1. C'est ta fille (2/2)

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Alice prétendait réarranger la paperasse sur la table basse quand elle entendit l’imposant 4x4 se ranger devant sa maison. La dernière fois, ce même bolide avait creusé deux profonds sillons à deux pas des rosiers de la tante Henriette. Alice s’était promis de lui dire que chaque parcelle de gazon détruite serait déduite de sa note mais aujourd’hui elle n’en avait plus la force. Chaque fois qu’elle l’attendait, elle ressentait la même appréhension. Et chaque fois qu’il venait, elle sursautait en l’entendant frapper à la porte.

« Vous êtes à l’heure », constata Alice en entrebâillant le battant.

Le Docteur Simon Bayemi lui sourit. Grand, un fédora vissé sur son crâne ébène, il avança une main qu’Alice serra aussitôt.

« Vous avez l’air étonnée, Madame Duval.

— Non, pas du tout, je… Je constate juste. Pour faire la conversation. »

Une nouvelle fois, Bayemi sourit, un sourire rassurant qu’Alice interprétait toujours comme une démonstration de malaise.

« Entrez, dit-elle en baissant les yeux. Je vous sers quelque-chose ?

— Un café, comme d’habitude, Madame Duval.

— Un café… »

Alice s’empressa de gagner la cuisine pour éviter le regard curieux et dégouté qu’affichait Bayemi chaque fois qu’il pénétrait chez elle. Elle farfouilla dans les tiroirs, mit la main sur une capsule de cappuccino et l’enfonça dans la machine à café. Une tasse. Les étagères étaient vides. Flûte. Un coup d’œil dans l’évier suffit à lui rafraichir la mémoire : elle n’avait pas fait la vaisselle depuis bien une semaine. Les assiettes s’empilaient, les couverts débordaient. Et cette odeur… infecte. Tant pis, songea Alice en haussant les épaules. Elle s’empara d’un mug qu’elle rinça à la va-vite. Le jet aspergea la fenêtre et le réfrigérateur de gouttes bouillantes. Aucun problème, Alice rangerait tout cela plus tard.

Alice déboula dans le salon, café à la main. Bayemi s’était installé sur le pouf, devant la télévision. Comme d’habitude. Il avait sorti son bloc-notes — un neuf à chaque fois — et son stylo rouge, prêt à crayonner à la première occasion. Alice, elle, se laissa tomber face à lui, sur le canapé de cuir.

« Il est bon ? », demanda-t-elle en croisant les jambes.

Bayemi haussa les sourcils. Il avait déjà déposé son mug sur la table basse, à ses pieds.

« Le café ?

— Oui.

— Chaud, surtout.

— Et le goût ?

— Ma foi, excellent. »

Il mentait mal, pour un psy. Alice feignit un sourire.

« J’ai…, je n’ai pas l’impression que tout… que tout ça fonctionne sur moi.

— Tout ça ? » Index sur la joue, Bayemi haussa encore les sourcils. « Qu’entendez-vous par ça, Madame Duval ?

— De ces séances. Elles ne fonctionnent pas.

— Vous faites vos exercices, Madame Duval ? »

Alice se raidit. Ses doigts se plongèrent dans le cuir du canapé comme des serres dans la chair d’un mulot apeuré.

« Mes exercices ? Oh, vous voulez parler de… des exercices.

— Ceux que je vous donne chaque semaine, oui. » Une pause longue. Bien trop longue. Bayemi eut la décence d’y mettre fin après une profonde inspiration. « Cette semaine, par exemple, je vous avais demandé de réunir trois souvenirs d’enfance sur votre père. Un négatif, un positif, un neutre. Y avez-vous réfléchi, Madame Duval ? »

Elle avait essayé, sincèrement, élongée sur son lit au matelas trop mou et au sommier trop rigide, sous la couette bien lourde et sur l’oreiller de plume de cygne. Rien ne lui était venu. Elle s’était figuré le visage de Stéphane Duval tel qu’il apparaissait sur sa photo de profil Facebook : buriné, des petites lunettes rondes et d’épais cheveux poivre-et-sel. À part cela, rien. Son père flottait dans un horizon noir, ne faisait rien, affichait la même expression. Sa voix, même, lui avait semblé si lointaine.

« J’ai essayé, murmura Alice.

— En vain ? » Elle haussa les épaules. Bayemi griffonna sur son bloc-notes. « Mettez-y du cœur si vous voulez des résultats.

— J’ai vraiment essayé. Rien ne m’est venu. Je ne me souviens de rien.

— La semaine dernière, vous m’aviez dit bien vous souvenir de votre père, pourtant. Vous m’aviez raconté une sortie à la plage, à Dinard. Vous m’aviez parlé d’un manège à miroirs dans une fête foraine vers Capbreton, en compagnie de votre amie d’enfance, Perrine, j’avais noté.

