Semaine 4.1 - Un livre pour s'évader

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Camille a onze ans quand elle découvre le monde. Quoique, à peu près onze ans serait plus précis car elle ne connaît pas sa date de naissance. Tout ce qu'elle sait, c'est que les sœurs l'ont trouvée au pas de la lourde porte du couvent Sainte Marie des Enfants, un matin de mi-mai, alors qu'elle n'avait que deux ou trois ans, à moitié morte de faim. D'un maigreur inquiétante, elle était vêtue de haillons sales et déchirés et portait une petite gourmette d'argent au cou, le seul bien qu'elle possède encore. Depuis, Camille gagne un an à cette période là. Oui, à peu près onze ans est plus exact.

Il est assez tôt dans la journée, à peine six heures passées, mais le bâtiment est déjà en effervescence. Le caquetage d'une centaine de petites filles rebondit sur les murs. Les roses, c'est-à-dire les fillettes de trois à huit ans, font leur toilette avec l'aide de quelques sœurs tandis que les bleues, celles qui ont plus de quinze ans, sont surexcitées. Elles se préparent. Aujourd'hui est un grand jour puisque les plus âgées d'entre elles quittent l'orphelinat : deux rejoignent leurs fiancés ; dix autres ont obtenu des rôles dans différentes familles de la région en tant que lavandière, femme de chambre ou même gouvernante dans le cas de la plus chanceuse ; enfin, les dernières commenceront leur noviciat dans une abbaye voisine.

Camille ne veut pas entrer dans les ordres. Certes, les chants sont beaux, mais déjà les messes matinales lui paraissent interminables et son fessier ne veut plus du contact dur avec les bancs en bois ; alors le vivre par choix, plus souvent ? Ce serait sans elle. L'enfant noue la ceinture vert pâle autour de sa taille en fixant le psyché en face d'elle. L'an prochain, ses camarades et elles auront une ceinture d'un vert plus soutenu et n'auront plus que de petits miroirs de poche afin de ne pas cultiver le péché de vanité mais pour l'heure, elles y ont encore droit. Camille se trouve mignonne, somme toute, avec ses cheveux blonds. Elle les porte courts car les longs demandent trop d'entretien et la fillette ne peut pas les regarder sans penser à l'auréole lumineuse de la Vierge Marie. Camille glisse une main entre les mèches et grimace. Encore des nœuds. Toujours des nœuds. La moue fait rebondir ses joues encore rondes de l'enfance. Elle n'aime pas sa peau non plus, trop pâle, qui donne l'impression qu'elle est constamment malade. Il y a peu de chances qu'une famille la choisisse comme fiancée pour l'un de ses garçons.

L'enfant roule les épaules en arrière, lance un dernier regard à son reflet puis rejoint ses camarades. Elles sont prêtes. D'un pas se voulant tranquille, les fillettes parcourent les couloirs en se pressant les unes aux autres, échangeant des murmures surexcités, les robes blanches froufroutant autour de leurs chevilles. Camille est un peu à l'écart. Elle n'apprécie pas spécialement la compagnie des filles de son âges, leur préférant les plus jeune. Elle s'échappe d'ailleurs du groupe quand il atteint le dortoir des roses. Elle toque doucement à la porte et actionne la poignée.

- Camille ?

- Bonjour, Sœur Bénédicte.

Elle incline docilement le haut de son corps en une respectueuse révérence.

- Je pensais peut-être pouvoir vous aider.

Son affirmation a un ton interrogateur que vient rassurer la sœur avec un léger hochement de la tête. Soeur Bénédicte a l'habitude de voir la fillette dans ce dortoir, cette dernière jouissant d'un certain prestige auprès des roses qui l'idolâtrent. Comme Camille les aime beaucoup et apporte toujours son aide, la superviseure ne s'en formalise pas, des mains supplémentaires étant précieuses

- Occupe toi de Prune, veux-tu ?

Camille sourit avant de rejoindre la petite. Âgée de seulement quatre ans, elle est l'une des plus jeunes des roses et elle adore Camille qui le lui rend bien. Prune est assise sur son lit, enveloppée dans une serviette rêche. Ses cheveux sont encore humides du bain qu'elle vient de quitter. Camille l'aide à se sécher. La petite pouffe quand le souffle chaud de la première vient chatouiller son cou alors qu’elle lui passe sa robe. Bientôt, toutes les roses sont prêtes et sortent de la pièce en se tenant la main, encadrées par trois sœurs responsables.

A mesure que la procession approche de la cour principale, les caquetages se taisent pour laisser place à une silence solennel. Le soleil n'est pas bien haut et l'air est froid même si le printemps n'est plus loin. Le vent s'enroule autour des jambes des fillettes avec fourberie, gelant leurs membres et glaçant leur peau. Plusieurs ont pensé à prendre un châle que les autres leur envient. Camille resserre le sien, jouissant de la chaleur encore attachée à ses fibres.

Elles attendent. D'ici peu, les familles arriveront chercher leur nouvelle domestique ou fiancée et une voiture emportera les candidates au noviciat. Après seulement, les petites restantes pourront retourner au chaud pour commencer les cours. Une légère rumeur monte entre les rangs de petites filles. Camille tend le cou. Ce sont les plus vieilles, celles qui partent, elles viennent de sortir. Leurs joues sont roses -l'excitation, le froid ?- et elles ont quitté les robes de l'orphelinat. La fillette les envie. Elle n'en peut plus de rester ici, entre les sœurs et ses camarades, sans rien savoir de ce qui se passe derrière les grilles. Elles, elles vont le voir, le vrai monde. Camille, pour sa part, doit encore attendre quelques années. Elle trépigne, piétinant les dalles dans un espoir de se réchauffer. Que le temps est long ! Enfin, les quelques élues disparaissent, englouties derrière les sombres portières des voitures, et les petites peuvent quitter la cour.

Camille s'attarde. Non pas qu'elle aime la morsure du vent mais la solitude est rare dans un établissement comme l'orphelinat, tout comme la tranquillité. La petite fille tend le visage vers le ciel. Quelques gouttes d'eau s'enfuient des nuages et atterrissement sur ses joues. Surprise, elle se redresse si vite qu'elle manque de tomber. Il pleut. L'enfant lève les mains et lâche un rire ravi quand les gouttes éclatent dans ses paumes ouvertes.

Son regard est attiré par un éclat rougeâtre dans un coin de la cour. Jetant un coup d’œil autour d'elle, Camille s'approche. C'est un livre, de la taille de la petite bible que toutes ont sur leur table de chevet. La couverture est écarlate mais sans fioriture aucune. Curieuse tout en se demandant si c'est une bonne idée, la fillette glisse un doigt sur l'objet puis s'en saisit avec détermination. Après tout, un livre ne devrait pas être laissé ainsi, sous la pluie. Il pourrait être abîmé. L'enroulant dans son châle pour le protéger, Camille court vers la grande porte principale. Ses pieds bottés claquent dans les flaques, projetant de l'eau boueuse sur le bas de sa robe. Mince, elle va devoir faire une lessive ce soir. Poussant le lourd battant, l'enfant se faufile à l'intérieur. Il n'y a personne dans le hall mais elle essaie quand même de rester silencieuse alors qu'elle monte dans son dortoir pour y cacher sa trouvaille. Quitte à être en retard pour les cours, autant l'être vraiment !

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