Chapitre 2

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Durant quelques semaines, j’ai vécu comme dans une bulle. On se retrouvait presque tous les midis et soirs, à jouer à World of Titans ou manger des hamburgers à discuter de tout et de rien.

J’ai appris que, enfant, Minami chipait les vêtements de son frère pour se faire passer pour lui ou qu’elle prenait systématiquement sa défense lorsqu’il faisait des bêtises. Elle lui porte une affection sans borne.

Arrivés au collège, ce fut au tour de Victor de protéger sa sœur : elle devenait une belle jeune fille et donc la proie des garçons. Victor grandissait lui aussi donc il comprenait le désir des jeunes de son âge, disait-il, et Minami ne voyait rien venir elle : elle était tellement douce et gentille. L’innocence même.

Victor me ramenait parfois en moto, parfois à pied, Minami ne pouvant pas se montrer avec lui en public. Cette histoire m’attristait énormément : ces deux-là avaient une connexion exceptionnelle que leurs parents tentaient en vain de détruire. Malheureusement, ils devaient faire scrupuleusement attention à ce que personne de leur entourage ne les voient ensemble.

Un soir, en me déposant chez moi à moto, Victor me demanda si je vivais seul.

« Presque... », lui répondis-je, vaguement.

Il n’a pas insisté. Heureusement. Depuis quelques jours, elle rentrait tôt et épiait tous mes faits et gestes. Je la voyais derrière les rideaux crasseux de la cuisine. Depuis le matin du fameux petit déjeuner, elle ne m’avait pas adressé la parole. Cela ne me dérangeait absolument pas : depuis longtemps elle était devenue presque une étrangère pour moi.

Un matin, en arrivant au lycée, je vois Minami assise sur mon banc la tête entre les mains, ses longs cheveux noirs faisant un rideau autour de son visage. Je m’assois près d’elle et d’emblée elle se jette contre moi. Surpris, je la prends dans mes bras et constate qu’elle pleure.

« - Minami ? Que se passe-t-il ?, lui demandais-je en lui caressant doucement les cheveux.

- Un ami de papa... nous… nous a vu tous… tous les trois au… au fast-food la dernière fois… Bien sûr, il n’est pas… pas… au… au courant de ce qu’il s’est passé… à… à la maison… la version o-o-o-fficielle est… est... que Victor est allé… allé… allé étudier dans un pays étranger… et… et…

- Chut… Calme-toi s’il te plaît… Je ne comprends pas ce que tu dis... Viens je vais te prendre une bouteille d’eau... »

Depuis le temps que je rêve de la prendre dans mes bras, il a fallu que ce soit dans cette situation. Plutôt que la cafétéria infecte du lycée, je l’emmène à la pâtisserie située deux rues plus loin où je lui commande un gâteau et un grand café. Je les lui apporte et m’assois en face d’elle. Elle déguste sa boisson lentement pendant que des grosses larmes roulent le long de ses joues rosies par le chagrin.

« - Ça va un peu mieux ?

- …, elle hoche la tête.

- Maintenant, essaye de m’expliquer la situation tu veux ? »

Elle renifle et se lance.

« - L’associé de papa est venu dîner à la maison hier soir. Lorsque maman a apporté les apéritifs, il m’a regardé et me demande de but en blanc si Victor compte se joindre à nous…

- …

- J’ai été aussi surprise que toi. Nous avons pourtant bien fait attention… Au lycée, nous n’avions rien à craindre pourtant… J’ai bafouillé en lui répondant que Victor n’était pas rentré et c’est alors qu’il surenchérit en affirmant nous avoir vu dans un fast-food, en compagnie d’un autre jeune homme aux cheveux bruns, la semaine dernière. Ça a été une catastrophe Yuri ! Maman a lâché le plateau apéritif, tout s’est fracassé par terre. En même temps, ça a été une parfaite diversion. Tout le monde a accouru aider maman… sauf papa qui m’a jeté un regard noir avant de se lever. Le dîner s’est déroulé dans une ambiance si tendue que les invités ont refusé le dessert et se sont limite enfuis... »

Les larmes de Minami redoublent d’intensité. C’était donc vrai… Ils n’ont vraiment pas la possibilité de se voir librement… Moi qui croyait que Victor exagérait avec son «couic»... Je m’approche d’elle pour la réconforter et elle pose sa tête sur mon épaule. Un frisson me parcourt. Elle continue son récit, parfois perlé de soubresauts mais je ne la coupe pas, comprenant qu’elle a besoin de parler.

Une fois l’associé et sa femme partie, son père lui a demandé de l’attendre au salon. Sa mère n’arrêtait pas de tourner en rond, comme un animal en cage. Lorsqu’il est entré dans la pièce, elle s’est immobilisée en attendant le verdict. La peur se lisait dans ses yeux. Selon Minami, il émanait de son père une telle colère qu’il était impossible de le regarder. Et là, les cris ont commencé : son père exigeait d’elle que plus jamais elle ne revoit son frère, qu’il était la honte ultime de la famille et que si elle ne voulait pas finir à la rue elle lui devait obéissance. Sa mère n’a pas dit un mot : ni pour la défendre elle, ni pour défendre Victor. Prostrée dans son mutisme, elle n’a pas réagi.

« - Je n’ai pas la force de Victor… Je ne pourrais jamais vivre sans l’aide de mes parents… Yuri… Qu’est-ce que je dois faire ?

- Je ne sais pas Minami… C’est horrible ce qu’il te fait… Il n’a pas le droit de te séparer de ton frère comme ça… C’est inhumain... »

D’un commun accord, nous décidons de ne pas aller en cours aujourd’hui. Après tout, nous sommes à la veille des vacances... Minami a besoin de se consoler et je veux être là pour elle. Elle redoute plus que tout le fait de devoir rentrer chez elle.

