Chapitre VII : Derrière l’autel

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Firo tentait, en vain, de calmer sa respiration. Bien que la caverne dans laquelle il se trouvait fût vaste, il avait l’impression de manquer d’air. Haletant, il se rapprocha de la paroi la plus proche et s’y adossa. Les idées et les émotions fusaient dans son esprit, tandis que son corps était devenu incontrôlable. Ses membres tremblaient, sa peau dégoulinait de sueur et ses yeux déversaient leur jus sur ses joues. Sa poitrine en feu haletait, et son cœur cognait à grands coups contre sa cage thoracique. Il ne parvenait plus à se concentrer, plus à réfléchir… plus à exister. Il n’était que douleur et détresse. Il ne voulait plus que du calme. Un calme éternel, si nécessaire. Se laisser mourir…

Après ce qui lui parut une éternité, la panique passa. Firo était vidé de ses forces. Mais il était encore vivant, finalement. Sans réel but, il balada son regard embué à travers la salle. Sa rétine s’était accommodée à l’obscurité, et une faible phosphorescence émanant des rochers et des spéléothèmes qui décoraient la grotte lui permettait de distinguer leurs contours. Le calme y régnait, et les seules perturbations sonores qu’il y entendait étaient les échos de sa propre respiration.

Soudain, alors qu’il observait le vide sans vraiment le voir, son regard tomba sur un étrange objet. Celui-ci, posé sur une table de stalagmites, émettait une lueur incandescente. Sa curiosité prit le dessus sur sa peur paralysante, et il commença à croire qu’il pouvait recouvrer le contrôle de son être. Mais afin de découvrir plus en détails la source de la lumière, il se redressa et avança de quelques pas : et ce fut alors une intense stupeur qui le submergea, lorsqu’il aperçut l’épée rougeoyante trônant sur son socle de roche. L’arme fabuleuse, d’une couleur de feu, brillant et vibrant de façon surnaturelle, n’était pourtant pas ce qui avait frappé de surprise le jeune homme. Là, sur le pommeau qui couronnait la garde de cette mystérieuse lame, Firo y reconnut la même marque que celle qui ornait sa poitrine.

Un mouvement de recul incontrôlable le poussa en arrière, et il s’écroula sur ses fesses. Cela ne pouvait pas être une coïncidence : les détails du dessin étaient bien trop précis. Alors, comment était-ce possible ? Comment ce symbole, avec lequel il était né et qu’il était certain de n’avoir montré qu’à des personnes d’absolue confiance, avait pu être gravé sur ce morceau de métal magique ? Peut-être un curieux forgeron avait-il élaboré cette épée à l’époque de sa petite enfance, en le prenant comme modèle ? Mais pourquoi faire une telle chose sans en informer personne ? Et pour quelle raison l’arme se serait-elle retrouvée au plus profond du Temple de Pyros ?

Tout cela n’avait aucun sens. Un bon millier d’autres théories se présentèrent à son esprit bouillant de chaos, mais aucune ne se trouva être crédible.

« Fi… Firo… Firo… »

Ce murmure le figea, autant mentalement que physiquement. Pourtant, étrangement, il ne ressentit plus aucune peur, ni même aucun autre sentiment négatif. Il ne demeurait en son cœur qu’une attirance, une force qui le tirait vers l’épée. Cette voix surgissait de ses souvenirs de la même manière qu’elle semblait s’échapper des tréfonds du sous-sol. Elle résonnait dans la cavité autant que dans sa mémoire, et l’arme, qui captait à présent toute l’attention de Firo, se mit à vibrer en phase avec ce chant éthéré, à la fois proche et lointain. Il l’avait reconnue, cette rumeur qui répétait son nom et l’enveloppait d’un brouillard mental : c’était celle qui l’avait appelé, dans ce même temple, quatre ans auparavant.

Hypnotisé par la subtile danse de l’épée tout comme par cette voix qui, lentement, gagnait en clarté et en intensité, Firo se remit sur ses jambes et avança vers le socle de pierre. Il s’était complètement abandonné au nouveau sentiment indescriptible qui le manipulait, mélange de désir, de calme et d’euphorie.

