L'Unique

8 minutes de lecture

Le sac collait à mon visage. À l’odeur, j’avais de suite deviné que je n’avais pas été le premier contraint à revêtir ce couvre-chef. Et que personne ne s’était donné la peine de le nettoyer…Tandis que l’on me poussait sans ménagement vers une destination inconnue, je tâchais de ne pas perdre l’équilibre. Tout en cherchant, étrange manœuvre de mon cerveau, la nature de cette infâme odeur. Sécrétion corporelle ? Hémoglobine ? Mélange des deux ? Je parierai que mon esprit refoulait toutefois d’autres théories.

Nous venions de passer un certain temps à bord d’une voiture. L’un de mes « amis » avait profité du trajet pour me rosser les côtes de quelques coups raffinés. « Pour t’échauffer », qu’il répétait.

Ma fin de vie s’annonçait douloureuse. Je ne savais pas où l’on m’emmenait, mais je ne me faisais nulle illusion. Ma destinée n’en était pas moins claire.

La voiture ralentit jusqu’à l’arrêt total. Une poigne me compressa la nuque, m’extirpa de mon siège avec force et me projeta violemment de quelques pas. Je ressentis un choc dans mon dos, qui me fit échapper un cri de douleur. Je tombai sur les genoux, me meurtrissant davantage. L’un de mes nouveaux amis me hurla de me rétablir sur mes deux jambes, mais ne me laissa pas le loisir de m’exécuter.

La poigne fit son retour, me saisissant par les cheveux cette fois. Je serrai les dents, décidé à ne pas laisser échapper la moindre plainte. La même voix rauque m’ordonna d’avancer. J’obéis, soucieux de ne pas être davantage rossé avant l’heure. La voix me guida durant plusieurs minutes. J’aurais été incapable d’en donner une estimation exacte. Depuis que l’on m’avait fait monter dans le véhicule, la notion de temps m’échappait. Une douleur aigüe emplissait mon côté droit.

Là où l’on m’avait frappé. Certainement une côte brisée.

Après une longue marche, je butai sur un obstacle et m’affala de tout mon long. J’entendis mes nouveaux amis s’esclaffer derrière moi.

— Alors la grande gueule ? Elle est bonne la marche ?

La grande gueule, hein ? Je devais donc ce charmant voyage à ma réputation.

Cela faisait bientôt quinze ans que j’étais devenu journaliste. Dicté par une stupide éthique, la vérité et la connaissance pour tous m’avaient toujours tenu à cœur. Je m’étais engagé par conviction, dans un monde dans lequel l’égalité et la liberté étaient deux des normes fondamentales.

Ce monde n’était plus. Meurtris par une succession de crises économiques et de politiciens véreux et égocentriques, le scepticisme gagna les âmes de mes compatriotes. Des opportunistes se saisirent de la situation et jouèrent sur les peurs de la population. Impuissant, je vis des idéologies que je croyais disparues à jamais rejaillir.

Des fantômes meurtriers.

Les idéologies anti-Humanité furent portées par des personnes jugées dignes de confiance. Célébrités de tout horizon, politiciens, associations, syndicats, sociologues, scientifiques et cetera.

Les mouvements que j’exécrais plus que tout se multiplièrent.

Jusqu’à l’élection du Parti. L’Unique. L’Histoire nous avait pourtant avertis.

Nous avions la mémoire courte.

D’abord accueilli sous des éloges, la population connu bien vite une rude désillusion.

Un Totalitarisme s’installa, comme je l’avais prédit dans de nombreux articles précédant l’élection. Musellement de la liberté d’expression, élimination des opposants politique, fin des droits sociaux, dénigrement des communautés déclarées « anormales ». Parmi ces dernières, nombreuses furent marquées par des disparitions. Des cadavres étaient retrouvés, dans un premier temps. Cela cessa rapidement. Certainement brûlés. Tout comme les livres. La Culture faisait partie des opposants, et devait donc mourir avec eux.

