Carl – Fin

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Carl a achevé son récit sans s’attarder sur le dénouement confus de la mêlée. Avec le temps, il n’est même plus certain que ce soit le visage de Sonya qu’il entrevît avant de basculer dans le vide viennois. Ça n’a plus d’importance. La poitrine étonnamment légère, il n’a plus aucune considération pour ce que pourra dire le Général depuis son bain amniotique. Des menaces, sans doute. Quelques ordres aussi. Et des lois. Toujours de nouvelles lois au nom du progrès biomécanique.

Incertain quant à la suite des événements, mais habité par un sentiment inédit de liberté, il quitte son fauteuil et accorde un dernier regard aride au salon. Anicca est revenue, il ne sait depuis combien de temps. La voir accroupie sous la table qui sanglote de concert avec les enfants qu’elle enlace n’éveille aucun sentiment chez lui, à peine une froideur lointaine qu’il ne parvient pas à identifier. Il fait malgré tout l’effort de leur sourire, mais il ne parvient qu’à crisper sa mâchoire dans un rictus indéchiffrable. Quand sa femme lève des yeux vides vers lui, Carl se surprend à hausser des épaules alors que ses lèvres restent tirées vers le bas. Chacun renvoie à l’autre ce même constat d’échec palot. Et puis, que dire ? Tout ce qui lui vient à l’esprit est un inventaire de ses déceptions, de leurs ratés et des non-dits que les cœurs électromécaniques avaient rendus anodins.

Il hésite longtemps pour trouver des mots d’aurevoirs qui lui paraîtraient suffisamment décents, il ne veut surtout pas la blesser davantage. Cette claustration des sentiments les a meurtris chacun d’une même manière et s’il n’éprouve aucune tendresse pour elle, une pudeur mal placée l’empêche d’étaler tous les reproches qu’il aurait pu garder depuis la chute. C’est si difficile, une fois débarrassé de cette férule des sentiments, de révéler que dans l’instant, on se rend compte que l’on n’éprouve plus rien envers l’autre, ni sentiment ni ressentiment, qu’à la place, il n’y a plus qu’une distance que pour rien au monde il ne franchirait une nouvelle fois.

L’échange de regards n’a pas duré plus d’un battement de cœur. Impossible de soutenir la charge d’émotions qui menace de le terrasser – mais de quelle nature sont-elles, ces émotions ? – aussi amplifie-t-il son mouvement initial qui était de partir sur ce dernier regard, de tourner le dos une bonne fois pour toutes à cette défaite des sentiments qui l’engourdit.

En un mot cependant, Anicca interrompt à nouveau sa fuite.

« Pardon », souffle-t-elle d’une voix blanche. Comme il se fige, elle a le temps de répéter, cette fois en prononçant son nom à la française. « Pardon, Charles. »

Les bras ballants, Carl sent que les pignons de ses rotules s’apprêtent à lui jouer des tours, mais son attention est retenue par les derniers doigts naturels de sa main gauche, le pouce et le majeur qui s’ouvrent et se referment avec frénésie au bout de son bras tremblant. Il met plusieurs secondes avant de retrouver la réalité, trop absorbé par le spectacle de ses nerfs en proie à une agitation qu’il ne connaît plus.

« C’est à moi de te demander pardon », répond-il enfin sans se retourner. L’eût-il voulu, il ne l’aurait pu. « Nous ne nous sommes jamais aimés, nous n’avons été unis ni par amour ni par la raison, mais par la colère d’un homme. Et déjà en ce temps, il n’était plus qu’une machine. Je ne sais pas… S’est-il vengé de ta mère en forçant notre union ?

— Tu n’as donc pas compris ? Père savait tout depuis le début. Notre mariage n’était pas sa vengeance, mais un subterfuge de pacotille pour masquer le scandale après l’exil du capitaine Salieri et la fuite de ma… de cette catin ! »

Le fiel qui entoure le nom de Sonya est l’impulsion qui décide Carl à bouger encore, mais en le voyant passer la porte, sa femme hoquette.