« J’ai compris ce que j’ai à faire… Je vais te rejoindre… Je vais prendre en main mon destin, murmura-t-il, sans avoir conscience des mots qui sortaient de sa bouche. »

Il tendit la main et, pas après pas, atteignit la poignée de l’arme. Plus il se rapprochait de ce but, plus il ressentait un picotement au niveau du haut de son buste. D’abord légère et presque imperceptible, la sensation s’amplifia ensuite et se propagea dans son corps, attaquant d’abord son cœur et ses poumons. Ce fut donc avec le souffle coupé, et en ignorant la douleur qui s’accentuait continuellement, qu’il se laissa emporté par l’influence de ses sentiments et de la voix qu’il écoutait.

Et, lorsqu’il allait toucher l’épée, lorsqu’un infime fragment de sa peau entra en contact avec son acier tiède et brillant, des éclairs écarlates en jaillirent soudainement. Les jets de lumière déchirèrent l’ombre de la caverne et zébrèrent ses parois, tandis qu’une brume rougeoyante commençait à sourdre depuis la lame. À présent, cette dernière se mouvait anarchiquement sur son socle et menaçait d’en glisser.

Firo, observant jusque-là, sans broncher, la splendeur du chaos qui se déchainait sous ses yeux, fut violemment extirpé de sa torpeur quand l’un des rais de feu le percuta en pleine poitrine. Une nouvelle fois, il tomba à la renverse et atterrit sur ses coudes. Sa marque se mit à chauffer davantage et lui fit atrocement mal ; si mal, qu’il avait peine à garder les yeux ouverts et rester conscient.

Face à lui, les éclairs éblouissants avaient envahi la cavité et se tortillaient dans tous les sens. Puis, le tumulte s’apaisa, et les rayons ardents se regroupèrent et se concentrèrent en points précis. Firo se rendit doucement compte que, dans leur ballet infernal, ils formaient une figure, le dessin et les contours d’une créature qui apparaissait de plus en plus nettement aux côtés de l’épée. Mais la lumière était encore trop intense et éparse, et il ne put définir quel entité ou maléfice poignait devant ses yeux éblouis.

Tout à coup, toutes ces lueurs chaudes et enchanteresses disparurent et laissèrent place à l’ombre et à une odeur de brûlé. En une fraction de seconde, il ne restait de visible que l’épée sur son socle, dont la phosphorescence résiduelle peinait à transpercer les ténèbres. Mais il y avait aussi autre chose. Et lorsque la vision de Firo fut à nouveau accommodée à l’obscurité, il la discerna : une ombre rouge, embusquée dans le fond de la grotte.

Une ombre rouge… Et s’il s’agissait…

Firo se releva d’un bond et se jeta sur l’épée. Il venait de comprendre quel danger était en train de le guetter, tapis entre les stalagmites de la caverne. Tout était donc vrai. L’Ombre Rouge, le Dragonnier, les ravages provoqués par le combat entre ces deux personnages ; et, surtout, sa rencontre avec la créature qui était depuis longtemps prédite, destin cristallisé dans la marque qui ornait son torse. Toutes les histoires et les légendes qu’on lui avait racontées prenaient vie, incarnées par cette masse écarlate qui, discrètement, se mit à bouger. Ces faibles mouvements, semblant être ceux d’une respiration, rameutèrent la panique et la détresse dans le cœur de Firo.

Il recula jusqu’à se retrouver contre la paroi froide et se mit maladroitement en garde. La seule arme dont il disposait, et qu’il pointa devant lui avec prudence et tremblements, était bien dérisoire face à la monstruosité qui remuait dans le noir. Il en avait conscience, mais il s’accrochait à cette épée comme à son dernier espoir de survie.