Comme je te comprends, tu n’as pas idée…

Nous flânons dans le centre commercial, puis en ville et nous finissons dans le parc. Il est presque 13h00. Elle semble aller mieux, bien que ses yeux ne reflètent qu’une tristesse infinie. Je m’assois le dos collé à un arbre et elle s’allonge, posant sa tête sur mes cuisses. Je lui caresse les cheveux et sent une profonde tendresse brûler au fond de moi. Elle me regarde et m’offre son premier vrai sourire de la journée. Elle finit par s’endormir : le fait d’avoir autant pleuré a dû l’épuiser.

Je la regarde : elle est tellement belle. La forme de son visage est d’un ovale parfait et ses lèvres sont pulpeuses à souhait. En revanche, elle n’a pas la fossette de Victor ni cette petite moue qu’il fait quand il sourit.

Je me demande si ses cheveux sont aussi doux que ceux de Minami…

Elle ouvre les yeux et semble désorientée. Elle me sourit timidement et s’excuse de s’être endormie. Je fais non de la tête…

Mon dieu qu’elle est belle au réveil ! Je fonds…

Elle pose une main sur ma joue et s’approche doucement. J’ouvre de grands yeux étonnés et elle pose un doigt sur mes lèvres, m’intimant de me taire. Minami passe ses mains autour de mon cou avant de presser ses lèvres sur les miennes dans un doux baiser. Une douce chaleur se répand dans mes veines. Je la serre contre moi espérant prolonger ce moment. Elle s’écarte tout doucement et pose son front contre le mien avant de me murmurer un « Merci ».

Je la raccompagne chez elle, main dans la main. A une rue de sa maison, elle préfère qu’on se sépare de peur que ses parents ne nous voient. Elle me prend dans ses bras et pose juste ses lèvres au coin de ma bouche. Je la regarde s’éloigner avec un pincement au cœur… elle se retourne et me demande d’aller faire un tour sur les docks pour elle.

Message reçu.

Je marche vers la maison de Victor l’esprit léger, je sautille presque. J’arrive devant son escalier rouillé et sourit en pensant que la dernière fois, il avait glissé de la troisième marche et avait atterri sur les fesses sur le trottoir. Lorsque j’entre dans l’appartement, je déchante aussitôt. Victor est allongé sur le lit, le visage tuméfié, les lèvres en sang, les yeux fermés. Mon sang se glace, je manque d’air. J’ai la désagréable impression d’avoir perdu quelque chose d’irremplaçable, d’inestimable. Je suffoque. Je m’appuie sur le meuble métallique de l’entrée et fait tomber quelque chose en verre qui se brise sur le sol. Victor sursaute, ouvre les yeux, paniqué et tente de se redresser. Il lève les bras devant lui pour se protéger d’une menace invisible.

« - Non… non…

- Chut, chut, le rassurais-je en accourant près de lui, chut c’est moi, Victor, c’est Yuri. Calme toi…

Je ne peux pas m’empêcher de le prendre dans mes bras. Il semble se calmer peu à peu.

- Bon sang que s’est-il passé ?

- Yuri… Yuri… j’ai mal, si mal… ne me laisse pas, s’il te plaît, ne me laisse pas… il pourrait revenir…

- Qui, Victor ? Qui pourrait revenir?

- Papa... »

Je sens la colère bouillir en moi. Je suis complètement hors de moi ! Serrant les poings de rage, je me lève et m’apprête à sortir quand Victor s’agrippe à moi, les yeux larmoyants me suppliant de rester.

Après avoir consolé la sœur voilà que je dois m’occuper du frère...

J’accepte. Je referme à clé la porte d’entrée après avoir vérifié que personne n’est dans la rue. Je vais à la cuisine faire chauffer un peu d’eau et pars à la recherche d’une serviette propre. Me plaçant près de Victor je l’aide à s’asseoir et à enlever son T-shirt. Sur son torse et ses côtes trois grosses marques violacées sont apparues. Je trempe le linge dans l’eau chaude agrémentée de gros sel et le passe sur son visage pour y nettoyer le sang.

Ses lèvres sont boursouflées et éclatées, de même que son arcade sourcilière gauche. Heureusement, malgré le geyser qui s’écoule de son nez, il n’a pas l’air cassé. Je ne me rends même pas compte que je pleure jusqu’à ce que Victor cueille une larme sur ma joue. Je m’excuse : ce n’est pas moi qui doit pleurer. Je finis par remarquer que sa boucle d’oreille a été arrachée. Je lui touche le lobe, il sursaute avant de poser son visage dans le creux de ma main. Mon cœur se serre et je sens comme des chatouilles au niveau de l’estomac. Je ne supporte pas de le voir aussi abattu, aussi vulnérable. Je décide de rester avec lui cette nuit. De toute façon, maman ne remarquera même pas que je ne suis pas là.

Je soumets l’idée à Victor : il soupire de soulagement, il n’osait pas me le demander. Je finis de nettoyer ses blessures et l’allonge sur le lit. Il finit par s’endormir.

Il doit être épuisé…

Décidément, ce n’est pas une bonne journée pour les jumeaux… Je le regarde dormir. Je ne me sens vraiment pas dans mon assiette : mon cœur bat trop fort, trop vite et j’enrage de le voir dans cet état. Je me surprends à pleurer à nouveau, ma poitrine me brûle. Je presse mon poing sur ma bouche pour qu’il ne m’entende pas. Je passe à la salle de bain me passer de l’eau sur le visage pour me calmer.

Après vérification dans mon portefeuille, il me reste assez d’argent pour passer à la pharmacie. Je regarde dans les placards de la cuisine et y découvre des sachets de nouilles instantanées.

Bon ça ira pour ce soir…

Je sors en faisant le moins de bruit possible. Arrivé à l’officine la plus proche, j’achète des compresses, des pansements, du rouge, de la crème anti-douleur et des analgésiques.

« C’est pour mon petit frère… Il apprend à jouer au vélo... » mentis-je à la pharmacienne.