Plus l’Unique s’établissait, et moins il eût à prendre de précaution. D’années en années, il parvint à convaincre une grande partie de la population du bien fondé de ses exactions. Ceux qui osaient s’opposer à lui mourraient. Les autres préféraient se taire et vivre en souffrance dans un monde qui n’était plus le leur.

Tous les progrès accomplis durant plus d’un siècle par l’Humanité avaient été anéantis en l’espace de quelques années.

Dans un premier temps, je pris peur pour ma famille. Mon âme sœur et ma fille. Orphelin à l’âge de cinq ans, je n’avais qu’eux. Ce fut ma muse qui parvint à me convaincre de continuer le combat. Son assurance était si contagieuse. Après moult débats, je finis par céder.

Spécialiste en informatique, ma muse parvint à masquer nos pistes. Je publiais mes articles sous une foule de pseudonymes différents, tandis que mon âme sœur bidouillait je ne sais quoi au niveau des réseaux.

Je n’ai jamais compris comment ma tendre s’y prenait, mais nous passâmes cinq années à lutter ainsi contre l’oppression à bord de notre van tout en échappant aux autorités.

Nous savions que mes articles étaient lus. J’en eu un jour la preuve…

Quoi qu’il en soit, notre lutte s’était terminée aujourd’hui. J’avais été attrapé en allant chercher du pain. Ridicule, n’est-ce pas ? M’avait-on reconnu ? Une erreur de notre part leur avaient-ils permis de nous retrouver ?

Peu importait. Nous allions mourir.

Tandis que l’on me remettait une fois de plus sur pied, une pensée alla vers ma fille. Elle n’avait que six ans.

J’étais décidé à ne pas montrer mon inquiétude pour mon enfant. Je faisais de mon mieux pour masquer ma peur à l’approche de la mort. Une dernière provocation. Ne pas leur offrir la satisfaction de m’avoir brisé.

Au fil des années, j’étais devenu la figure de proue des opposants silencieux. J’osais espérer que ma mort les inciterait à la lutte. Je devais y croire. Tout ce qui pouvait rendre ma mort plus supportable était bon à prendre.

On me poussa à mettre un pied devant l’autre. Plongé dans l’obscurité, cela n’était guère aisé. De plus, la puanteur me faisait tourner la tête. Chaque pas risquait de me faire chuter. Mes bourreaux s’en amusaient, mais je sentais qu’ils prenaient toutefois gare à ce qu’il ne m’arrive rien de fâcheux avant l’heure.

Je pensais deviner pourquoi. Ils avaient besoin de moi, de ce que je savais.

Ou plutôt de ce qu’ils pensaient que je savais.

Après une courte marche, je butai contre quelque chose de solide. Je m’affalai de tout mon long, heurtant violemment quelque chose de mes lèvres. Un goût de sang envahit ma bouche, tandis que les rires redoublaient d’intensité. Me relevant tant bien que mal, je devinais alors que nous étions arrivés en bas d’un escalier. Dans les conditions qui étaient les miennes, l’ascension promettait d’être ardue. Pas après pas, j’entrepris de monter sans rien me briser. Une voix me hurla de presser le mouvement, tout en me frappant dans le dos. Les dents serrées, retenant un cri de douleur, je n’aurais su expliquer par quel miracle je parvins à ne pas chuter à nouveau.

La montée fut lente. Guidé par mes aimables hôtes, je parvins finalement à atteindre un terrain plat. Un métal froid se colla contre ma nuque. J’en reconnus de suite l’appartenance et déglutis avec difficulté.

— Tente la moindre connerie, et j’te flingue. Fais-moi ce plaisir, je t’en prie…

Après l’âpre voyage que l’on venait de me contraindre à effectuer, comment ce type pouvait-il imaginer que je tenterai la moindre folie ? Ne voyait-il donc pas à quel point je m’étais résigné à mon sort ?

