George

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– Ah, te voilà enfin ! C’est pas trop tôt, je ne t’attendais plus.

– Oui, bah, j’ai fait ce que tu as pu, qu’est-ce que tu crois ? Trois fois que je me tape le déplacement pour rien, ça commence à bien faire ton histoire ! j’espère que c’est la bonne aujourd’hui, sinon…

– Sinon quoi ? Je risque d’y passer ?

– Ah, ah très drôle. Bon, allez, le suspens a assez duré, tu ne penses pas ? Lâche cette barrière, fais un grand pas en avant et on n’en parle plus.

– Évidemment, c’est facile à dire pour toi. Je parie que t’as pas le vertige, hein ? Mais mets-toi à ma place…

– George.

– Oui ?

– Si tu as le vertige, tu peux m’expliquer ce que tu fous sur ce putain de pont ?

– Je ne sais pas, je voulais voir le paysage, une dernière fois.

– Et ça, tu ne pouvais pas le faire de l’autre côté de la barrière, non ? Il a fallu que tu passes par-dessus, t’es pas croyable, ma parole !

– Je te trouve pas très charitable, je suis venu pour toi de mon plein gré…

– Je sais George, je sais. Mais ça ne vaut rien tant que tu ne fais pas le dernier pas. J’y suis pour rien, ce sont les règles. Si ça ne tenait qu’à moi, on serait parti tous les deux à ta première tentative… Allez, on y va. Je compte jusqu’à trois. Un, deux…

– J’ai peur.

– George, si tu ne sautes pas à trois je me casse, c’est compris ? Tu seras tout seul jusqu’en bas, je te préviens.

– T’es pas sympa.

– Et je te laisserai souffrir en plus.

– Tu trouves que je ne souffre pas déjà assez, c’est ça ?

– J’ai pas dit ça, George. Mais enfin, il faut savoir ce que tu veux. Ou tu sautes ou tu me lâches jusqu’à la fin de tes jours, j’ai suffisamment à faire, tu n’as pas idée…

– Dis.

– Quoi ?

– On s’est bien marré tous les deux quand même, hein ?

– Heu, je ne tournerais pas les choses exactement comme ça. Je dirais plutôt que c’est toi qui t’es bien foutu de moi jusqu’ici.

– Comme si j’avais fait exprès que les secours arrivent à temps après mon overdose…

– D’accord. Mettons que pour l’overdose ce n’était pas de ta faute. Mais ça m’a retourné quand même. J’étais là, à t’attendre en veillant sur toi et paf ! Tu me lâches dans l’ambulance.

– Encore un coup de la gardienne. C’est elle qui a appelé les pompiers, tu sais. T’aurais pas pu aller la chercher à ma place, ça nous aurait fait des vacances à tous les deux, la saleté.

– Malheureusement elle est solide la vieille bique. Elle va dépasser les 90 au train où vont les choses.

– Y’a pas de justice.

– À qui le dis-tu… Mais enfin, quand tu t’es pendu, c’est toi qui as déconné. C’est pourtant pas compliqué de faire un bon nœud, non ? Et puis d’abord on les teste, ces trucs-là.

– Ouais bah je me suis salement amoché en tombant, crois-moi. Trois mois d’hosto, rééducation et tout le bazar… Et impossible de caner dans cet endroit. J’en ai bavé, je te jure.

– Tu vas me faire pleurer, va.

– Ça te va bien de te moquer du malheur des autres, vraiment.

– George, je ne suis pas responsable de vos conneries, moi. C’est ça que vous n’arrivez pas à comprendre. C’est toujours la même chose avec vous, c’est pénible. J’ai un boulot à faire, je suis réglo, je ne piège personne. Et en retour, j’ai quoi ? De la haine, des insultes, tout le monde s’y met. Tiens, même Google a décidé d’avoir ma peau ! Non mais je te jure…

– Tu ne peux pas nous en vouloir, non plus.

– Heu, venant du mec qui tente de se foutre en l’air pour la quatrième fois, permets-moi d’être sceptique. Si la fête était si folle de votre côté, j’aurais moins de volontaires, si tu vois ce que je veux dire…

– C’est pas si simple que ça d’être heureux ici, tu sais.

– Peut-être, mais ce n’est quand même pas à moi de donner des conseils sur le sujet, non ? Ça serait un comble !

– Au fait, tu n’as rien dit à propos de la dernière fois…

– Qu’est-ce que tu veux que je te dise, au juste ?

– J’avais tout de même mis cinq balles sur six dans le barillet. Je n’y suis pas allé de main morte, si tu m’excuses le calembour.

– Bah quoi, t’as de la veine, mon petit George ! Tu aurais mieux fait de jouer au loto plutôt qu’à la roulette russe, ce jour-là.

– Tu parles, tu sais pas à quel point ça m’a déprimé, cette histoire. C’est triste de ne pas réussir à crever, je te jure.

– Pour une fois je te comprends, George, je te comprends.