Soudain, la masse écarlate se dressa de toute sa hauteur, et sa silhouette envahit la totalité du champ de vision de Firo. D’où qu’il regardait, il n’y avait plus que le corps de cette bête recouvrant la pierre et les ténèbres. Il reconnut alors les traits d’une créature mythique, à l’origine de nombreux fantasmes et légendes. Surgi des foudroiements cramoisis de l’épée désormais entre ses mains, et le dominant dans la fraicheur de l’obscurité, un splendide dragon rouge était en train de s’étirer, comme s’éveillant d’un profond sommeil.

Même s’il était terrorisé, Firo ne pouvait s’empêcher de détailler l’énorme reptile ailé. Sa posture gênée par l’étroitesse de la caverne n’enlevait rien à la noblesse et la force qui se dégageaient du titanesque animal. Ses ailes, si elles avaient pu se déployer entièrement, devaient mesurer plus de dix mètres d’envergure. La fine peau qui s’étirait entre ses phalanges luisait de petites lumières chaleureuses, semblables à des veines de braise incandescente. Les écailles de son corps paraissaient faites de flammes, lesquelles se seraient solidifiées autour de sa silhouette effilée. Dans le dos de la bête, Firo devina la présence d’épines dorsales affleurant du sommet de son crâne jusqu’à l’extrémité de sa queue, et toute cette masse effilée était soutenue par quatre pattes robustes aux griffes acérées.

Alors, toujours crispé et accroché à son épée, il s’aventura à jeter un regard sur la gueule de la créature, perchée au bout de son long cou et couronnée de cornes courbées. Contre toute attente, celle-ci n’était pas aussi terrifiante que ce qu’il imaginait, en particulier comparé au physique de destructeur de la bête. De petites dents émergeaient derrière des lèvres squameuses, sur lesquelles pouvaient presque se lire un sourire. L’expression du dragon n’était en rien menaçante, bien au contraire : derrière ses écailles de feu se dessinait une expression conciliante, voire bienveillante.

Mais cela ne suffit pas à faire baisser la garde de Firo. Il était profondément perturbé par les yeux jaunes reptiliens de l’animal qui étaient en train de le dévisager. Bloqué dans un recoin de la grotte, il ne songeait plus qu’à une seule envie : courir, le plus vite et le plus loin possible.

« Tu penses déjà à me fausser compagnie, Firo ? »

Le garçon laissa échapper un petit cri. C’était toujours la même voix qui venait de lui parler dans sa tête. Mais, cette fois, elle avait été parfaitement claire et audible, comme si l’on venait de lui murmurer à l’oreille.

« Je t’ai pourtant attendu des années durant ! Et toi, tu viens tout juste de me trouver… et tu veux déjà repartir ? Tu n’as donc pas des centaines de questions à me poser avant ?

— Qu’est-ce que tu me veux ?! aboya Firo en direction du dragon, qu’il soupçonnait être le possesseur de cette voix envahissant le fil de ses pensées.

— Inutile de te montrer agressif, tu sais. Je veux simplement te donner des explications. Et tu peux ranger ton épée. De toute façon, à en juger par ta posture rigide et cambrée, tu ne dois pas encore savoir te battre. Je ne ferais qu’une seule bouchée de toi si j’en avais envie. »

Cette mise en garde piqua d’effroi Firo, qui laissa tomber son arme ainsi que des larmes de terreur. Le dragon parut alors gêné et, se rapprochant du sol pour garder sa tête au même niveau que celle de l’humain, il rampa très lentement dans sa direction. Mais tous ses efforts pour ne pas effrayer le petit être prostré contre le fond de la grotte ne faisaient qu’accentuer sa peur.

« Je suis désolé, je ne voulais pas t’intimider. Ce que je voulais plutôt dire, c’est que je peux t’apprendre à te battre, entre autres choses. Après tout, tu devras savoir te servir de ton Épée de Pouvoir.

— M… Mon… Mon épée ? parvint à balbutier Firo entre deux sanglots.