Je repars en direction de l’appartement et passe devant une épicerie : j’hésite… Je cède et entre : je prends de la ciboulette, des œufs et deux tranches de jambon. Arrivé chez Victor, j’entre : il dort toujours paisiblement. Je m’approche et essuie une larme qui s’est égarée sur sa joue. Inconsciemment, il presse son visage contre ma main : mon cœur a un soubresaut mais je ne la retire pas. Du pouce, je caresse ses blessures : je me sens si mal à cet instant, ma poitrine menace d’exploser…

Dans la cuisine, je déniche deux bols et deux assiettes. Je mets de l’eau à bouillir pour cuire les nouilles et les œufs. Je cisèle la ciboulette et coupe le jambon en deux parts égales. J’entends Victor qui se réveille, je m’approche de lui.

« - Alors la belle au bois dormant ? Bien dormi ?

- Pas trop mal en fait !, me répond-il en essayant de sourire. Je rêve… Tu cuisines toi ?

- Bah faut bien manger hein... Reste là.»

Je repars vers le plan de travail où je verse les nouilles dans un bol, accompagnées d’œufs, de jambon et de ciboulette.

«- Merci… tiens çà me rappelle vaguement quelque chose…

- Je savais que tu aurais la référence (1)... », lui répondis-je en souriant.

Je l’aide à s’asseoir, il grimace de douleur et je serre les dents. Je lui tend un verre d’eau et un analgésique : il ouvre grand les yeux et accepte.

Et oui, je suis allé t’acheter des médocs mon pote.

Nous mangeons en silence. Soudain, il commence à pouffer. Il n’ose pas rire franchement parce que ça lui fait mal.

« - On a pas réfléchi à une chose, Yuri…

- Dit moi…

- Tu restes dormir, tu restes dormir… oui. Mais où ? »

C’est vrai. Hormis son lit minuscule il n’y a aucun endroit où je puisse m’allonger. Je ris. Il va falloir improviser. Je vais dans la salle de bain où je récupère deux grandes serviettes. Victor me donne deux malheureux petits coussins et l’une de ses couvertures. Je me prépare tant bien que mal un endroit pour dormir juste à côté de son lit.

Il propose un film. Je suis fatigué mais j’accepte. Avant cela, je lui propose de nettoyer un peu mieux ses blessures et de lui passer de la crème sur ses bleus. Il rougit et refuse, ne voulant pas me déranger. Je le rassure : après tout je suis resté pour ça non ? Je lui masse doucement les côtes où les marques violacées sont clairement devenues des bleus avec l’analgésique puis tamponne de rouge les blessures sur son visage. Ma haine refait surface et doit se voir sur mon visage.

« - Ne t’énerve pas pour si peu…

- Pour si peu ? Victor ! Tu as des bleus de la taille de mon poing, tes lèvres sont éclatées et ton arcade aussi ! Je t’ai retrouvé inconscient dans ton lit ! Victor… j’ai bien cru que... »

Il me prend dans ses bras et c’est là que je réalise que je pleure à nouveau.

Je suis ridicule… C’est lui qui a besoin de moi et c’est lui qui me console…

Mais je ne peux pas m’en empêcher, je pose ma tête au creux de son épaule et pleure à chaudes larmes. Finalement, c’est lui qui me passe la main dans les cheveux et me calme. Je finis par somnoler dans les bras de Victor. Je me dégage, confus, le remercie et m’allonge sur mon « lit ». Je me sens bizarre : heureux et triste à la fois, serein et agacé en même temps.

« Dors bien mon petit Yuri... »

Sur ces paroles je m’endors, un léger sourire sur les lèvres.

Où suis-je ? Ah oui… Chez Victor… J’ai trop chaud… Pourtant je suis allongé à même le sol… quelque chose est collé à moi… Victor ? Je sens son corps chaud contre le mien… C’est agréable… Je ne veux pas qu’il bouge… Je ne veux pas me réveiller non plus… Mais… Que… que se passe-t-il ? Je… Victor m’embrasse ? Ses lèvres au goût de sel sont si douces malgré ses blessures…

Je me réveille, un peu étourdi à cause de ce rêve étrange. Victor est bien dans son lit, la couverture rabattue sur sa tête et dort à poing fermé. Je me lève doucement et range mon couchage improvisé. Je ne sais pas quoi faire… Il est très tôt, je suis en vacances et Victor a besoin de repos. Je sors de l’appartement, m’assois sur les escaliers rouillés et regarde l’océan. Le ressac et le bruit des vagues m’apaisent l’esprit. Je n’arrive toujours pas à croire que le propre père de Victor et de Minami ait pu leur faire une chose pareille. Qu’il considère Victor comme une tare est un fait mais qu’il puisse le battre ainsi… ça me révulse. Je serre les poings.

A ce moment-là, Victor pose sa main sur la mienne. Je ne l’ai pas entendu arriver. Je lève les yeux vers lui et à nouveau ma poitrine se serre. Je pince les lèvres. Il soupire, me fait non de la tête et s’assoit près de moi.

Mais que fait-il ?

De sa main, il entrelace nos doigts puis pose sa tête contre mon épaule.

« Juste un instant s’il te plaît…

-Autant que tu veux... »

Il sursaute. Je l’entrevois sourire. Je réalise au moment même où je prononce ses paroles qu’elles sont on ne peut plus sincères. Je veux le protéger, je veux être là pour lui. Je veux surtout l’entendre rire et le voir heureux. Je suis prêt à tout pour ça. Je pose ma tête sur la sienne et nous restons un moment sans parler.

Mon téléphone se met à sonner…

Aussi tôt, cela ne présage rien de bon…

Victor s’écarte pour que je puisse me lever. C’est l’hôpital. Comme à chaque fois, mon visage se vide de son sang, mes mains deviennent moites et j’ai les jambes flageolantes.

« - A.. allô ?