« Que fais-tu ?

— Je m’en vais. Je m’en vais, je… je ne me laisserai pas ensevelir sous un nouveau joug mécanique. Je veux tout éprouver à nouveau, pleinement.

— Mais ça fait si mal… Pourquoi cela fait-il si mal ? C’est impossible de supporter toute cette douleur !

— Oui. Mais je me souviens de la joie, aussi. La félicité, la douleur, c’est tout ça qui nous rend vivants.

— Je ne veux pas vivre comme ça, moi.

— Au revoir, Anicca. Prends soin des enfants. »

Il passe dans le vestibule enfiler des vêtements chauds, puis revient embrasser ses enfants et sa femme une dernière fois avant de définitivement quitter cette demeure dans laquelle il fut comme un prisonnier, des années durant. Une neige fine mais dense pose un voile continu sur la nuit blafarde. Sa liberté doit être totale, se répète-t-il. Hormis quelques dizaines de billets de mille florins par-devers son paletot, il n’emporte rien avec lui et c’est sur ses deux pieds graissés à la hâte qu’il franchit enfin les grilles du domaine. Absorbé par le regret d’abandonner sa belle gyromobile, même s’il se félicite de découvrir qu’il est toujours capable de raison sans le bridage émotionnel électromécanique – non, vraiment, ce n’est pas raisonnable de conduire un engin à deux roues sur la neige –, Carl ne fait pas tout de suite attention à l’effervescence qui agite le monde de l’autre côté du portail. Ce n’est qu’une fois sur la route qu’il remarque les cris, les gens qui courent dans des tenues peu adéquates pour la saison ou ce qui ressemble à une série d’incendies domestiques vers le centre de la ville.

« Oh ! s’étonne-t-il tout haut, personne n’a distribué les nouveaux cœurs ?

— Non, lui répond un homme d’âge mûr au bras d’une vieille décrépie. Il n’y aura plus d’implantation. »

Carl ne relève pas le léger accent du passant, pas plus que sa voix étrangement familière. C’est tout juste s’il accorde un regard au flegme du couple qui le croise tant il jubile à l’idée de savoir que Vienne ne sera plus soumise aux lois de la science électromécanique.

« Ah ! Ah ! Je connais un général qui va piquer une quinte ! »

Il s’esclaffe pour lui-même et va reprendre sa marche bancroche quand l’inconnu parle à nouveau.

« Le général a d’autres problèmes plus importants à régler. Comme trouver une âme charitable qui le replongerait dans sa cuve, par exemple. Et qui la remplirait à nouveau…

— Oh ! C’est une révolution !

— Cela même. La révolte contre le cœur électromécanique ! Bonne Saint-Valentin, caporal !

— Bonne Saint-Valentin, capitaine ! »

Le caporal Charles Pommaret n’a jamais été une personne très vive d’esprit. L’un des avantages indéniables de l’attirail régulateur d’humeurs est qu’il conférait à chaque individu un sens de l’humour identique, à condition que le mode adéquat eût été activé. Le cœur à nu, dépossédé de tout second degré, Carl passe son chemin tout guilleret, sans savourer l’ironie de la rencontre. Lorsqu’enfin, il se retourne, ahuri, le couple a déjà passé les grilles du domaine et a disparu derrière le voile gris.

La nuit n’est plus peuplée que d’hurluberlus à moitié nus, trop exaltés pour être sensibles au froid, des barbares en liquette rendus à un état primitif imprégné de chaos et de neige fondue. Et de chair dévoilée. Cet étalage de débauche distrait Carl de son effarement tant il avait oublié l’effet que cela pouvait produire en lui. Soudain peu concerné par les deux passants, il s’abîme dans la contemplation de la rue, immobile, avant de lâcher d’une voix péremptoire :

« C’est un peu dégueulasse, quand même. »

FIN

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