Journal – 14 février, suite

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[…]

Je me souviendrai toujours de l’effroi qui m’envahit lorsque je le vis dégringoler de la plateforme. Comment m’étais-je retrouvée là-dessous ? Je l’ignore. C’est pur hasard s’il chuta sur moi depuis le premier pont suspendu. Nous nous entremêlâmes un bref instant, roulant en désordre au pied des escaliers. Puis, je ne sais comment il rebondit et bascula par-dessus les bastingues, à peine retenu à mon bras par cette abominable lanière. J’étais tétanisée ! Quand cette lanière qui me sciait le poignet se rompit, je n’étais déjà plus tout à fait consciente, mes yeux et mon esprit étaient clos par la douleur. Aussi fut-ce comme dans un rêve que j’entendis son cri si faible, comme ravalé par la nuit qui l’engloutit… Valut-il mieux qu’elle le gardât à tout jamais ? Bien que sa mort eût été la plus grande des tragédies, elle n’eût causé autant de difficultés…

Depuis la verrière automatisée où il repose, Père a ordonné notre mariage, comme si cela pouvait effacer l’avanie de cette horrible, horrible nuit ! Mais j’accéderai à sa volonté. Je deviendrai Mme Charles Pommaret si par cette union administrative et religieuse, mon brave Charles peut obtenir les soins supérieurs nécessaires à sa réparation. J’écris réparation, non guérison, c’est davantage la machine que l’homme qui est à remettre en état. Pour ce qui est de l’âme en revanche, c’est bien une autre affaire.

Voilà que j’entends à nouveau la plainte qu’il poussa en lâchant la bride. Que faisait-il entortillé dans cet instrument ? Lui qui est si disert pour partager ses dérisoires passe-temps ne m’a jamais parlé musique. J’ai peur de coucher sur le papier la répugnante vérité qui se cache derrière cette mascarade. Si je l’écris, je devrai aller au-delà de ce que j’en perçois, alors que si je n’en fais rien, je n’aurai pas à répondre aux questions qui m’assaillent. Je finirai par oublier tous mes soupçons, ces accusations muettes qui ne rencontrent que des regards fuyants, pour ne garder que le vague souvenir de l’effroi. Impossible, hélas, de redevenir cette péronnelle qui ignorait jusqu’aux tours qu’on lui jouait, qui était si prompte à oublier l’affront de la veille pour ne penser qu’à des choses futiles et ne plus s’inquiéter que de la santé de Père. Mère a beau jeu de me farcir la tête de ses vieilles gausses, et je n’ai peut-être pas pour deux sous de jugeote, je sais quand elle me farde ses écarts de brague sous des mensonges mal reprisés. Comment ai-je pu être si sotte et me laisser aveugler par un béguin inexistant ? Ce Salieri s’est bien moqué de moi quand il réservait pour elle ses caracoles. Si tout en moi sonne la chamade, c’est que je dois fuir l’un et l’autre et ne plus me dévouer qu’à ce pauvre Charles, racheter auprès de lui toutes mes vilenies jusqu’à mon ultime lâcheté quand je tordis le poignet pour me défaire de la bride.

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