Semaine 18.4 - Lison et Auguste

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Auguste adorait ces moments volés. Ils étaient la première chose à laquelle il pensait le matin au réveil, ils étaient ce qu'il attendait avec impatience toute la journée, ce qu'il tournait et retournait dans sa tête quand, couché dans son lit, il cherchait le sommeil. Lison avait ajouté de la lumière dans sa vie si morne d'enfant malade. Le garçon avait été dans un premier temps surpris par sa spontanéité puis s’y était habitué jusqu'à ne plus pouvoir se passer de cette étincelle. Lison était si gentille... Lui qui vivait cloîtré avec un père vieillissant, presque mutique, et quelques domestiques aussi discrets que possible, n'avait eu jusqu’alors que la compagnie des amis de son père, les rares qui le visitait, et celle des médecins qui, toujours en silence, l'oscultaient hebdomadairement aussi la compagnie de cette jeune fille de – plus ou moins – son âge était rafraîchissante.

Lison avait débarqué avec sa langue bien pendue, ses tresses chocolat et ses yeux presque trop grands pour son visage. Elle avait envahi son insipide quotidien. Pendant ses visites, la jeune fille avait rapidement commencé à amener de quoi s'occuper les mains, ce qu'Auguste trouvait éminemment admirable. Des menus travaux de couture, de broderie, parfois des tricots. Et alors que ses mains volaient, elle parlait, le faisant rêver. Ou elle écoutait, et il avait l'impression d’être important. Elle savait écouter. En réalité, il se sentait vivant pour la première fois depuis des années.

Suivant son exemple, Auguste avait ouvert un nouveau carnet de croquis. Il avait toujours aimé dessiner mais il n'y avait jamais consacré tant de temps. Avec Lison, il avait repris cette habitude, croquant des paysages, des visages. De fait, le motif qui revenait le plus souvent était celui de Lison. Il la dessinait souvent, n'étant jamais satisfait du résultat. Il manquait toujours quelque chose, une étincelle dans le regard, un sourcil levé ou une moue sarcastique. Alors il les reprenait, encore et encore, se lançant le défi d’en réaliser un dont il pourrait être content. Il la voyait dès qu'il fermait les yeux, dans sa robe si simple et son tablier blanc qu'elle avait fièrement déclaré avoir brodé elle-même. Il avait été admiratif en l'apprenant, car le tracé était très fin. Qu'il aurait aimé avoir une compétence aussi utile !

Un jour, il avait demandé à Lison de lui enseigner le tricot. Elle avait ri, mais pas méchamment, ç’avait seulement été par surprise de cette requête incongrue. Avec patience, elle lui avait expliqué les bases, le reprenant régulièrement, guidant ses mains jusqu'à ce que son geste soit convenable. Et dès lors, Auguste avait trouvé un nouveau passe-temps. Parfois, il se trompait et attendait la visite de son amie pour qu'elle l’aide. D'autres fois, il s'installait face à la cheminée, confortablement enfoncé dans son fauteuil, et s'émerveillait de créer quelque chose à partir de si peu. Il cachait toujours son ouvrage des yeux de son père et des mains des domestiques, sachant qu'ils ne cautionneraient pas cette activité, mais il ne s'arrêtait pas pour autant.

Les rencontres se poursuivirent pendant des mois. L'hiver laissa place au printemps, puis à l'été, et bientôt une année avait passé.

Puis Lison un soir ne se présenta pas. Auguste fut très surpris, car la jeune fille n'avait jamais manqué un seul de leur rendez-vous, du moins sans le prévenir avant. Le lendemain, il fit le guet à sa fenêtre, mais elle ne vint pas non plus. Ni le troisième jour. Enfin, au cinquième, inquiet, Auguste décida de se mettre en action.

Après le passage dans sa chambre de la gouvernante, responsable de la maison en l'absence de son père, le garçon enfila un manteau, enroula son écharpe autour de son cou et ouvrit la fenêtre. Il jeta un coup d'oeil dehors, jugeant de la hauteur. Il n'avait jamais remarqué à quel point le rebord était éloigné du sol. Lison n'avait-elle jamais peur de grimper ? Il déglutit. Il devait le faire, il devait s'assurer qu'elle allait bien. Il en avait marre d'être enfermé sans jamais rien faire. Il devait agir. Alors il passa la jambe par-dessus le rebord, posa le pied sur la toiture. Il sortit enfin tout son corps, et rabattit doucement la fenêtre pour éviter les courants d'air qui rendraient suspicieux les domestiques.

