Francine et Léon
– T’es prête, ma Ninine ?
– Ça fait un peu peur quand même, Léon… T’es sûr qu’on ne souffre pas ?
– Mais non, c’est garanti sur le site. Ce sont des docteurs suisses qui vendent le cachet, tu sais, comme je t’ai dit. Là-bas, ils ont le droit de partir dignement, au moins.
– Garanti, garanti, ceux qui y sont passés ne sont pas revenus pour se plaindre.
– Ne t’inquiète pas, ma Ninine, c’est comme un puissant somnifère. Et puis même si ça piquait un peu, ça pourrait pas être pire que cette saleté d’arthrite ! Ça me fait un mal de chien, si tu savais…
– Hé oui, je sais, qu’est-ce que tu crois ? Que tu es tout seul à souffrir ? Si t’avais mes genoux et mes ulcères, tu n’en mènerais pas large, tiens.
– On aurait dû y penser plus tôt…
– Au moins, on aura évité de porter des couches et de devoir se faire essuyer les fesses par des inconnus.
– Et n’oublie pas Alzeihmer, tu te souviens d’Henriette ? Tu sais plus où t’as mis ton dentier, tu ne reconnais plus personne, tu te commences à parler aux poignées de porte… Non Francine, nous, on va s’envoler dans la dignité.
– Tu as raison.
– Sans compter qu’on ne connaît plus personne ici : soit ils sont partis loin, soit on les a enterrés !
– Si ça se trouve, on va les retrouver, là-haut…
– Ça, j’en sais rien ma Ninine, mais on sera bientôt fixé.
– Il y a quand même la petite Jacqueline. Elle est gentille, non ?
– C’est vrai, elle est bien brave. Mais c’est pas une vie pour elle, de s’occuper de vieux machins comme nous… Il faut savoir céder la place. On a fait notre temps, Francine. Et puis, il y a tous ces trucs, là, ces téléphones qui font tout, ces réseaux sociaux, la réalité virtuelle, les Poguémon, c’est plus pour nous tout ça.
– C’est les Pokémon, Léon, pas les Poguémon.
– Oh, c’est pareil… En tout cas nous, on est mieux ici, allongés dans notre lit plutôt qu’à la maison de retraite ou à l’hôpital, tu ne crois pas ?
– Alors comme ça, on va vraiment le faire, Léon ? Pour de vrai ?
– Oui, ma Francine… Allez, on y va... Tiens, voilà pour toi. Y a juste à mettre le cachet dans la bouche et à l’avaler avec un peu d’eau, c’est tout. On va le faire en même temps.
– Je t’aime, mon Léon…
– Je t’aime aussi, ma Ninine...
– Ça y est, je l’ai avalé. Et toi ?
– Moi aussi.
– Et maintenant, on fait quoi ?
– Bah on attend. Ça doit pas prendre plus de dix minutes normalement.
– Ça fait bizarre quand même…
– De ?
– De se dire que c’est fini, comme ça. Un simple cachet et hop.
– Tu… ne regrettes pas, au moins, ma Ninine ? Parce que…
– Mais non, Léon. Et puis on est ensemble… Tiens, si on se donnait la main ? Ça serait romantique, avec la nuit qui ne va pas tarder à tomber.
– Si tu veux. Voilà…
– Et si quelqu’un sonnait à la porte ?
– Bah, qui voudrais-tu que ça soit ?
– Je sais pas…
– Arrête donc de t’inquiéter, ma Ninine. On s’est fait assez de soucis toute notre vie pour être un peu tranquille à la fin, hein ?
– Oui, c’est vrai...
– Léon ?
– Oui ?
– Tu sens quelque chose ?
– Non, pas encore. Et toi ?
– Non… On n’est pas déjà morts, dis ?
– Vu comme mon dos me fait souffrir, ça m’étonnerait.
– Je pensais…
– Quoi ?
– On aurait quand même pu prévenir Louis.
– Écoute Francine, on en a parlé. Ça fait trois ans qu’il n’est pas venu nous voir de son pays d’Asie et c’est à peine s’il nous appelle une fois l’an.
– Je sais, mais…
– Si ça se trouve, ses gosses ne nous reconnaîtraient même pas en photos. Et souviens-toi comme tu ne supportes pas sa femme.
– Oui, c’est vrai, ça. Quelle diablesse celle-là !
– Ça va lui ôter un poids, je te parie. Surtout de n’avoir rien à payer. Pour un radin celui-là… Et on lui laisse encore un bel héritage… Francine, Francine !
– Quoi, Léon ? Qu’est-ce qu’il y a ?
– Francine !
– Mais je t’écoute, qu’est-ce que t’as ?
– Francine, elle est là !
– Qui ça, elle ?
– Hé bien « Elle », celle qui vient nous chercher. Elle est là, je te dis ! Regarde, dans le coin.
– T’es sûr ? Je ne vois pas très bien avec la nuit qui tombe.
– Mais si, regarde, tu ne la vois pas ?
– C’est pas facile, allongé comme ça. Elle ressemble à quoi ?
– Elle est comme ils disent dans les livres, habillée tout en noir. Mais je ne vois pas son visage… Ça fait froid dans le dos.
– Écoute, je ne vois rien par-là, Léon… Mais à côté de moi, je vois un très beau jeune homme, habillé tout en blanc.
– Un jeune homme ? T’es sûre ?
– Ah oui et il a un joli sourire, en plus. Dis donc, si j’avais su que c’était comme ça, à la fin, j’y serais allé plus vite ! Bonsoir, jeune homme.
– Mais je ne le vois pas, moi, ton homme ! Et qu’est-ce qu’il fait ?
– Bah, il attend. Comme t’as dit, ça ne va plus tarder, maintenant. Et toi ?
– Quoi, moi ?
– Hé bien, qu’est-ce qu’Elle fait dans le coin ?
– … Bah, elle attend aussi, pourquoi ?…
– Léon ?
– Oui ?
– En vérité, tu ne vois rien du tout ?
– … Pourquoi tu dis ça ?
– Je ne sais pas… Je…
– Francine ?
– C’est pas grave, Léon… J’ai très sommeil, tout d’un coup… Je crois que je vais… bien dormir, ce soir…
– Francine !
– Bonne nuit, mon Léon… Le jeune homme, il est…
– Ma Ninine, ma Ninine, ne me laisse pas !… Il fait noir… Il fait tout noir ici.
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