— Oui, tiens, commençons par ça ! s’exclama joyeusement la voix du dragon dans la tête du garçon, alors que son corps n’émit qu’un ronronnement. Ce que tu tiens dans tes mains, c’est ce qu’on appelle une Relique de Pouvoir. C’est ce qui fait le lien entre un dragon et un dragonnier, et ce qui nous permet de communiquer par la pensée.

— Par la pensée ? formula-t-il dans son esprit sans prononcer un mot.

— Oui, exactement, c’est comme ça ! le félicita la créature. Avec la pratique, cela deviendra complètement naturel, et tu pourras filtrer les pensées auxquelles je peux avoir accès ou non. Parce qu’en ce moment, je ne ressens encore que de la peur émanant de toi. Je t’assure que je ne te veux aucun mal.

— C’est plus facile à dire qu’à faire ! reprit-il en assurance. Et comment tu peux savoir que j’ai si peur que ça ?

— Je te l’ai dit, nous sommes liés par l’épée, et il s’agit d’un lien émotionnel. Tout ce que tu ressens, je le partage avec toi, au même moment et avec la même intensité. Je suis donc terrorisé, tout comme toi, mais j’ignore pourquoi. Si j’essaie de te rassurer, c’est pour notre bien à tous les deux.

— Tu comptais me fournir des explications, alors vas-y, ordonna-t-il après un temps de réflexion. Et je déciderai après si je dois avoir peur de toi ou pas. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de dragon, de dragonnier et d’épée ? »

Satisfaite de la réaction de Firo, la bête ailée se redressa et huma l’air. Mais le jeune homme n’avait toujours pas confiance en cette créature étonnamment intelligente et civilisée. Discrètement, il s’empara de l’épée tombée à terre et serra la garde entre ses doigts. Il tentait d’arborer une posture et une attitude neutres, même s’il gardait tous ses sens et ses réflexes en éveil. Cela le rassurait ; il ne savait pas comment il réagirait s’il y avait le moindre signe de menace réelle et immédiate, mais au moins, il réagirait.

Soudain, alors que le dragon s’était entièrement relevé et pointait du bout de son museau la base de son cou, Firo y aperçut un motif familier. Ses yeux firent plusieurs allers-retours entre le pommeau de l’épée, son propre torse et celui du reptile. Il y avait désormais trois symboles identiques inscrits sur trois supports différents.

« Comment est-ce possible ? J’ai cette marque depuis ma naissance, et j’étais certain qu’elle était unique et que j’étais le seul à l’avoir ! réfléchit-il à l’attention du dragon.

— Ce n’est ni un hasard ni un miracle, répondit-il calmement, c’est ce qui représente notre lien émotionnel. Je suis ton dragon, Firo, et tu es mon dragonnier.

— Attends, attends, tu vas trop vite. Depuis quand les dragons existent-ils ? Et depuis quand il est possible de se lier à eux, quoi que cela veuille dire ?

— À ma connaissance, depuis aussi longtemps que dragons et humains existent. Mais tu habites sur une planète qui, depuis des milliers d’années, a fait le choix de se couper des autres communautés de l’univers. Tu ne dois donc pas être au courant de ce qu’il est possible de rencontrer dans ce vaste monde, et de toute la magie qui l’habite.

— Et tu comptes m’expliquer tout ce que j’ai manqué ?

— Tout à fait ! s’enthousiasma à nouveau la créature. En tout cas, dans la mesure de mes propres connaissances. Alors, comment puis-je aborder ça… Tu as peut-être remarqué qu’en plus de ce symbole de dragonnier, tu avais également des pouvoirs spéciaux, non ? »

Firo se figea, et ses pensées se gelèrent dans son esprit. Une nouvelle angoisse parcourut son échine, mais cette fois, il reprit rapidement le dessus sur ses émotions. Il était donc définitivement impossible de cacher quoi que ce soit à cette créature. Sans jamais l’avoir rencontré, elle semblait tout connaître de lui, y compris les informations qu’il avait gardées pour sa seule personne toute sa vie. Et ses capacités surnaturelles en faisaient partie.

« Effectivement, répondit-il en s’efforçant de ne pas paraître troublé. Je maîtrise le feu, et je peux le créer et le manipuler à ma guise.

