Anicca

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Et pourtant, elle avait tout oublié, jusqu’à cet effroi. Ceci et tous ces souvenirs que la machine avait anesthésiés, et d’autres encore, n’étaient plus que de vagues sensations perçues au travers d’un brouillard d’artifices, des ressentiments réduits à l’état de mâchefer à peine poisseux. Elle n’en avait pas complètement ignoré l’existence, mais dès lors qu’elle pouvait les regarder avec une quasi-indifférence, la mémoire avait fini par enfouir ce qui n’avait plus que l’heur de négligemment lui déplaire.

Qu’est-ce qui lui a pris de se replonger dans cette relecture si peu avisée ? Et surtout, pourquoi a-t-elle continué malgré la brutalité de la souvenance de ces instants maudits ? Avec eux ont resurgi l’amertume et le dégoût, cette jalousie qu’elle nourrissait en secret à l’égard de sa mère. Vient enfin la répugnance alors causée par l’idée d’être unie à un homme difforme qu’elle méprisait, dans le seul but de sauver des apparences qui n’avaient dupé personne, excepté les deux mariés.

Le journal gît désormais dans un coin de la chambre où Anicca l’a jeté. Elle-même semble aussi avoir été abandonnée là, dépossédée de toute volonté après s’être confrontée à la vérité, à toutes les vérités qu’elle refusait d’affronter plus jeune et qui refluent en même temps qu’une nausée coupable.

Elle savait tout alors, bien sûr. Comment aurait-il pu en être autrement ? Elle avait compris, mais elle avait choisi de faire semblant d’ignorer que malgré son jeune âge, les frasques de sa mère crevaient les yeux, que ce fût avec le capitaine Salieri ou avec ceux qui l’avaient précédé pendant les absences de son père. Sa mère avait les bras généreux, elle les avait ouverts à tant d’hommes, même à… Quand Anicca avait lâché la bride de celui qu’elle devrait épouser, Charles avait prononcé un mot. Et en entendant ce murmure, Anicca l’avait laissé tomber. Jalousie. Horreur.

Les yeux du malheureux ne s’étaient pas perdus dans le vague de la nuit. Non, ils regardaient derrière elle, ils fixaient celle qui l’avait poussé lors de son empoignade avec Salieri. Ce mot prononcé par Charles n’était pas une plainte, à peine une accusation. C’était un cri d’amour étouffé par la peur. Le nom de sa mère.

Recroquevillée au pied du berceau, elle laboure sa chair qui entoure son cœur électromécanique, lacère la peau de ses ongles, mais ne peut se résoudre à arracher les tubes qui la ceignent. À la place, elle préfère se scarifier, sans trop réfléchir aux raisons qui lui font épargner la machine. Dans cet instant d’agonie, elle prend pourtant soin de ne pas y toucher jusqu’à ce que, cherchant à réactiver la machine, elle finisse par agripper des deux mains ce qui, toutes ces années, l’avait préservée du désespoir.

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