Carl

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Carl s’est ressaisi. C’est lui-même qui a balayé les débris de verre et qui est allé en chercher un autre.

Il éprouve des scrupules à commander les enfants, recroquevillés l’un contre l’autre. Certes, tout le monde est équipé d’un mode colère depuis qu’il a été établi que les harmonisations humorales gagnent en efficacité dès lors qu’on tolère un apport régulier d’hormones naturelles. Certaines humeurs demandent à être évacuées plus souvent que d’autres. C’est pourquoi l’on doit basculer en mode rire deux fois dans la journée, à midi et à l’heure du thé. Le soir après dîner, il est vivement recommandé de permettre à l’horloge du cœur électromécanique de distribuer en alternance pendant une demi-douzaine de minutes peur, mélancolie et colère, sauf quand les hormones sexuelles de jure n’ont pas été correctement évacuées au cours du mois. Parfois, une autre émotion intervient par outre-mode. C’est en principe une veille de jour férié, ça évite les embarras pendant qu’on nettoie.

Si Bentham et Imogène sont familiers du mode colère de leur père, ce vif accès d’éréthisme les tétanise. La vraie colère, ça n’est plus censé exister. Le garçon en oublie presque que sa sœur lui bave dans le col.

« Vous ai-je déjà parlé de mon rival ? leur demande Carl désormais presque sans fièvre alors qu’il se ressert une double dose de bourbon. Bien sûr, vous connaissez la ritournelle sur ce rital, ce muscadin aux yeux bleus. Son seul mérite, c’était sa beauté, l’attrait le plus injuste qui soit, qui faisait loi en cette époque de parade. Il suffisait alors d’être pourvu d’un visage bien fait pour avoir le monde à ses pieds. Vous, là, regardez-vous tous les deux sous la table et imaginez vivre dans pareil monde. Bigre, ni l’un ni l’autre n’auriez eu la moindre chance. Votre physique est d’une telle médiocrité… Oh, c’est à cause de moi si vous êtes si laids. Voyez, même si l’on me débarrassait de tout cet appareillage, si l’on me redonnait de vrais yeux et un vrai nez de chair, j’aurais toujours cette gueule de ravi allaité au calva, dépourvue du moindre trait louable. Et vous… Vous, ce n’est guère mieux.

» La beauté est méprisable quand elle fait prévaloir le sentiment esthétique sur la raison. Autrefois, on conférait aux gens bien faits des mérites qu’ils n’avaient pas et au contraire, l’on exigeait des laids de prouver leurs qualités. Et l’on trouvait ces vertus bien inconsistantes une fois qu’elles avaient été avérées. L’on disait “Regardez celle-là, elle n’est pas bien belle, mais elle n’est pas si sotte” quand on se souvenait de regarder au-delà de la façade. À l’inverse, les beaux pouvaient être des corniauds certifiés, on les louait car ils plaisaient. C’était vraiment tout ce qui comptait. Injustice me direz-vous ? Oui, avec votre faciès oblique, c’est ce que vous auriez dit. Je l’ai fait avant vous et il n’y avait personne pour écouter. Qui aurait daigné prêter oreille aux dires des laids qui récriminaient ?

» Votre mère, elle, était belle. Elle l’est toujours encore un peu, mais ce soir, ne me demandez pas de lui trouver d’autres qualités. Elle n’a même pas été fichue de vous accoucher correctement… Où en étais-je ? Ah oui, le rital. Le refrain, vous le connaissez, mais je ne vous ai pas tout raconté, non. De nombreux détails ne figurent pas dans l’histoire officielle du mariage. Ordre du général ! Vous voulez tout savoir ? »

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