— Eh bien, je sais aussi faire cela. Nous possédons les mêmes pouvoirs, et ces pouvoirs proviennent justement du lien émotionnel qui nous unit. Observe. »

Soudain, les yeux de la bête s’illuminèrent alors qu’elle prenait une lente inspiration. Des flammèches apparurent dans le coin de ses paupières, puis se furent les écailles de son dos qui s’embrasèrent une à une. Bientôt, des gerbes de flammes recouvrirent le dragon, sans que celui-ci n’en fût gêné. D’un mouvement vif de la tête, il se mit alors à cracher un véritable torrent de feu en direction du plafond et des parois de la grotte, en prenant soin d’éviter Firo. Même si ce dernier ne craignait pas la chaleur produite par le brasier, il fut impressionné par la lumière qui s’en dégageait. Des torches, flottant dans l’air sans support, s’allumèrent sous l’effet du souffle du dragon. Les ténèbres de la caverne s’évanouirent temporairement, et Firo put enfin apercevoir en détails l’environnement rocheux dans lequel il se trouvait coincé. Juste avant que les dernières lueurs des feux ne s’éteignent, il repéra çà-et-là de petites embouchures de tunnels étroits, et il tenta d’en mémoriser les positions. S’il avait besoin de s’enfuir, il valait mieux savoir où se situaient les potentielles issues.

Puis, tandis que le reptile achevait sa démonstration et rivait à nouveau son regard sur le petit humain, celui-ci fut happé par une subite réflexion.

« Mais, alors… ça veut dire que tout était vrai, se rendit compte Firo. Si tu es effectivement l’Ombre Rouge, alors je suis bel et bien destiné à devenir le nouveau Dragonnier. Et tu vas me forcer à accomplir les mêmes horreurs que dans la légende…

— Une légende ? Il y a une légende parlant de moi ? »

Au fil de sa discussion mentale, Firo prenait de plus en plus conscience du fameux lien émotionnel qu’il partageait avec le dragon. Il devina donc que ce dernier était sincèrement surpris à l’évocation de cette histoire, dont il était pourtant l’un des protagonistes. Alors, le jeune homme s’employa à lui conter tout ce qu’il savait des événements relatés depuis des générations par les villageois d’Alapos.

Sans détourner son regard de son petit compagnon, le reptile baissa une nouvelle fois la tête, respirant calmement et écoutant attentivement. Ses naseaux s’approchèrent tellement de Firo qu’il put sentir son souffle chaud contre son visage et dans ses cheveux. Ce n’était pas désagréable. Un frisson de chaleur et de bien-être parcourut son corps, alors qu’il achevait son récit.

« Je vois, commenta le dragon lorsque le fil des pensées de Firo s’estompa. Permets-moi donc d’apporter quelques précisions et corrections à ton histoire. Celle-ci s’est déroulée il y a environ treize siècles… Je ne saurais pas te dire quand exactement, je ne m’en souviens plus. Je suis effectivement l’Ombre Rouge de la légende, et mon dragonnier de l’époque se prénommait Falgas. Et c’était une véritable ordure, ça, l’histoire n’a pas menti à son sujet. En revanche, ce que tout le monde semble avoir oublié, c’est que c’est moi qui l’ai tué… »

C’était la troisième fois que les paroles du dragon provoquaient une vague de terreur dans le cœur de Firo. Il chercha à reculer, mais il se trouvait déjà tassé contre la paroi de la grotte. D’une voix intérieure qui tremblait même en pensées, il dit :

« Mais… pourtant, vous étiez liés ?

— Éprouver les mêmes émotions ne veut pas forcément dire avoir les mêmes opinions et les mêmes désirs. Et je n’aime pas trop les tyrans. Certes, cela m’a fait beaucoup de mal de ressentir sa haine à mon égard, la moindre de ses blessures ajoutées aux miennes pendant notre combat, et surtout, sa douleur et son agonie au moment de sa mort… Mais j’ai fait ce qui devait être fait pour le bien de tous…

— Cela veut dire que tu pourrais me tuer, moi aussi, si tu le désirais ? demanda-t-il naïvement.