Peu m’importait les raisons de cette menace. Il y avait bien longtemps que je m’étais résolu à admettre que les membres de l’Unique étaient dénués de la moindre capacité de réflexion.

Je me laissai guider une fois de plus. Tout mouvement était un calvaire, chaque seconde représentait une éternité. Quelques mètres ou kilomètres ? Je n’aurais su le dire.

On m’intima de ne plus bouger. J’entendis une porte s’ouvrir devant moi, qui précédai un violent coup au-dessus de mes fesses. Je suivis donc la direction ainsi aimablement indiquée.

On retira le sac de ma tête. J’étais arrivé dans une salle faiblement éclairé par une ampoule qui tressautait par à coup. J’inspirai profondément, ravis de ne plus avoir à respirer cette immondice.

Mes ravisseurs étaient trois. Celui qui semblait être le chef, imposant, me braquait de son revolver. Tandis que l’un d’entre eux, bien plus frêle que je ne l’étais, m’amenait une chaise. Je me demandais de qui je tenais ma côte brisée. Le dernier s’approcha de moi, lame à la main. Mon cœur loupa quelques battements lorsqu’il passa derrière moi, mais je le senti alors trancher mes liens.

Étaient-ils confiant au point de me laisser les mains libres ? Cela n’était guère surprenant, en vérité. Je n’étais qu’un journaliste. Autant dire, rien par rapport à la Race Suprême qu’ils représentaient.

Le chef me fit signe de m’asseoir. Je m’exécutai en souriant. Tant qu’à mourir, autant les emmerder une dernière fois.

— Tu t’fous de moi ? demanda-t-il avec hargne.

— Pas du tout ! répondis-je en conservant mon sourire. Nous n’avons pas été présentés, cher ami. Je me nomme…

— J’m’en fous de ton blase, me cracha-t-il. Te fous pas de ma gueule, contente toi d’cracher le morceau.

— A part mon sang et quelques dents, je ne vois pas ce que je pourrais cracher…

— P’tit malin, commenta froidement l’un des subalternes.

Mon jeu semblait fonctionner. Le cow-boy affichait déjà des tics de nervosité avancé. Avec un peu de chance, il me descendra rapidement. Que l’on en finisse avec ce calvaire.

— Nous savons que tu fais partie de la Fraternité, m’annonça-t-il. Dis-nous tout ce que tu sais à leur propos.

La Fraternité était un groupe armé qui luttait contre l’Unique. Arborant les principes démocratiques du monde précédent, elle était naturellement considérée comme un ennemi d’Etat. Je m’en méfiais également, pour des raisons bien différentes. Les actions de la Fraternité étaient essentiellement terroristes, orchestrant moult attentats. De nombreux innocents avaient péris de leur main depuis l’instauration de l’Unique. Le sacrifice inutile d’individus au nom de la liberté m’était insupportable. Aussi juste qu’était la cause, je ne pouvais admettre que la mort soit un moyen.

Les renseignements de l’Unique étaient en partie vrai. L’un des membres de la Fraternité m’avait effectivement contacté. Pour me proposer de les rejoindre.

J’avais décliné l’offre.

— Je ne fais pas partie de leur mouvement, rétorquai-je.

— Te fous pas de notre gueule, ou tu vas morfler p’tit gars !

— Je ne suis pas un idiot sergent, colonel ou peu m’importe votre grade. Durant cinq ans, je me suis opposé à l’Unique. Vous vous adressez à un homme qui a eût le temps de se préparer à la mort.

Il me frappa violemment dans les parties. Je me sentis comme broyé, tandis que des larmes me montaient aux yeux. Mon souffle s’était coupé, ma gorge produisait des sifflements dont je me serais jusqu’alors cru incapable de produire.

— Un homme ? Il se prend pour un homme ce monstre ? jappa l’un des soldats.

— Ça te rafraîchit la mémoire, la tafiole ?

Les événements m’avaient fait oublié ce détail, ô combien important.

Être homosexuel ne jouait pas en ma faveur.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Tokri Utak ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0