- Bonjour, Yuri. C’est le docteur Chapelier. Les pompiers nous ont ramené ta mère à la limite de l’overdose, mon petit. Je lui ai fait un lavage d’estomac et elle est en salle de repos. Dis-moi, as-tu de quoi la laisser deux jours en chambre, Yuri ? Je sais que pour toi ce n’est pas facile…

- Ne vous inquiétez pas Dr Chapelier… J’irai consulter la mutuelle voire si elle est encore active… Je ne vous garantis rien vous connaissez ma mère… je passerai dès cet après midi si vous êtes là ?

- Pas de soucis, petit. Je t’attendrai. A tout à l’heure.» me dit-il avant de raccrocher.

Victor a assisté à toute la conversation, perplexe… Je ne sais pas quoi lui dire ni comment me comporter. J’entre dans l’appartement et m’affale sur son lit…

Il sent bon le Victor…

Il s’approche et s’assoit près de moi.

« - Bon tu vas me dire ce qu’il se passe ou il va falloir que je te tire les vers du nez ?

- Beurk… De si bon matin avec des mots si doux…

- …, il pouffe et me colle une tape sur le dos. Je me laisse aller aux confidences.

- Tu sais… ma vie n’est pas très rose elle non plus… Mon père s’est barré avec une midinette il y a de ça trois ans, vidant au passage tous les comptes. Ma mère ne l’a pas supporté et s’est mise d’abord à boire, puis c’est allé crescendo… jusqu’à la prostitution pour ses doses d’héroïne…

- Je… quoi ?!

- Attention, personne n’est au courant, sauf le docteur Chapelier, celui qui vient de m’appeler. J’ai refusé d’aller à l’aide sociale pour l’enfance, de peur de laisser maman toute seule… Je le regrette parfois… parce que depuis deux ans, elle sombre de plus en plus…

- Yuri ! Tu aurais pu nous en parler à Minami et à moi, nous aurions pu t’aider !

- Non, non… depuis que je vous connais tous les deux, vous avez mis des rayons de soleil dans ma vie et pour cela je vous serai toujours reconnaissant... »

Victor veut m’accompagner pour les démarches administratives que je dois effectuer pour ma mère. Je refuse : comment allons-nous expliquer son état de toute façon ? Il accepte donc de rester à l’appartement à la seule condition que je revienne ce soir.

Après être passé à la maison, pris une douche et fouillé pour trouver les documents dont j’aurai besoin, je me rends à la mutuelle : coup de chance ! Les prélèvements sont faits automatiquement chaque mois et sont à jour. Je soupire de soulagement. Je me dirige ensuite vers la banque où je vérifie les comptes… Ici, c’est moins réjouissant… nous sommes en milieu de mois et déjà presque à découvert… Je retire quand même de quoi lui acheter des vêtements dignes de ce nom et quelques affaires de toilette.

Après avoir effectué mes achats, je me pose au centre commercial avec un sandwich, dans l’attente des heures de visite à l’hôpital. Je réalise que je n’ai pas rappelé Minami. Je sors mon portable. Deux sonneries, trois sonneries, quatre sonneries… messagerie. Comme je ne sais pas quoi lui dire, je raccroche.

Je réessayerai plus tard. Allez ! Courage ! Direction l’hôpital.

J’arrive dans le hall d’entrée et me dirige d’emblée vers le bureau du Dr Chapelier. Après avoir réglé les différents frais, heureusement tous pris en charge par la mutuelle, il me demande si je souhaite lui rendre visite. Devant mon hésitation, il me rassure :

« Elle dort encore… tu sais... les médicaments... »

Je lui souris timidement et le suis.

J’entre dans la pièce. Elle est allongée, sereine, une perfusion à son bras gauche. Ses cheveux blonds lui font un halo lumineux autour de son visage d’une blancheur d’albâtre. Elle a des cernes énormes sous les yeux, qu’elle a marron noisette, et sur les bras une multitude de traces de piqûres et de bleus. Je remarque qu’elle est blessée, sa lèvre est fendue et elle a un bandage sur sa jambe droite. Je suis là, devant cette femme censée être ma mère : elle est dans un lit d’hôpital, endormie, assommée par les médicaments et… je ne ressens rien.

Absolument rien.

Je dois être un monstre.

Il est 15h00 quand je sors du bâtiment principal, après un entretien avec le médecin et l’assistant social. Ils m’ont appris qu’elle s’était battue avec d’autres drogués afin d’obtenir sa dose d’où les blessures : elle se serait pris un coup de poignard, qui aurait frôlé l’artère fémoral. Non seulement elle aurait pris de l’héroïne mais aussi d’autres substances tel que le LSD ou de l’ecstasy. Voilà qui explique l’overdose. L’assistant social me demande une fois n’est pas coutume si je souhaite partir dans un foyer pour jeunes, je refuse poliment. Il n’insiste pas : j’aurai dix-huit ans d’ici quelques semaines.

J’essaie de rappeler Minami. Rien, messagerie.

Bizarre.

Dans le bus qui me ramène chez Victor, je prends le temps de lui écrire un SMS. J’espère qu’elle va bien. De retour à l’appartement, je remarque un mot sur la porte.

Je serai là pour 16h30.

Je regarde ma montre, il est 16h15.

L’imbécile ! Il est censé se reposer !

Je m’assois sur les marches d’escaliers et l’attends. Trente minutes plus tard, je le vois arriver sur sa moto. Il descend assez péniblement et semble attendre quelque chose. Au coin de la rue, une vieille camionnette tourne et Victor me fait un sourire éblouissant malgré ses ecchymoses. La voiture se stationne près de lui et un couple en sort. Ils ont l’air d’avoir la quarantaine passée, sont recouverts de tatouages colorés et ont un look de vieux rockeurs des années 60. L’homme ouvre la porte arrière et en sort un vieux clic clac. Aidé par sa femme, il commence à le monter vers l’appartement.

« Ne reste pas là idiot ! Ouvre la porte ! », me dit Victor en me lançant les clés.

