeller. » Plus Isaac parlait, plus Magni avait envie de planter ses griffes dans son estomac, ou de lui déchiqueter la gorge de ses dents acérées, mais il se retint. Premièrement, parce que le meurtre allait à l'encontre de son code moral, et deuxièmement, parce qu'il sentait que sortir ses griffes en étant si proche de la Brume Noire était dangereux, que cela attirerait son attention sur lui. Et attirer l'attention d'une puissance dont on ne sait rien, si ce n'est qu'elle est purement malfaisante, est rarement une bonne idée. Il se contenta donc de décocher un sourire carnassier et faussement complice au tyran : « Magnifique ! Je savais que je me plairais ici. ».

Isaac lui fit visiter la ville, s'assurant au passage d'être vu par le maximum de personnes aux côtés de cet imposant inconnu. Les bâtiments étaient en ruine, mais certains avaient pu être suffisamment bien réparés pour être agréable à vivre. C'est là qu'habitaient ceux qu'Isaac appelait les Supérieurs. Le reste des habitants se séparaient en deux catégories. Premièrement, la « Populace », qui dormaient là où ils le pouvaient, travaillaient toute la journée pour permettre à la ville de survivre, et devaient se battre pour le moindre morceau de nourriture. Et deuxièmement, la classe la plus basse, pas même considérée comme des êtres humains, les « Servants ». Esclaves aurait été un terme plus juste. Ils appartenaient aux Supérieurs qui avaient tous les droits sur eux. Ils s'en servaient pour réaliser leurs tâches domestiques, mais aussi pour se défouler voire même pour s'amuser.

Magni fut ensuite conduit à sa nouvelle chambre, une suite inoccupée parmi les immeubles habitables, comprenant une chambre, une salle de bain, et un salon. Comme les Supérieurs étaient peu nombreux plusieurs suites de ce type étaient restées vides, ce qui renforçait le sentiment d'impuissance des autres habitants qui savaient qu'elles étaient proches mais n'avaient aucun moyen d'y accéder. Quelques minutes plus tard, Isaac entra, une laisse à la main. Au bout de celle-ci était enchaîné un jeune garçon -17 ou 18 ans tout au plus- sale, émacié, habillé de haillons, le corps couvert d'hématomes violacés, de marques de brûlures, et de blessures du toutes sortes. Une masse de cheveux noirs et emmêlés cachait en partie son visage. Il avait un air abattu, légèrement absent, et Magni pouvait sentir la terreur sans bornes qui l'habitait, ainsi qu'une rage immense, un sentiment de révolte enfouit profondément dans l'esprit de l'adolescent, qui semblait n'attendre qu'une étincelle pour se réveiller. Le ledrblaka senti son estomac se nouer, et une vague de nausée l'envahit. Ce gamin était la raison pour laquelle il était sur Terre, il le sentait. Et quelqu'un avait osé lui faire du mal. Cette personne allait le payer de sa vie. Mais pas maintenant, il devait se contrôler, ne rien laisser transparaître sur son visage, retenir ses griffes, jouer le jeu. « Je te présente ton nouveau Servant » fit Isaac d'une voix perverse « il me sert normalement de punching-ball, mais j'en trouverai facilement un autre. C'est tout ce que j'avais sous la main qui soit à peu près capable de faire à manger, le ménage, enfin tu vois l'idée. Il est docile à souhait, tu verras, tu vas bien t'amuser. » Il marqua ses derniers mots d'un rire mauvais, un éclat de sadisme brillant dans son regard. Magni se força à sourire, et Isaac reparti, expliquant que gérer une ville représentait un travail énorme. Mais bien sûr pensa Magni comme si ce déchet faisait quoique ce soit d'utile de ses journées... Il se tourna alors vers le jeune Servant et, après lui avoir retiré sa laisse, lui demanda son nom d'une voix douce. Le garçon se recroquevilla encore un peu plus sur lui-même, les yeux toujours baissés, et lui répondit d'une voix tremblante que les Servants n'avaient pas de nom. Le ledrblaka se pencha jusqu'à ce que leurs visages soient à la même hauteur. « Regarde-moi » lui demanda-t-il, s'efforçant de prendre un ton rassurant. L'autre leva timidement les yeux, et leurs regards se croisèrent pour la première fois. Le temps sembla s'arrêter durant quelques secondes. Magni en était désormais certain, ce garçon était bien ce qui l'avait attiré ici, sur cette planète puis dans cette ville. Son Bêtalpha. Le petit était toujours effrayé, mais quelque chose avait changé. Un sentiment de confiance était en train de naître en lui, trop faible pour se faire réellement entendre pour l'instant, mais bien présent. C'était l'un des avantages d'être un ledrblaka, une forme de pouvoir empathique inné que certains, comme Magni, avait suffisamment travaillé pour pouvoir non seulement sentir les émotions d'autrui, mais aussi leur apporter une forme de confort et de sérénité au travers un simple regard ou d'un contact. Cela, associé au lien de Bêtalpha, signifiait qu'il pourrait permettre au garçon de se sortir du traumatisme qu'il avait traversé bien plus rapidement que n'importe qui d'autre. « Ecoute-moi bien, d'accord ? Je ne vais pas te faire de mal, je te le promets. Je refuse de te considérer comme un Servant, toi ou n'importe qui d'autre d'ailleurs. Tu es un être humain, et tu as le droit d'avoir un nom. La façon dont tu as été traité est horrible, et je sais que tu n'es probablement pas en état d'intégrer ce que je te dis pour l'instant, mais ce n'est pas grave, ça viendra. Pour le moment tu vas manger et morceau et dormir. Demain tu te sentiras déjà un peu mieux. ». Le jeune noiraud l'avait fixé durant tout son monologue, un début de compréhension, un espoir, commençait à se dessiner dans son regard, mais la peur les empêchait de grandir. Il entrouvrit la bouche, la referma, sembla hésiter. « Levi » murmura-t-il finalement avant de reculer rapidement, les yeux agrandis par la peur, les bras légèrement relevés dans un mouvement de protection. « Levi » répéta Magni de sa voix douce. « C'est un joli prénom. ».