— J’ai menti. » Les mots lui coûtaient. Sa gorge sèche tentait de les retenir. Alice devait lutter pour les faire sortir. « Je pensais me rappeler mes parents et mon enfance mais je n’y arrive pas. Je ne sais même plus à quoi ressemble ma mère. Elle est morte jeune, j’avais à peine deux ans. Je crois. Et mon père… C’est le flou. Je devrais me souvenir ! Il venait souvent me voir. Jusqu’à mes dix ans. Puis… » Alice sentit son cœur se tordre. Bayemi l’observait, en silence. Il ne la pressa pas à reprendre. « Il s’est remarié. Depuis, il n’est plus venu. »

Catherine Carmesi, songea Alice. La garce. Elle n’avait jamais parlé ni d’elle, ni de ses enfants, Ysaline et Maxime, à Bayemi. Rien de cela ne le regardait. Il ne comprendrait pas, il crierait à la jalousie, lui dirait de faire ses exercices et d’oublier cette femme, cette pauvre et innocente femme sur qui elle vomissait sa haine. Or elle ne le voulait pas, oublier. Pourquoi faire ? Elle était là, la raison de son mal être. Une femme, une succube, une démone avait pénétré dans la vie de son père, trente ans plus tôt, et lui avait demandé de l’abandonner, elle et sa mère. Sa pauvre mère. Morte seule. Seule comme Alice l’était aujourd’hui. Seule, seule… Alice ferma les yeux, serra la mâchoire.

Seule comme moi je mourrai.

Non, c’étaient des chimères. Elle avait sa fille, elle. Henriette, aussi, et des amies. Connes certes, mais amies tout de même.

Quand elle rouvrit les yeux, Bayemi la dévisageait, une moue triste sur les lèvres.

« Vous n’avez jamais songé à le recontacter ? susurra-t-il de sa voix trop douce.

— Le recontacter pourquoi ?

— Pour discuter. On mésestime parfois l’impact que peut avoir un simple coup de fil.

— Je n’ai rien à lui dire. J’ai grandi sans lui pendant des années, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin de lui parler maintenant. S’il ne veut pas de moi alors c’est réciproque.

— Il n’a jamais essayé de renouer des liens ?

— De ? »

Les yeux d’Alice s’écarquillèrent. Ses doigts cherchèrent le contact du cuir, glacial. Ses ongles creusèrent la surface, profondément et profondément, sans pour autant y trouver le confort qu’ils quémandaient.

Bayemi s’impatienta.

« Il ne vous a jamais envoyé de message ? Jamais un joyeux Noël ? Jamais de nouvelles ? »

Alice baissa les yeux. Chaque année. À chaque anniversaire, à chaque Noël. Chaque fois qu’il en avait l’occasion. Il appelait sur son portable. Elle raccrochait directement. Il lui laissait un commentaire sur son mur Facebook. Elle ne faisait que réagir. Un jour, elle avait même reçu une carte. Elle l’avait brûlée sans l’ouvrir et pleuré en regardant les flammes la dévorer, le papier se fondre en un amas de cendres odorantes.

« Si…, articula-t-elle avec douleur. De temps à autres. »

Bayemi sourit.

« Ne croyez-vous pas que cela pourrait vous aider, Madame Duval ? De renouer avec l’homme qui hante toutes vos paroles et rythme toutes nos séances ? Peut-être aurez-vous-même quelques trois souvenirs à me rapporter, après. »

Le psy sourit, sa patiente l’imita. Ni l’un ni l’autre n’y croyait vraiment.

Bayemi parti, Alice se vautra sur un transat. La piscine roucoulait sous les gâteries du crépuscule qu’accueillaient les mélodies des criquets. Lisa n’avait pas rappelé, elle s’était contentée d’un sobre message : « Merci Maman. C’était hier. Prends soin de toi. Lisa. »

Le cœur d’Alice se tordit. L’attention lui semblait maigre mais d’un autre côté, méritait-elle mieux ? Lisa lui devait la vie, certes. Pas plus qu’au Seigneur ou qu’à Stéphane Duval, cependant.

Stéphane Duval, songea Alice avec un soupir.

Ses pieds moites remuèrent sur le transat tandis que sa main caracolait vers son téléphone portable. Elle le déverrouilla d’un clic, pianota son chemin parmi les différentes applications et s’arrêta, un instant, hésitante. Puis, se décida.

Bip…

Il faisait chaud ce soir, là. Si chaud. Elle suait à grosses gouttes. Le thermomètre affichait vingt-deux.

Bip…

« Allô ? »

Alice sentit ses lèvres s’entrouvrir. Ses doigts eussent lâché le téléphone s’ils n’étaient pas enroulés à ce point autour du nickel. Elle n’avait imaginé cette voix-là. Elle n’avait jamais imaginé que la sienne lorsqu’elle lisait les messages et pourtant. Il était vieux. Vieux et fatigué, et chiant. Et maniéré aussi. Il avait le timbre d’un Christophe, pas d’un Stéphane.

« Allô ? articula-t-elle. Je crois… Je crois que c’est ta fille. »

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