— Évidemment. Mais nous venons de nous rencontrer et nous sommes en train de faire connaissance, alors je n’ai aucune raison de le faire, s’amusa-t-il en retroussant le coin de ses lèvres écailleuses en une sorte de sourire. Tu n’as pas à t’inquiéter… en tout cas, pour l’instant.

— D’accord… conclut Firo avant de reprendre de profondes réflexions. Bon, je pense que je comprends de mieux en mieux… Mais l’épée, qu’est-ce qu’elle a à voir avec tout ça ?

— Cette épée est une Relique de Pouvoir. En temps normal, cet objet est créé par le duo lorsque dragon et dragonnier réussissent enfin à unir leurs magies. La relique permet de canaliser le pouvoir de chacun. C’est un catalyseur qui donne accès à une maîtrise supérieure de nos pouvoirs, puisque nous les partageons désormais. Et surtout, il s’agit du chemin par lequel passe notre lien émotionnel. Si l’Épée de Pouvoir venait à être perdue ou détruite, nous perdrions ce lien, ainsi que la totalité de notre magie.

— Mais si c’était à nous de forger l’épée après notre rencontre, pourquoi… Pourquoi existe-t-elle déjà ?

— Parce que, je ne te l’ai pas encore mentionné, mais nous sommes un peu plus que de simples dragon et dragonnier. Moi, je suis un Dragon Immortel, ce qui fait de toi un Maître Dragonnier. Et ce sont les tous premiers Maîtres Dragonniers qui ont forgé les Épées de Pouvoir, lesquelles furent ensuite transmises de génération en génération, au fur et à mesure que nos humains mouraient et que d’autres étaient choisis pour les remplacer. »

Les yeux de Firo s’embuèrent et sa peau s’empourpra. Sa crainte, toujours présente depuis le début de son dialogue avec la créature, s’accentua et se mêla à un sentiment nouveau et mystérieux : il n’en était pas sûr, mais cela ressemblait à de la fierté. Il baissa ses yeux en direction de la marque sur le pommeau de l’épée et plongea dans des songes auxquels le dragon n’avait pas accès. Et, lorsqu’il releva tout à coup son visage, il interrogea la bête ailée :

« Pourquoi moi ? Pourquoi m’avoir choisi ?

— Je ne t’ai pas choisi, avoua directement le reptile. Je l’ai simplement su, au plus profond de moi, et de façon aussi certaine que je connais mon nom. J’ignore s’il s’agit d’une loi naturelle, d’une sorte d’exception au hasard, ou si une puissance supérieure nous manipule et décide à notre place, mais dragons et dragonniers naissent pour se lier et sont appelés à se retrouver un jour ou l’autre. C’est comme ça.

— D’accord, répondit le jeune homme, manifestement déçu de cette explication. Je pensais pourtant que si tu avais survolé Alapos le jour de ma naissance, c’était pour faire ton choix parmi les habitants du village.

— C’était plutôt pour m’assurer de ne pas avoir attendu mille trois cents ans dans cette épée pour rien ! plaisanta le dragon en grondant. Et puis, j’avais envie de prendre l’air pour célébrer l’arrivée de mon prochain Maître Dragonnier.

— C’est vrai ? Je veux dire… Tu peux vraiment disparaître et te retrouver… là-dedans ? fit-il en désignant la lame.

— Je me suis quand même matérialisé devant toi, et tu ne poses que maintenant cette question ? railla la créature, avant de reprendre son sérieux. Cela dit, il est vrai que normalement, je ne devrais pas être capable de m’échapper aussi facilement de l’épée. C’est mon lieu de repos, et le moyen pour moi d’être en lien avec mon dragonnier et d’être appelé par lui, tant qu’il garde la Relique à proximité. Il n’y a que lui qui puisse m’invoquer, s’il en a la volonté.