Je m’exécute : il a eu le temps de tout changer dans la pièce. En agençant mieux les quelques meubles qu’il avait, le clic clac y entre parfaitement. Je m’écarte pour les laisser passer. La femme se présente comme étant Rita et l’homme Paul. Ce sont des amis tatoueurs. Ils gardaient ce fauteuil dans la réserve et n’en avaient plus l’utilité.

Autant qu’il serve à quelqu’un, me dit Paul en me donnant une grosse bourrasque dans le dos. Rita repart dans le van et nous ramène un sac en kraft dans lequel elle nous sort une couverture magnifique : il s’agit de bout de tissus cousus les uns aux autres dans une telle harmonie qu’il en est sorti un vrai chef d’œuvre ! Elle en drape le clic clac qui de vieux fauteuil passe en un clin d’œil à un meuble superbe.

« - Voilà, mon chou ! Çà t’évitera de dormir sur deux serviettes !, me lance Rita avec un clin d’œil complice.

- Dit donc Vic ! Tu nous présentes pas ton ami, vieux ?

- Deux minutes Paul, j’y viens ! Voici Yuri, de base ami de Minami mais qui est devenu le mien ! Donc Yuri, Paul et Rita. C’est lui qui m’a trouvé et soigné hier soir…

- Ah, crie Paul, si seulement tu me laissais faire le tiers de ce qu’il te fait celui-là ! L’envie lui en passerait !

- Dit-moi, mon chou, poursuit Rita d’une voix enjôleuse, pour changer de sujet, c’est une bien belle peau que tu as là…

- Ah non Rita !, lui coupe Victor, je te vois venir avec tes gros sabots ! Yuri ne se fera pas tatouer ! Ou alors une de mes créations ! »

Le couple est bon enfant et couvre Victor d’attentions. Rita m’avoue en aparté qu’il est comme le fils qu’ils n’ont jamais eu et me demande de bien prendre soin de lui. A ces mots, Victor lui donne un coup de coude et lui tire la langue. Elle le regarde avec les yeux attendris d’une maman inquiète et hoche la tête d’un air entendu.

Je dois comprendre quelque chose là moi ?

Il est 20h00 et Paul meurt de faim ! Il décrète qu’il nous emmène manger et il n’y a pas de refus qui tienne ! Au menu ce soir : tacos ! Je regarde Victor pour évaluer son état : il me semble en forme, bien qu’il grimace parfois lorsque quelque chose ou quelqu’un frôle son torse.

Victor et moi montons à l’arrière du van. Il y règne une odeur de désinfectant et de peinture. Je m’installe comme je peux c'est-à-dire assis à même la carrosserie. Victor en fait de même mais il a du mal. Rita lui propose un coussin pour qu’il puisse au moins caler son dos un peu plus confortablement. Je me lève, m’assois près de lui afin qu’il soit moins secoué. Rita se retourne, l'air de vouloir dire quelque chose mais se ravise. Elle me sourit puis s’adresse à Paul : « Conduis moins vite aussi toi ! Les petits sont secoués comme des grelots là derrière ! »

Nous rions, jusqu’au moment où j’entends Victor pousser un râle de douleur. Paniqué, je lui demande ce qui se passe.

« - Rien, ne t’en fais pas…

- Ah ah, très drôle... »

Il se cale contre moi et d’instinct je lui prend la main pour entrelacer nos doigts. Je ne sais pas pourquoi mais ce simple contact supplémentaire me rassure. J’aperçois du coin de l’œil Rita me sourire.

La soirée terminée, le couple nous dépose à l’appartement et avant de prendre congé nous demande si tout ira bien. Je les rassure et les remercie encore de m’avoir apporté ce lit de fortune. Rita est le genre de personne auxquelles on s’attache vite. Elle nous conseille de bien fermer la porte à clé. Après un « au revoir mes petits choux » et chacun un bisou sur le front, elle se décide à nous laisser.

Nous entrons dans l’appartement étrangement silencieux. Je vais à la salle de bain chercher de quoi nettoyer les plaies de Victor : elles cicatrisent drôlement vite, comme si son corps y était habitué… Assis sur le clic clac, je passe de la crème analgésique sur ses bleus en me demandant si je n’aurai pas dû l'emmener au Dr Chapelier. Je suspends mon geste lorsque ma main passe près de son cœur : il bat très vite et je sens le mien se mettre au diapason.

Il me regarde droit dans les yeux : océan bleu sur ciel gris. J’ai la tête qui tourne et le sang qui tambourine à mes oreilles. Sa main entrelace la mienne et il la pose sur sa joue en fermant les yeux.

Que se passe-t-il ? Quel est ce sentiment ? C’est douloureux et agréable, c’est doux et piquant, c’est tendre et si intense… Le simple contact de ma main sur sa peau me brûle mais je n’ai absolument pas envie de la retirer…

Victor ouvre les yeux et semble voir la confusion qui règne en moi. Il lâche ma main qui retombe mollement sur ma cuisse et baisse les yeux. Il me murmure un « Bonne nuit Yuri... » avant de me tourner le dos et de s’allonger dans son lit. Je ne sais pas quoi faire… je sais que j’ai raté quelque chose, que j’aurais dû dire quelque chose, mais quoi ?

Le lendemain, je suis réveillé par une odeur de café et un chantonnement. J’ouvre les yeux et voit Victor son casque sur les oreilles faisant de l’air guitare en essayant d’imiter je ne sais quel chanteur de rock. Je le regarde, amusé. Lorsqu’il réalise que je suis en train de me moquer de lui, il stoppe net et lance le premier truc qui lui passe par la main : une cuillère en bois maculée d’œufs crus. Je la prends en pleine figure. Il éclate de rire, cette fois-ci sans soupirer de douleur, ce qui me rend heureux.

Çà y est il n’a plus trop mal.