Le jeune homme prit ensuite le temps de nourrir le garçon puis de le mettre au lit. Son air d'animal effrayé et hébété ne le quitta pas, même si Magni sentait qu'un conflit l'agitait de l'intérieur, cette graine de confiance tentait toujours de se frayer un chemin tandis que la peur lui interdisait de passer.

Une fois Levi endormi, Magni se replia au salon. Là, il laissa couler ses larmes. Rage, frustration, tristesse, autant d'émotions intenses déclenchées par la rencontre de cet être dont il ne savait rien mais avec lequel son âme était profondément liée, entrelacée même. Il maudit Isaac, maudit ce lien de Bêtalpha et l'absence de contrôle qu'il avait sur celui-ci, maudit la Terre, les humains, la Brume Noire, la Détonation, ce maudit lui-même.

Il finit tout de même par se reprendre. Il devait être fort, si ce n'était pas pour lui-même, il devait au moins l'être pour Levi. Le lien qui existait entre eux était extrêmement rare. Seul les ledrblakas les plus puissants pouvaient espérer y avoir droit. Espérer uniquement, car rien ne garantissait jamais son apparition. Personne ne savait d'ailleurs précisément à quoi il était dû, ni ne connaissait sa nature exacte. Ce qui était clair en revanche, c'est qu'une relation hors du commun était vouée à s'établir entre deux êtres ainsi reliés. Le concept humain d'âme sœur était probablement ce qui s'en rapprochait le plus, mais cette idée restait d'une pâleur incommensurable en comparaison à ce lien magique.

Magni prit une grande inspiration. Le petit était désormais en sécurité. Ce soir, il avait mangé à sa faim et pouvait désormais se reposer. Il lui faudrait bien sûr du temps pour se remettre de ce qu'il avait vécu, et cette expérience continuerait de le hanter tout au long de sa vie, mais il serait probablement capable dès le lendemain d'accepter que la situation avait changé, et de lui accorder sa confiance, au moins en partie. Le ledrblaka lui révèleraît alors sa véritable nature, et tous deux quitteraient cet endroit. Il avait plus envie que jamais de tuer Isaac, mais le meurtre était toujours contraire à ses principes. Il décida donc qu'ils tenteraient de partir discrètement, mais que si Isaac croisait leur route, il ne lui accorderait aucune pitié.