1. C’est ta fille (1/2)

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« Oui, Marianne ? Passez-moi ma fille. » Son regard se riva sur l’horizon. Le soleil s’enfonçait derrière les pins parasol. Dix-neuf heures, bientôt. « S’il vous plait ? »

Portable contre l’oreille et mojito entre les doigts, Alice faisait les cent pas autour de sa piscine. Des frites bariolées barbotaient à la surface parmi feuilles mortes et cadavres de mouche. Même s’il n’y avait aucun enfant à l’horizon, Alice tenait à gonfler toutes sortes de bouées. Juste au cas où.

De l’autre côté du fil, son interlocutrice tarda à répondre.

« Oh, Madame Duval, c’est vous, avança finalement une voix féminine peu alerte. Je… Lisa est sortie.

— Sortie où ? »

Un rictus agacé crispa les lèvres d’Alice. Elle sirota son mojito. C’est l’anniversaire de ma fille et cette garce refuse de me la passer.

« Voir des amies. Je peux lui transmettre un message, peut-être ?

— Non ! » Le ton sembla plus tranchant qu’Alice avait souhaité. « Non, dites-lui de me rappeler quand elle rentre. Je veux lui souhaiter ses… » Elle hésita : dix-sept, dix-huit ans ? « J’aimerais lui souhaiter son anniversaire. »

Une nouvelle pause.

« Pourquoi ne pas l’appeler sur son téléphone portable ? »

Parce qu’elle ne répond jamais, songea Alice. Elle suspectait Marianne de lui avoir donné un faux numéro.

« Car… », commença. Alice. Elle se mordit rageusement la lèvre. « Vous avez raison, je n’aurais pas dû vous déranger. »

Sur ses mots, Alice jeta son téléphone sur un transat. Les années se suivaient et se ressemblaient tristement. Elle est partie. Elle est au restaurant. Voir des amies… Vous savez, Théo, son petit copain. Vous vous souvenez de Théo, Madame Duval ? Ou bien c’était Léo, Alice ne se rappelait plus bien. Ces prénoms de gamins se confondaient dans sa tête. Elle n’était sûre que d’une chose : sa fille avait vieilli d’un an et, cette année encore, Alice ne lui souhaiterait pas son anniversaire en personne, pas plus qu’elle ne la serrerait pas dans les bras.

La jeune femme caressa machinalement la cicatrice à son poignet. Une larme de frustration dévala sa joue. Alice la chassa d’un revers de la main. Pas question de pleurer, certainement pas aujourd’hui, surtout pas maintenant. Non, elle engloutit son fond de mojito d’une seule gorgée et tira la porte-fenêtre.

Lorsque la tante Henriette lui avait laissé les clés de sa demeure d’Aix-en-Provence, ses bajoues de batracien s’étaient étrécies, son regard durci et son doigt tendu :

« Pas de désordre, hein ! Tu es femme de ménage, tu as été gouvernante pour des grands appartements parisiens. J’imagine que je peux te faire confiance ? »

Alice lui avait souri et hoché la tête. Aujourd’hui, des cartons ouverts et déchiquetés jonchaient chaque parcelle du carrelage tâché de terre. Devant l’écran plat de travers, la table basse croulait sous la paperasse et les paquets de cigarette. Cloué au-dessus de la cheminée, le portrait de la tante Henriette jaugeait ce capharnaüm avec autant d’impuissance que de dédain.

Alice la dévisagea en étouffant un rôt. Tout le monde disait de la vieille qu’elle clamserait à Paris, pendant ses examens, pourtant elle était bien partie pour revenir. « Six mois », elle avait dit. Cinq étaient passés. Jamais la vieille ne lui pardonnerait les marques sur son fauteuil noir, la mort de son hibiscus et la vente de son pouf familial à un brocanteur peu scrupuleux. Alice allait devoir plier bagage avant qu’Henriette ne pointe son vilain nez crochu à la gare d’Aix. Alors, elle…

Alice frémit.

Alors, elle aviserait. Comme toujours. Elle pourrait retourner bosser à la maison de retraite. Ou pour les De Castille, à Paris. Un casier judiciaire, un carnet de santé, ce n’étaient que de la paperasse. La paperasse ça se perd, ça se modifie, ça se vole. Et sinon, la belle étoile avait ses avantages, surtout en été. Il faisait encore beau, en juin…

Clope en main, Alice pénétra dans le petit bureau caché sous l’escalier central, contourna le piano à queue à l’entrée et se glissa derrière son secrétaire. D’un geste désabusé, elle balaya les papiers pour déterrer son ordinateur portable. Elle leva l’écran, prête à l’allumer aussitôt.

Ah, il est en veille. Alice avait oublié de l’éteindre. Une fois de plus. Elle jeta un œil dans le coin de l’écran. Et presque déchargé aussi. Une bouffée de cigarette et la voilà qui pianota sur son clavier un air de Bach. Elle l’avait entendu chez les Beaubois, une fois. À la banque, aussi.