Il nous a préparé un bon petit déjeuner : œufs brouillés, café et pain. Je mange de bon appétit. Il ne parle pas de ce qui s’est passé hier soir, tant mieux parce que je ne saurai quoi lui dire…

Je récupère la vaisselle et l’apporte dans l’évier. Victor est étrangement silencieux. Je commence à laver une tasse lorsque je sens qu’il m’enlace, son torse nu collé à mon dos. Je sursaute et laisse tomber le récipient qui se brise dans l’évier. L’eau continue de couler mais je m’en fiche. Victor resserre son étreinte et je ne veux pas qu’il me lâche. Je pose mes mains mouillées sur les siennes et je sens qu’il sourit dans mon cou. Je sens autre chose naître au fond de moi : une sensation de chaleur, comme une vague de lave qui se soulève dans tout mon corps. Je suis totalement effrayé par ce sentiment. Victor me force à me retourner : à nouveau océan bleu sur ciel gris. Ses mains sont posées sur mes hanches, les miennes sont sur le comptoir. Son visage s’approche du mien… Je panique…

Non… Victor… Non…

Pourtant, je ferme les yeux… et j’attends… rien ne se passe. La chaleur de son corps s’éloigne du mien. J’ouvre les yeux, complètement désemparé. Je ne sais pas ce que je ressens : soulagement ? Frustration ? Dans tous les cas, je suis complètement perdu. L’image de mon baiser avec Minami se télescope dans mon esprit.

« - Victor… je…

- Non ne dit rien… c’est moi j’ai cru que… que toi aussi…

- Que moi quoi Victor ?

- Yuri si mon père m’a foutu dehors, m’a battu, m’a interdit de vivre avec eux et de voir ma sœur jumelle c’est parce que je… je suis gay ! Voilà !

- Je… je ne sais pas quoi te dire… je suis complètement perdu Victor… Et je te dois la vérité… viens on va s’asseoir. »

Il s’exécute, la mort dans l’âme. Je lui raconte dans le détail ma journée avec Minami, même le baiser. Je lui avoue aussi que je pense être amoureux de sa sœur. Il me regarde et je vois dans ses yeux une infinie tristesse, une blessure profonde. Quelque chose se brise en moi. J’ai mal. Il finit par me sourire tendrement et me dit qu’il me comprend, il ne veut pas interférer dans mes sentiments. En revanche, il voudrait être seul si ça ne me dérange pas. Je me lève, récupère mes affaires et m’apprête à partir. Arrivé près de la porte, je me retourne, dans ses yeux des larmes menacent : je me sens tellement mal, tellement coupable. Je fais un pas vers lui mais il me stoppe de la main.

« Va-t-en s’il te plaît. »

Mon sac sur le dos, je me dirige vers l’arrêt de bus. Mécaniquement. Je fais le trajet jusqu’à la maison sans même m’en rendre compte. Je remonte l’allée, l’œil hagard, ouvre la porte et monte dans ma chambre. Je me sens étranger ici. Pourtant, je n’y suis pas que depuis deux jours... Je contemple mon lit, mon ordi, mes étagères remplies de mangas… Tout me semble vide de sens. Je me dirige vers la salle de bain et prends une longue douche chaude. J’espère que cela va m’éclaircir les idées. Mais non. Je m’habille : mettre mon T-shirt, puis mon boxer, puis mon jeans. Chaussettes, baskets. Je suis en pilote automatique. Je sors de la maison et marche au hasard. Inconsciemment, je refais le même parcours que cette fameuse journée avec Minami.

Le banc où elle s’est jeté dans mes bras…

La pâtisserie où elle a pleuré sur mon épaule…

Le centre commercial où nous avons flâné ensemble …

Le parc où elle s’est endormie sur mes genoux…

L’arbre où elle m’a embrassée…

J’essaie de me remémorer chaque moment, chaque sensation…

Je m’assois à l’endroit exact où nous avons échangé ce fameux baiser. Mon regard se perd dans le vide. Je ferme les yeux en voulant voir le visage de Minami… c’est celui de Victor qui apparaît…

Je rentre à la maison : ce n’est plus de la tristesse que je ressens mais quelque chose de bien plus profond. Un abîme noir sans nom. Cette impression de se noyer alors que mes poumons fonctionnent encore. J'ai perdu quelque chose. Quelque chose d’infiniment précieux... J’entre dans le salon. Quelque chose cloche. Je ne sais pas pourquoi mais d’instinct, mon corps se met en alerte : je suis en danger, je le sais.

Mais pourquoi ? Maman est à l’hô…

« - Bonsoir mon lapin... »

Elle est là devant moi, encore dans sa tenue d’hôpital, le tuyau de sa perfusion pendant sur son bras. Ses yeux sont injectés de sang : elle n’est clairement pas dans un état normal. Dans sa main gauche, une bouteille de vodka aux trois quarts entamée. Je suis pétrifié. Je crains le pire.

« - Bon...bonsoir maman… tu… tu es sortie de l’hôpital ?

- Comme tu peux le constater oui, me dit-elle avant d’éclater d’un rire hystérique. Tu n’es pas venu voir ta maman chérie, méchant Yuri…

- Si, si je suis venu hier mais tu dor…

- Ne me ment pas !, hurle-t-elle. Tu n’es pas venu ! Tu n'es qu’un sale fils indigne, un pauvre petit con !

- Maman arrête çà veux-tu…

- Arrête quoi ? Hein ? Vas-y, dis-moi ? Tu crois que je t’ai pas vu ces derniers temps hein ? Maman voit tout, maman sait tout… C’est qui ce petit PD avec qui tu traînes hein ? Cette espèce de lopette qui te ramène à moto parfois ?

- Tu laisses Victor en dehors de çà sinon…, murmurai-je, sentant la colère monter en moi.

- Oh oh oh… Sinon quoi ?, me crache-t-elle au visage. Tu n’es capable de rien mon pauvre Yuri, tu ne vaux pas mieux que ton père… Tu n’es qu’une… merde ! Voilà ! Oui ! Une merde !, elle repart dans un rire hystérique.