– Mais c’est bizarre quand même.

– Quoi donc ?

– Bah, je pensais que tu le saurais. Enfin que tu ne venais qu’à coup sûr. Alors qu’en fait, toi aussi, ça t’arrive de te gourer.

– Ne sois pas désagréable, George, ça me ferait de la peine.

– Non, mais…

– Bon, écoute ! Si je te dis que oui, il y a un « principe d’incertitude », tu serais content ? De toute façon je ne peux rien t’expliquer de plus, le temps presse… On y va ?

– Tu vas me manquer, tu sais.

– George, j’ai été patient jusqu’à là.

– Justement… Ça m’apaise de parler avec toi. C’est comme si tu étais mon seul ami.

– Non, George, non. Pas de sentimentalisme entre nous. Je comprends que ça ne soit pas facile, tout de suite, mais tu sais quand même qu’on ne peut pas être ami. C’est… contre nature, tu vois ?

– Alors je ne vais même pas te manquer un petit peu ?

– Enfin…

– T’es super dur, là. La plupart des gens, tu ne les croises qu’une fois, et encore, à peine quelques secondes. Alors que moi…

– Peut-être, mais les caprices, ça m’insupporte, tu comprends. Je suis du genre exclusif, je n’aime pas partager… Mais si ça peut te faire plaisir, tu tiens quand même une place à part, ici-bas.

– Merci.

– À ton service.

– Non, vraiment… Je crois qu’on peut y aller maintenant.

– Là, c’est moi qui te remercie, George.

– Tu peux compter jusqu’à trois avec moi ?

– Si tu veux, je te dois bien ça… Allez, un, deux…

– MONSIEUR, MONSIEUR ! ARRÊTEZ ! NE SAUTEZ PAS !

– C’est qui, ce mec ?

– George, reste concentré ! On y est presque, là. Tu n’as plus qu’une main à lâcher, c’est facile. Allez ! Un…

– Si on ne peut plus être peinard pour faire le grand saut, merde quoi !

– Je vais vous aider, ne vous inquiétez pas. Donnez-moi votre main. Monsieur, votre main !

– George, ne regarde pas cet homme. Regarde-moi. On est bien tous les deux, c’est toi-même qui l’as dit.

– Je n’ai pas besoin d’aide, laissez-moi. Je veux sauter tranquillement.

– C’est bien, George. Tu peux lâcher la barrière maintenant.

– Vous avez sûrement eu plein de malheurs, je sais ce que c’est… Moi, ma femme m’a quitté avec mon dentiste, en prenant les enfants avec elle, c’était horrible. Mais j’ai réussi à m’en sortir, grâce à mes amis.

– Laissez-moi, s’il vous plaît. De toute façon, je n’ai pas vraiment d’amis…

– George, ne l’écoute pas, viens avec moi !

– Mais si, je suis certain qu’il y a des gens qui tiennent à vous et à qui vous tenez… Non seulement vous allez leur faire de la peine, mais vous ne pourrez plus jamais les revoir ! Pensez aux bons moments que vous avez passés ensemble.

– Si c’étaient de vrais amis, ce serait eux qui seraient ici, avec moi.

– George, moi, je suis avec toi, là, tout de suite ! Allez, viens, on descend tous les deux, comme t’as dit.

– Et après, qu’est-ce qu’il va m’arriver ? On ne se reverra pas, je parie. Pas vrai ?

– George, ce n’est pas le moment de philosopher. Il faut que tu te décides et tout ira pour le mieux. Je te promets que tu ne souffriras pas.

– C’est ça, monsieur, vous avez parfaitement raison : si vous sautez, on ne se reverra pas, mais surtout, vous ne les reverrez plus, vos amis. Tenez, donnez-moi la main, je vais vous aider à repasser par-dessus la barrière.

– George, il n’y connaît rien ce gars et toi, tu le connais même pas ! Alors que moi, je suis là, je t’attends. Allez, viens, quoi, c’est pas drôle.

– Je sais pas… Ça fait réfléchir quand même. Je… Je crois que j’aimerais bien te revoir, finalement.

– Non, George, tu ne peux pas me faire ça, pas cette fois !

– Oui, monsieur, on pourra se revoir après, si vous voulez, pour en parler. Votre main !

– George, si tu prends la main de ce type, je me casse illico et tu vas le regretter !

– Je suis désolé, je peux pas faire ça.

– T’es vraiment qu’un lâche, après tout ce que j’ai fait pour toi…

– Ne vous excusez pas, monsieur, ça peut arriver à tout le monde. Donnez-moi votre main. Voilà, c’est bien.

– On se reverra quand même, non ?

– Va te faire foutre, George !

– Bien sûr qu’on se reverra si vous le voulez, monsieur. Allez, la jambe maintenant. Ça y est, vous êtes hors de danger ! Respirez un coup. Regardez le paysage. Comme disait un de mes amis, vous avez toute la vie pour mourir, après il sera trop tard… Alors, profitez-en !

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