— Comment tu es parvenu à sortir, dans ce cas ?

— Eh bien, en attendant pendant plusieurs siècles ta naissance, j’ai pu accumuler assez d’énergie pour me le permettre. L’épée n’est pas une prison pour moi, et le plus difficile a été d’apparaître assez loin de la lame pour me retrouver hors du temple, puis de revenir. Comme tu peux le constater, je suis bien trop gros pour pouvoir sortir de façon… naturelle, ou en tout cas sans l’aide de la magie. Mais je ne pense pas que je serais capable de réitérer une telle manœuvre.

— D’accord, acquiesça Firo tout en examinant l’arme encore dans ses mains. C’est donc en quelque sorte un espace miniature qu’il y a là-dedans.

— C’est un peu plus compliqué que ça. Mon corps ne rétrécie pas ou ne se transforme pas en autre chose. Il se vaporise et disparaît temporairement, tandis que mon âme reste liée à l’épée et à toi. Elle pénètre et se réfugie dans la première, et cela me permet de vivre la vie à travers la tienne. Je vois et je ressens le monde à travers tes sens et tes émotions.

— C’est quand même très intrusif comme système, se plaignit le garçon en reportant son regard sur la créature.

— Pas vraiment, le fonctionnement de notre relation demeure le même : je n’ai accès qu’aux pensées que tu désires me dévoiler, rien de plus. Tu n’as pas à t’inquiéter que je t’espionne ou que je te manipule.

— Tant mieux ! »

Firo se mit une nouvelle fois à réfléchir en se déconnectant de son dialogue mental avec l’animal. Il comprenait ce que lui racontait la bête dans ses pensées, mais il ne parvenait pas à y croire sans chercher d’autre explication. La magie, les mystères, les créatures extraordinaires, le surnaturel : il y avait déjà été confronté, évidemment, mais jamais il ne les avait pris en compte pour élaborer des raisonnements ou une philosophie de vie. Mais l’arrivée des Darklidians, l’apparition de ses pouvoirs, et maintenant sa rencontre avec l’Ombre Rouge remettaient tout en question.

Il allait craquer. Son cerveau brûlait et croulait sous le poids des doutes et des interrogations. Pour éviter que sa tête n’explose, il se mit à poser les premières questions qui lui venaient à l’esprit :

« L’Ombre Rouge, c’est ton véritable nom ?

— Bien sûr que non ! ria le dragon en montrant ses dents. Je m’appelle Pyros. Pourquoi crois-tu que le temple a été baptisé ainsi ? »

La plaisanterie décrocha à Firo son premier sourire. C’était la déclaration la plus logique qu’il avait entendue depuis qu’il s’était retrouvé coincé dans cette grotte et parlait avec un dragon. Et il en fut soulagé. Il demeurait certaines choses qui avaient encore du sens.

Son cœur s’emplit d’aplomb, et il put affronter la réalité qui s’imposait. Alors qu’il remettait de l’ordre dans ses pensées et ses émotions, Pyros l’interpela d’une voix suave.

« Comment vas-tu, Firo ? Tu arrives à encaisser ? Ça ne fait pas trop d’un coup ?

— C’est difficile, mais… en fait, je ne comprends pas encore très bien quel est censé être mon rôle, en tant que dragonnier… Ou Maître Dragonnier, peu importe.

— Tu fais désormais partie des êtres les plus puissants et extraordinaires que je connaisse, et ça, malheureusement, ça implique de nombreuses responsabilités. La première étant celle de protéger tes semblables et les personnes plus faibles que nous. C’est le fardeau de tous les dragonniers. Mais tu auras tout le temps de le découvrir…

— C’est donc pour cela que les Darklidians en avaient après moi… »

Sans qu’il ne puisse s’y préparer, Firo fut foudroyé par un raz-de-marée de grief et de prostration. Il s’affaissa sur ses genoux et plongea son visage entre ses mains, laissant tomber bruyamment l’épée à côté de lui. C’était le moment. Il relâcha toutes les émotions négatives qu’il avait accumulées jusqu’à présent et se noya dans ses pleurs. Son esprit se détruisait de chagrin, et son corps fut agité de convulsions et de soubresauts. Un long cri, parvenu des tréfonds de ses tripes et de son âme, s’échappa douloureusement de sa gorge. La souffrance était devenue physique, et Firo se crut écrasé contre le sol et transpercé de milliers de lames.