- Ah vraiment ? Ça t'a pas trop dérangé de venir profiter de moi quand tu étais en manque pas vrai ? Ça ne t’as pas dérangé de me forcer à coucher avec toi ! Ça ne devait pas te changer de toute façon vu que t’es prête à baiser avec n’importe qui ! Même ton propre fils ! », explosai-je, des larmes de rage ruisselant sur mon visage.

La stupéfaction se peint sur son visage un quart de seconde avant que la fureur ne reprenne le dessus. Elle s’avance vers moi d’un pas décidé : j’ai peur et me mets à courir vers l’escalier. Tout se passe très vite. Elle m’attrape le bas de pantalon, je tombe. Elle me frappe avec la bouteille à la tête. J’ai mal, je hurle. La bouteille se brise. Je me dégage brutalement. Elle titube et tombe au bas des escaliers dans un bruit sinistre d’os qui se brisent. Je me retourne : elle est allongée sur le ventre, dans une mare de sang, le bras tenant la bouteille cassée en dessous son corps... Je n’ose plus bouger. Je descends prudemment, enjambe ma mère et sors de la maison en courant.

Il fait nuit noire . Je déambule, complètement sonné. Je marche pendant ce qu’il me paraît être une éternité, dans un brouillard blanc, sur un fond sonore brouillé, sans but véritable. Enfin, c’est ce que je croyais. Je me mets à entendre le bruit du ressac : le doux son de l’océan et le clapotis des vagues. Un escalier rouillé. Une porte. Je tombe.

« - Yuri ? Yuri ! »

Noir. Repos. Silence.

- Tout va bien. Il n’a pas de commotion cérébrale. Il faut juste attendre qu’il veuille bien se réveiller.

- Merci Docteur. (Victor?) Je suis très inquiet vous savez.

- Vous pouvez rester auprès de lui, de toute façon il n’aura plus aucune visite. (Pourquoi ? Et maman ? Et papa?)

Je sombre à nouveau. Noir total. Silence absolu.

Yuri. Yuri. Je t’en prie. Ouvre les yeux. Ne me laisse pas toi aussi. Reviens.

(Victor…)

Ne t’en fais pas mon chou, il est solide notre petit Yuri.

(Je connais cette voix… mais qui est-ce?)

(Je sens la pression d’une main sur la mienne, je veux la serrer aussi mais j’ai l’impression que je n’y arrive pas…)

Yuri… (Victor ne pleure pas je suis là…) Yuri…

« - Vic… tor…

- Yuri ? Yuri ! Mon dieu, tu es réveillé ! Docteur, docteur !

- Victor… où suis-je ? Que s’est-il passé ? J’ai si mal…

- Attends… Calme-toi… Le docteur Chapelier va tout t’expliquer... »

Sur ces mots, le médecin entre et un sourire éclaire son visage fatigué. Avant de me parler, il relève mes constantes et me demande comment je me sens. Nauséeux est la seule réponse qui me vient : ce serait bon signe apparemment. Puis il me demande quel est mon dernier souvenir. Je rougis : c’est la scène chez Victor qui m’apparaît en premier dans mon esprit. Puis l’horreur… je me rappelle la mare de sang, le bruit des os qui craquent et… le corps de ma mère…

Je lève des yeux effarés sur le Dr Chapelier… Il me confirme ce que je craignais : ma mère est morte. Je suis un monstre : j’ai tué ma propre mère...

Victor enchaîne. Il a entendu quelqu’un frapper faiblement à sa porte, en ouvrant il m’a retrouvé sur le sol, la tête en sang. Paniqué, il a pris mon portable pour appeler les secours. Une ambulance est arrivée et, coup de chance, c’est le Dr Chapelier qui était de garde ce soir-là. Comme il connaissait le passif de la famille, il a demandé à la gendarmerie d’aller vérifier chez moi.

Tout cela s’est passé il y a … trois jours. Je suis dans le coma depuis trois jours. Bien entendu, je vais être entendu par le commissaire chargé de l’enquête mais uniquement pour la forme : il connaît déjà le personnage qu’était ma mère. Selon le docteur, je ne risque absolument rien de ce côté-là. Il décrète que j’ai encore besoin de repos mais que dans l’ensemble, côté santé, tout va bien. Il m’administre un sédatif et me laisse seul avec Victor.

J’ai du mal à croire à toute cette histoire. Çà y est. Je n’ai plus de famille. Il ne me reste plus personne. Je n’arrive même pas à pleurer ma solitude. Il faut croire que je m’y suis habitué depuis le départ de papa. Lisant dans mes pensées, Victor entrelace nos mains et me murmure :

« Je suis là moi. Rita et Paul aussi. On ne te laissera pas tomber.»

Je lui souris faiblement. Il s’approche de moi et pose un délicat baiser sur mon front. Mon cœur se réchauffe à ce contact et je m’endors paisiblement.

A mon réveil, je n’ai plus aucune perfusion à mon bras bien que la seringue y soit toujours plantée. Je meurs de faim. Victor dort la tête posée sur le lit. Je lui caresse les cheveux.

Maintenant, je sais… Ils sont aussi doux que ceux de Minami… voire plus…

Je souris.

« - Voilà exactement ce que je voulais voir…, chuchote une voix féminine, me tendant un yaourt frais.

- Oh ! Bonjour Rita… Merci... ça fait combien de temps qu’il est là ?

- Il n’a pas voulu quitter ton chevet. Il a fallu appeler la sécurité pour le mettre dehors !, m’avoue-t-elle en riant. Il tient énormément à toi tu sais…

- Oui… çà je crois que je l’ai compris…, lui répondis-je tout en continuant de lui caresser les cheveux.

- Le médecin est d’accord pour que tu sortes aujourd’hui. En revanche, tu ne peux pas encore retourner chez toi. Il y a encore les balises de la police là-bas. Donc si tu veux…

- Tu n’as qu’à venir chez moi, propose Victor, après tout ton clic clac y est toujours.

- Tient, tu es réveillé toi ? Je croyais que c’était moi le malade ?

