Carl

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« Je dis toujours rital, mais mon rival n’était pas vraiment italien. Il en avait seulement le nom. Ruggiero Salieri était un capitaine d’opérette. Par toutes les canules qui me transpercent, comme j’ai pu haïr ce nom ! Sur le papier, il était mon supérieur, mais dans les faits qu’il eût l’outrecuidance de me donner le plus petit ordre ! Il n’avait en réalité le droit de commander qu’une catégorie particulière de régiment aéroporté, des indigents dont les missions étaient à peine plus consistantes que celles des femmes chargées de ravitailler le front. Son grade n’était que politique, rien de plus.

» Si Salieri avait été promu, c’était autant pour sa belle gueule que pour sa condition de bâtard à moitié magyar, à moitié dalmatien, né de deux populations insignifiantes parmi toutes celles qu’on envahissait si vite qu’il fallait s’essuyer les bottes pour en retrouver la trace. Parce que pour prétendre à une certaine grandeur de l’empire, montrer quelque penchant pour une commisération internationale, ça impressionnait toujours la douairière bouchonnée du goulot si on pouvait en exhiber un ou deux pas trop pouilleux. Une combine du général, ça. On les plaçait bien en vue dans les premiers rangs de nos défilés et je peux vous dire que lors des galas qui suivaient, on ne se faisait pas donner de l’éminence qu’au nom de l’empire, si vous voyez ce que je… Enfin, non, vous ne voyez pas. Et le général racontait mieux que moi. Surtout que je ne pus réellement expérimenter cette… théorie, par la faute d’un mauvais agencement de certaines rencontres. Et puis à cause des blessures, aussi. »

Ses doigts se crispent à nouveau à mesure que sa voix s’éteint, qu’elle devient aussi blanche que ses phalanges. Finir son verre redonne au moins quelques couleurs à sa langue sous l’influence de ses joues en feu.

« Ce que je ne vous ai jamais dit, c’est que Salieri et moi ne nous battions pas pour votre mère. Ah ça ! Nous concourions plutôt pour nous en éloigner au plus vite ! À l’époque, je ne vais pas vous mentir, il manquait à votre mère ce qui rend les femmes spéciales et ça en revanche, votre grand-mère l’avait. Sonya en était même l’incarnation la plus parfaite. Et même si elle ouvrait sa bouche à tort et à travers pour déblatérer son flot d’inepties, il y avait chez elle cette… comment dire ? Quand j’évoquais l’instant de notre rencontre, en voyant les deux femmes, la mère et la fille sur le quai, j’eus deux visions, à la fois l’image d’une promesse et celle d’un souvenir. Et… oui, je trouvais infiniment plus d’attrait dans la promesse, à mes yeux tenue, que dans le souvenir qui apparaissait bien terne en comparaison.

» Comprenez-vous ce que je vous dis ? Sans doute pas. Là, je vous parle bien sûr de ce qui touche à l’émotion, à ce qui se passe dans la tête et au niveau du pantalon. Ah ! … Non, Bentham, je ne parle pas des porte-chaussettes. Enfin, vous ne comprendrez certainement jamais. C’est fini, ce temps-là est révolu. C’est une bonne chose. Oui, c’est une… bonne chose. »

Cette fois, c’est l’accoudoir entier qui cède dans un craquement tel que Bentham lâche un mauvais couinement et qu’Imogène se met à pleurer. Carl les ignore, il tient dans sa main gauche ce morceau de fauteuil brisé et dans l’instant, sans qu’il y trouve une raison, un rire sourd l’étreint. Il est pris de spasmes douloureux jusque dans les pignons flottants de sa hanche. Rien n’est joyeux dans ce rire, ce n’est qu’une succession de hoquets nerveux qui filent en chapelet de sa mâchoire contractée, qui ratatinent son visage sous la violence des contractions au point que son front semble vouloir avaler ses yeux artificiels.

Quand il cède enfin, c’est un cachinnus de dément qui explose de tout son être. Des vestiges de sentiments ensevelis par la machine grinçante ressuscitent et se rebellent soudain contre celle qui les avait asservis. Les voilà enfin qui vocifèrent, ces Titans immortels trop longtemps assoupis, ces émotions brutes autrefois assujetties au sceptre de la raison, boulonnées à la houlette de l’appareillage et qu’on ne connaît plus qu’en tant que mots mal couchés dans les livres.

Carl bouillonne d’une exaltation plus exacerbée que jamais. Cette flamme n’a plus rien à voir avec la colère, c’est une passion vertigineuse à laquelle il s’abandonne tout entier alors qu’il arrache en tonnant les protubérances en métal et caoutchouc de sa poitrine, qu’il met à nu de larges carnosités morbides courant le long de son torse malingre. Étrange que ce cœur électromécanique n’agonise pas, pense-t-il. Cela fait quelque temps déjà que sa cadence s’est tue. Bien sûr.

Essoufflé, il considère les débris de bois et de métal dans ses mains. Il finit par jeter le tout dans le feu hésitant, refroidi à l’idée de continuer à affronter la réalité sans que rien ne tempère ce chaos qu’elle bouscule. Comment faisait-il avant ? Quoi qu’il arrive, la livraison ne devrait plus tarder, maintenant, non ? L’abus d’alcool et les fièvres l’étourdissent, il sent un frisson glacé le parcourir à mesure qu’une forte suée lui liquéfie le dos, chatouille certaines excroissances artificielles. La liberté ? Et après ?

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