Après ce qui devait être quelques secondes, mais qui lui parut durer une éternité, Firo parvint à réprimer certains de ses sanglots de désespoir et articula :

« C’est pour ça… pour ça qu’ils ont emporté Gao… Lui aussi avait une marque… Et il est mort… Ils l’ont tué… »

Pyros s’approcha doucement du garçon, jusqu’à ce que son museau touche ses cheveux. Firo abandonna ses pensées morbides et s’accrocha à ce geste tendre. Il reprit son souffle. Sa douleur était toujours vive, mais la bienveillance du dragon ranima sa volonté. Il recouvra la maîtrise de ses membres et, dans un effort surhumain, releva la tête et croisa le regard de la créature ailée.

Les yeux reptiliens de Pyros ne paraissaient pas capables de produire la moindre larme. Pourtant, Firo était convaincu que ceux-ci brillaient d’une profonde tristesse. La respiration du dragon se faisait plus lourde, ses membres plus mous, sa prestance de plus en plus absente. Le jeune homme comprit rapidement que l’animal souffrait autant que lui à cause de leur lien émotionnel. Sans que Pyros n’ait conscience de l’origine de ses maux, la mélancolie l’avait terrassé.

Le jeune humain rampa le long de la bête et vint se blottir contre son ventre. Si Pyros devait porter son fardeau, Firo pouvait aussi partager de l’empathie. Et la proximité de son dragon le réconfortait. Il ressentait l’affection que lui portait la créature, sans réellement le connaître, et s’en servit pour remonter son moral autant que celui de Pyros.

Firo posa sa tête contre le ventre du dragon et écouta les lents mouvements de ses poumons. Un puissant mais agréable ronronnement résonna à travers ses oreilles jusque contre sa poitrine ; un son qui invoqua une sensation de calme et de plénitude dans son cœur. Il se mit à caresser les écailles de son familier, à la texture bien plus douce et lisse que ce qu’il avait imaginé.

Pyros, lui aussi soulagé, s’enroula autour de son dragonnier et le couvrit d’une de ses ailes. Il laissa quelques minutes au garçon pour se détendre complètement dans la chaleur et la protection que lui offraient son immense corps, avant de réapparaître à travers le lien mental qui les unissaient :

« Firo, demanda-t-il d’une voix berceuse. Qui était Gao ?

— C’était mon frère, chuchota-t-il, ne faisant plus attention à communiquer seulement via son esprit.

— Je comprends mieux. Je sens tout l’amour qu’il y avait entre vous. Je suis désolé, pour son décès. Je te promets que je ferai tout pour t’aider à découvrir ce qu’il lui est arrivé. Je t’apprendrai à te battre, à te défendre et à défendre ceux que tu aimes.

— Ça n’a plus d’importance, souffla Firo alors que des larmes ruisselaient sur ses joues et la peau de son dragon. Je serai mort dans quelques jours, de toute façon. »

Pyros releva son aile et redressa son museau pour faire face au visage de son humain. Celui-ci compléta alors :

« Tu es peut-être un Dragon Immortel, mais moi, j’ai besoin de boire et me nourrir pour survivre. Et vu que je suis coincé dans cette grotte pour au moins deux mois, autant dire que je n’ai aucune chance de m’en sortir…

— Tu ne vas pas mourir ici, assura Pyros avec une grimace faisant penser à un large sourire. Je te montrerai. Mais pour l’instant, je pense que tu as surtout besoin de repos. »

Rasséréné, Firo ferma les yeux lorsque l’aile tiède et légère se reposa sur son corps frêle. Il ne lui fallut que quelques instants pour s’endormir.

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