- Bon c’est officiel, il est guéri !, se moqua-t-il. Si il peut être sarcastique… c’est que tout va bien ! »

Je lui tire la langue et il rit. Que ce son m’avait manqué !

Avant ma sortie, l’inspecteur Meriel vient comme convenu me poser des questions. Victor reste avec moi, il ne me lâche pas une seule seconde. Je dois avouer que sa présence me rassure. Je déballe tout… sauf le moment où je lui crache au visage le fait qu’elle m’ait violé… je ne sais pas pourquoi… par pudeur ou parce que Victor est là ? Dans tous les cas de figure, Mr Meriel m’avoue que tout concorde avec ma version et comme ma mère était connue des services de police pour prostitution, détention et consommation de drogue, le dossier devrait être classé en accident. D’ici là, il va falloir trouver un endroit où aller : à son tour il me propose le centre pour jeunes. Victor intervient de manière ferme et donne son adresse. Comme nous sommes tous les deux mineurs, il donne les noms de Rita et de Paul MacArthur comme responsables.

Je termine les démarches administratives vers 16h00, cet après-midi là. Le Dr Chapelier m’informe qu’il prendra toutes les dispositions pour incinérer le corps de ma mère. N’ayant plus aucune famille connue et ne sachant pas où est mon père, il n’y aura pas de veillée funéraire sauf si je souhaite en faire une. Je refuse : c’est terminé. Je veux tirer un trait sur ces trois années synonymes de souffrance pour moi. Victor me prend la main : Rita et Paul nous attendent à l’entrée. Ils me prennent tour à tour dans leurs bras en disant que je leur ai fait une sacrée frousse. Paul ajoute que si l’envie me prenait de recommencer il creuserait lui-même ma tombe ! Tout en essuyant discrètement une larme.

Arrivés à l’appartement, le couple nous dépose en nous faisant un clin d’œil et repart après s’être assurés que tout allait bien. Je n’ai pas compris pour le clin d’œil, Victor m’avoue que lui non plus… Nous rentrons et surprise ! Deux énormes sachets en kraft sont posés sur mon clic clac. Rita et Paul nous ont acheté de quoi être tranquille deux bonnes semaines : lait, café, viandes, légumes et même deux nouvelles brosses à dent ! Je propose qu’on les invite à manger pour les remercier : Victor est emballé par l’idée. Nous rangeons les commissions dans un silence un peu gêné, ponctué de frôlement par inadvertance et de « pardon… excuse-moi » et de joues rougissantes. Je vais à la salle de bain déposer les brosses à dents et le dentifrice. Je me regarde dans le miroir : mes oreilles sont rouges et j’ai un sourire idiot.

Encore. Et cette fois Minami n’est pas là… A ton avis, il est pour qui ce sourire stupide ?

Je repars dans la pièce principale. Victor est assis en tailleur sur son lit et va lancer un manga sur son ordi. Il tapote la place à côté de lui tout en me tendant un bol rempli de chips. Je m’assois. Le film se déroule et je sens Victor vaciller à côté de moi. Il finit par sombrer dans le sommeil sur mon épaule.

Il va finir par se faire mal comme çà…

Délicatement, pour ne pas le réveiller, je le place de manière à ce que sa tête soit posée sur mes cuisses. Il ronchonne un peu mais reste endormi. Je lui caresse les cheveux, le visage et je sens monter en moi un sentiment énorme, quelque chose qui menace de me submerger. Ce sentiment m’effraie parce que je n’arrive pas à mettre un mot dessus. Je laisse ma main sur sa joue et continue de regarder l’animé.

Lorsque sonne le générique de fin, Victor ouvre les yeux et me regarde d'un air perdu.

Mon dieu ! Mais qu’est-ce que…

Il est d’une beauté surréaliste.

BABOUM !

Il se rassoit face à moi.

BABOUM !

Ses yeux bleus à moitié fermés lui font une moue adorable.

BABOUM !

Sa fossette s’est creusée quand il a baillé.

BABOUM !

Et sa bouche… sa bouche…

Les battements de mon cœur ne cessent d’augmenter. La scène se passe comme au ralenti… Sans même m’en rendre compte, je me suis penché vers lui pour l’embrasser. Dès que mes lèvres ont frôlées les siennes, elles ont étouffé un petit cri de surprise avant qu'il ne s’abandonne à mon baiser.

Çà y est, je le ressens, ce torrent qui m’emporte, ce tsunami qui ravage tout sur son passage…

Je pose ma main sur sa joue pour me rapprocher encore de lui, de ce garçon, de cette personne qui à l’instant est tout pour moi. Sa langue vient timidement à la rencontre de la mienne avant de se lancer dans une valse sensuelle avec elle. Il met sa main sur ma poitrine et c’est comme si je recevais une décharge de mille volts en plein cœur.

Puis, doucement, il s’écarte, tout en laissant sa main où elle est et vient poser l’autre sur celle qui est sur sa joue, entrelaçant nos doigts, comme à chaque fois. Je perçois à présent la signification de ce simple geste et tout ce qu’il représente pour moi, pour lui. Il me regarde tendrement et m’offre son plus beau sourire : ce sourire qui a su m’arracher les mots qui me faisait tant défaut.

« - Je t’aime Victor… oui… c’est çà… je suis complètement fou amoureux de toi. Je n’arrivais juste pas à mettre les mots qu'il fallait sur ce sentiment énorme qui grandissait en moi… J’en avais peur… si peur…

- Chut… Yuri… Mon Yuri… Si tu savais… Je n’espérais plus… Lorsque tu m’as avoué penser être amoureux de Minami… Mon monde s’est effondré… Je n’avais plus goût à rien… Et lorsque je t’ai vu en sang sur le pas de ma porte… J’ai cru mourir… Alors… oui… moi aussi... je t’aime du plus profond de mon cœur... »

(1) Ce plat fait référence à celui dans Ponyo sur la falaise, film d'Hayao Miyasaki.

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