Il avança lentement vers le bord. Oh, c'était vraiment haut. Il tâta jusqu'à trouver la grosse glycine. Lison passait par là. Si elle y arrivait si facilement avec ses jupes, il devrait réussir aussi, non ? Ce fut plus complexe qu'il ne l'avait pensé, et la peau trop tendre de ses paumes était toute écorchée, mais il finit par atteindre le contact dur et rassurant du sol. Ses pieds bottés s'enfoncèrent dans la neige boueuse. Il les regarda avec une sorte de merveille étonnée. Cela faisait si longtemps qu'il n'était pas sorti ! Il avala une quinte de toux, éternua, se moucha, remonta ses lunettes et reprit son chemin. Comme Lison, il passa au-dessus de la barrière. Par chance, il n'y avait aucun passant pour le voir s'écraser sans grâce de l'autre côté. Il manqua de se tordre la cheville mais parvint finalement à rétablir son équilibre.

Un peu gêné de son manque d'agilité, il frotta machinalement le devant de sa veste pour en ôter des saletés inexistantes avant d'observer son entourage et de se rendre compte de son ignorance du monde extérieur. Il vivait depuis sa naissance dans cette maison et n'avait pourtant jamais pu explorer le quartier. Non mais quelle idée franchement, sortir comme ça... Il ne savait même pas où habitait Lison ! Il allait reculer quand il remarqua l’une des façades. Elle était d'un blanc presque rosé dans la lumière du crépuscule. Auguste sourit : son amie lui en avait parlé, disant qu'elle passait devant et trouvait toujours très belle la lumière qu'elle projetait au fil de l'année. Plus décidé, le garçon entama sa marche.

Tant de couleurs ! Tant de gens ! Ils allaient dans tous les sens, des femmes portant un panier, des enfants courant les uns après les autres. C'était si animé que le garçon en eut le tournis. Tant de vie ! Ses yeux dévoraient ces visages inconnus, faisant la réserve pour ses prochains croquis. Ses pas le menaient dans des ruelles aussi pittoresques que les images dans ses livres de géographie. Toutes ces merveilles existaient-elles vraiment à si peu de distance de sa maison ? Comment avait-il fait pour en ignorer la présence ? C'était si incroyable qu'il en avait le souffle coupé. Il toussait souvent, ses poumons gênés par l'effort physique inhabituel, la fumée des cheminées et l'air si froid qu'il en paraissait physiquement présent, mais il n'en avait cure. Il se sentait vivant. Tant d'expériences nouvelles !

Puis la pensée de son amie portée disparue lui revint et il se reprit. Se basant sur les récits de Lison, il parvint peu à peu à retrouver son chemin jusqu'à la bâtisse qu'elle lui avait quelquefois décrite, une maison un peu à l'écart de la ville, entourée de divers bâtiments plus petits. Les annexes de la ferme sûrement. Et soudainement Auguste hésita. Pouvait-il vraiment se présenter à la porte, juste comme ça ?

Avant de reculer, Auguste s’obligea à parcourir le chemin restant. Une vache s'approcha en meuglant amicalement et il fit un bond en arrière. Quelle énorme animal ! Mais son œil était doux et la bête parut aussi effrayée que lui. Elle s'éloigna sans demander son reste, retournant à la compagnie de ses quelques congénères. Auguste l'observa, le cœur battant, mais elle ne semblait pas vouloir revenir, aussi reprit-il son parcours, et, enfin, parvint à la maison. Et avant de perdre le peu de courage qu'il avait, il leva le poing et l'abattit sur l'épais bois du battant. Le son résonna sourdement. Devait-il frapper à nouveau ? Avait-il été entendu ? Ciel, il ne savait même pas toquer à une porte.

Elle s'ouvrit vivement, révélant une matrone armée d'un rouleau pâtissier farineux. Il sursauta. Il ne s'était pas attendu à tomber sur quelqu'un d'autre que Lison, et voilà qu'il se trouvait nez à nez avec celle qui devait être sa mère. Il toussa, et la femme recula d'un pas. Elle ressemblait à sa fille, avec les mêmes cheveux et le même grain de beauté au-dessus du sourcil. Ou plutôt, sa fille lui ressemblait.

- Bonjour, fit bêtement Auguste.

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