Semaine 8.6 - Les disparus du phare

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Marshall n’en peut plus de cette tempête. Des ouragans, il en a rencontré des tas, que ce soit pendant son enfance sur les côtes écossaises, lors de ses vingt années de navigation à travers les océans ou durant sa carrière en tant que gardien de phare. Pourtant, celle-ci le met particulièrement sur les nerfs. Certes, elle est violente, mais il a vu pire. Ce doit être les crises de MacArthur et de Ducat. Oui, c'est évident. Par moment, ils lui paraissent fous, à regarder dans le vide, l'air hébété, pour en ressortir totalement affolés, angoissés par leurs visions. Il frémit. Leur délire serait-il contagieux ? Il n'espère pas. Il reste encore huit jours avant qu'un navire accoste et puisse emporter les malades. Huit jours au minimum pendant lesquels il lui faudra s'occuper de ses deux collègues qui semblent retournés en enfance. Le 21 décembre, pas avant. Le vieil homme soupire, passant une main rugueuse sur son visage.

Il est vrai que la nuit du 13 au 14 n'a pas connu de nouvel incident majeur mais Marshall n'a pas pu se reposer, énervé qu'il était par les derniers événements. En effet, en fin d'après-midi, il a empêché MacArthur d'enflammer les poutres de la pièce centrale -il agitait un tisonnier chauffé à blanc, soit disant pour repousser la mystérieuse Elle- puis Ducat s'est mis à geindre et à pleurer avant de tout simplement perdre connaissance. Enfin, le doyen a de nouveau fait des siennes en tentant d'ouvrir la porte principale pour qu'Elle puisse sortir car Elle était enfermée dans la cuisine.

Marshall réprime un nouveau bâillement. Ses yeux piquent mais il ne peut pas dormir. Pas avec ces énergumènes éveillés. Un instant, il songe à les assommer mais repousse l'idée. Ce ne serait pas très gentil. Mais peut-être s'y résoudra-t-il s'ils persistent à agir d'une manière aussi... absurde. Le vieil homme frotte encore ses yeux avant de se lever. Il préfère mettre toutes les chances de son côté pour ne pas sombrer dans le sommeil. Il frappe les pieds contre le sol, la vibration résonnant dans sa chair, agite les bras pour faire circuler le sang.

Vers le milieu de la journée, Marshall profite du silence que lui procure l'endormissement soudain de MacArthur et de Ducat, étrangement lovés sur le carrelage de la cuisine. Ne voulant pas les réveiller, de crainte que le cirque reprenne, il se contente d'étaler des couvertures sur les corps inanimés. Le quinquagénaire ferme les paupières de contentement. Le calme. Il avait oublié sa saveur. Yeux clos, il écoute le fracas de la tempête contre les murs du phare, le rugissement du vent et le ressac des hautes vagues en contrebas de la falaise. L'ouragan lui paraît étrangement paisible après les turbulences causées par MacArthur et Ducat.

Discret, Marshall s'affaire dans le logis, redressant les objets renversés, récurant le sol à l'endroit où un bol de riz-au-lait est tombé. L'après-midi est avancée quand les deux gardiens se réveillent, calmes et frais, ne gardant aucun souvenir de leur crise de démence. Après s'être assuré que les laisser seuls ne mettra pas le phare en péril, Marshall s'effondre sur son lit et s'endort dans l'instant pour n'émerger que le lendemain matin.

Il baille longuement, s'étire. Puis se souvient d'un coup des événements la journée précédente. Sautant sur ses pieds, il se retient un instant contre la porte, le temps que le voile noir qui couvre ses yeux s'enlève, avant de dévaler l'escalier. MacArthur et Ducat sont tranquillement installés dans la pièce principale, le premier buvant un épais café tandis que le second est plongé dans un roman. En entendant le nouveau venu ils lèvent la tête mais ne semblent pas perturbés. Marshall soupire lentement, soulagé. Le délire n'a pas repris.

MacArthur fait un vague geste vers la cuisinière :

- Café ?

Le quinquagénaire hoche la tête et savoure la boisson chaude. Habituellement, il n'aime pas ça, et ce café est vraiment corsé, bien qu’étrangement revigorant, mais sa tiédeur envahit peu à peu les moindres pores de sa peau, laissant un petit feu dans le creux de son estomac. Pouah, le goût est toujours aussi affreux, pourtant le vieil homme doit bien admettre que cette sensation calorifique est... réconfortante. A dix heures, le ciel se dégage brusquement. Avec un soulagement intense, les trois gardiens sortent du phare où ils ont été enfermés trois jours durant, inspirant avec joie l'air piquant de la brise marine. Le souffle du vent, bien que toujours fort, est d'une vigueur plus habituelle pour l'île. Marshall lève le visage vers les quelques nuages restants, fermant les yeux de béatitude.

Le reste de la matinée passe sans incident. Ducat monte laver les lampes et les remplir de pétrole pour n'avoir qu'à les allumer le soir venu, tandis que MacArthur, grinçant et baillant, prend son tour de sommeil. Marshall, lui, sort son carnet de bord peu après le déjeuner. Il charge soigneusement son porte-plume en encre. La veille, il n'a rien noté. Il a oublié de le faire, occupé qu'il était à empêcher le phare d'imploser.

15 décembre. 13 heures. Tempête terminée. Mer calme. Nous aussi.

Le vieil homme pose son stylographe sur la table, savourant ces quelques mots. Enfin ! Il peut enfin l'écrire ! Il se laisse tomber contre le dossier de sa chaise. Son dos heurte le bois dur mais qu'importe, le calme est revenu. Il sourit comme un bienheureux sans savoir que sa joie sera de courte de durée.

En effet, l'heure suivante déjà, MacArthur commence à s'agiter. Alors qu'il dormait, il a crié qu'Elle était là et voulait le manger. Réveillé de son cauchemar, il ne s'est pas apaisé, bien au contraire. Battant des bras devant son visage, fermant les paupières pour fuir sa vision, il gémit, hurle encore, pleure. Marshall ne parvient pas à le calmer et, impuissant et fatigué, ne peut que le surveiller pour l'empêcher de se blesser seul. Finalement, un peu après quatorze heures, MacArthur se recroqueville dans un coin et se mure dans le silence. Ses yeux se meuvent dans tous les sens, sautant, roulant dans un mouvement saccadé tandis qu'il marmonne de temps à autre des paroles incompréhensibles.

Épuisé, Marshall refait pourtant soigneusement les lits, pliant les plaids avec attention. Puis il poursuit son rangement dans la cuisine, où il lave et range chacun des couteaux et autres instruments de cuisine avant de les poser délicatement dans leurs tiroirs. Ses mains s'agitent pour empêcher son esprit de s'endormir. Non, il ne peut pas encore se reposer, pas avec MacArthur dément. L'idée de le laisser sous la surveillance de Ducat est tentante si l'on oublie que ce dernier a lui-même eu des crises de folie. Le vieil homme frotte sur son visage sa paume rougie par le savon noir, tentant d'en ôter la fatigue. C'est peine perdue. Réprimant un bâillement, Marshall parcourt le salon du regard. Son dos se redresse brutalement. Ducat a disparu. Il était pourtant là, dans son fauteuil favori, à peine deux minutes plus tôt !

Après une très courte fouille, il retrouve le gardien dans la chambre, assis à côté de MacArthur, se balançant sur un rythme lent.

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