Connectée sur Facebook, Alice explora ses notifications, le cœur battant. Treize personnes avaient réagi sur la photo qu’elle avait publiée de Lisa sous la légende : « Mon bébé a dix-sept ans ! »

Premier commentaire : « je croyais qu’elle en avait dix-huit. »

Ah, dix-huit. Alice lut le nom de celle qui avait commenté cette ineptie. Sidonie Boyer. Une prétendue amie d’enfance qui clamait l’avoir côtoyée en maternelle, trente ans plus tôt. Alice ne se souvenait pas d’elle mais s’en moquait bien : une amie de plus, après tout.

Les autres commentateurs étaient tout aussi inintéressants.

Le vieux facteur au gros nez, Bernard Dupré, avait commenté : « quelle est belle » Des femmes ni intelligentes ni raffinées qui fréquentaient Alice pour sa piscine avaient surenchéri avec des compliments truffés de fautes et de ponctuation parasite.

Lasse, Alice glissait ses doigts sur le pad digital pour faire défiler la page. Là, elle se raidit.

« Superbe ma petite fille ! », signé Stéphane Duval.

Alice hésita un moment. Elle ne savait quoi faire. Ses mains tremblantes s’approchèrent du clavier. Elles pianotèrent une réponse à la va-vite. Alice l’effaça aussitôt avec un haut-le-cœur et referma son ordinateur.

Elle resta un moment, ses yeux bruns rivés sur la croix chrétienne accrochée au mur, face à elle. Finalement, elle rouvrit son PC. Plutôt que de répondre à Stéphane, elle glissa le curseur sur la barre de recherche et tapa frénétiquement.

Ysaline Carmesi.

Le portrait d’une magnifique jeune femme de vingt-six ans s’afficha sur son écran. Alice l’avait déjà vu, si souvent, pourtant son cœur se pinça comme lors de la première fois.

Pourquoi ce monde est-il aussi injuste ?

La fille était assise, jambes croisées et sourires aux lèvres. Un superbe tailleur noir rehaussait la poitrine qu’elle avait généreuse. Des cheveux blonds et épais ondulaient sur ses épaules et encadraient un visage affable, illuminé par un sourire éclatant. Même les traits d’Ysaline brillaient, avec ses pommettes hautes, son petit nez retroussé, ses grands yeux d’un gris presque bleu et ses lèvres rouges, ni trop fines ni trop rebondies. Une petite poupée, songea Alice en lorgnant la légende de la photo de profil : « 2022, le barreau. 2023, le cabinet ? » Elle roula des yeux. Une petite poupée avocate.

Alice s’enfonça dans son siège. Elle s’imagina plantée là, à ruminer son amertume dans le bureau d’une vieille femme qu’elle appelait « tata Henriette » mais avec qui elle ne partageait pas la moindre goutte de sang. Pourtant, elle se sentait proche de la vieille. Pire encore, elle lui ressemblait un tantinet. Malgré sa trentaine d’années, Alice avait presque les mêmes bajoues, les mêmes rides au front et le même regard froid, souligné par ses sourcils épais. Ses cheveux filassesd’un blond sans couleur s’entremêlaient sur son crâne pâle. Et sa mâchoire… Alice ne se rappelait plus le nombre de fois qu’elle l’avait maudit, ce satané prognathisme. Elle l’avait corrigé depuis, mais l’angle demeurait trop prononcé à son goût.

C’est génétique, ma bonne dame, lui avait dit le médecin.

Génétique. Alice se gaussait bien. Elle était là, la génétique. Le sang de son sang. La Ysaline et sa belle peau, ses beaux cheveux, ses belles pommettes, sa belle mâchoire. Elle était là, la petite fille parfaite, à la jolie tête et au cerveau bien constitué. La petite avocate — défenseuse des femmes battues et des accusés à tort, devina Alice. Jamais elle ne protégerait un violeur récidiviste, elle. Pas son genre, trop pépette, trop droite, trop pure. Il n’y avait qu’à voir ce sourire et ce regard. Ce sale regard. Et cette mâchoire. Alice serra le poing.

Driiing !

La jeune femme sursauta.

« Qui est là ? »

Personne ne pouvait l’entendre : on avait sonné dehors, au portail, bien cent mètres plus loin. L’horloge lui répondit en tonnant à sept reprises.

« Déjà... »

Alice bondit sur ses pieds et se précipita vers la porte d’entrée. Avant de pianoter sur les boutons, à côté de l’interphone, elle nota son reflet sur la vitre de la fenêtre. Elle était toujours emmitouflée dans son peignoir de laine rose démêlée.

Tant pis, je suis chez moi, songea-t-elle en ouvrant le portail d’une pression sur l’interrupteur blanc.

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