Carl

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« Lorsque je rencontrai votre mère, j’eus l’impression de voir une fleur. Ce ne fut pas un coup de foudre tel qu’on le décrit, loin de là. La passion, mes enfants, est une tare qui n’affecte que les intempérants, les histrioniques. Ça a été un vrai progrès quand on a su contrôler ces dérèglements humoraux et que tout est devenu... civilisé. La rencontre, donc. J’évoquais l’image d’une fleur. En réalité, c’était comme si j’avais eu devant moi deux fleurs quasi identiques. La mère et la fille, semblables à des sœurs, étaient habillées et coiffées à la même mode si bien qu’il fallait s’y reprendre à deux fois avant de comprendre qu’une génération les séparait toutes deux. Enfin, à vrai dire, ce jour-là, un léger détail permettait de mieux les différencier.

» J’eus, au cours de mes nombreux voyages, l’occasion de découvrir une fleur extraordinaire qu’on appelle le lis des Incas et qui est d’une couleur vive, entre le rouge orangé et le pourpre le plus sombre. Il existe également des lis des Incas qui sont vert et jaune pâle. C’était réellement toutes ces nuances qu’on retrouvait sur le visage congestionné de votre mère. On aurait dit qu’elle ne savait d’ailleurs communiquer qu’en variant les tons de son visage. Elle ne s’exprimait que par des borborygmes à moitié cohérents, quoique tout à fait charmants.

» Le visage de sa feue mère, en revanche, portait simplement les couleurs très classiques et naturelles d’un maquillage au plomb et à l’alquifoux, et attirait davantage la sympathie. Hélas, quand elle avait le malheur d’ouvrir la bouche…son verbiage inconsistant était un plaidoyer sans appel pour la régulation des humeurs. Mes enfants, il n’est scientifiquement pas possible d’autant parler pour ne rien dire sans qu’il y ait une défaillance humorale flagrante. »

Carl hésite un instant à évoquer l’attirance primale qu’il a ressentie à la vue de Sonya, la mère d’Anicca. D’ordinaire, lorsqu’il est invité à parler de ces événements, il y fait toujours plus ou moins allusion. Parfois, il lui arrive de s’attarder sur quelques détails graveleux, mais pas ce soir. Les scrupules sont là, sous la forme de véritables émotions qui font battre son cœur organique à un rythme trop élevé malgré les corrections diathermiques de toute la machinerie défaillante.

« Comme vous le savez déjà, se reprend-il, je revenais d’une longue convalescence après la désastreuse campagne de Suez où nous avions perdu autant d’hommes que d’honneur. Et où je perdis mes premières vertèbres. Votre grand-père, le brigadier-général, y sacrifia ses jambes, lui. Nous devions découvrir que nous serions les premiers à expérimenter les tâtonnements de la chirurgie biomécanique. Ou plutôt, à en faire les frais. Imogène, tu seras bien gentille d’apporter à papa ses vertèbres en régule. »

La fille s’exécute, elle quitte l’accoudoir auquel elle s’était agriffée pour ouvrir un tiroir de la bibliothèque, là où sont rangés les bijoux de famille, des héliographies de diverses époques, des fragments d’os et diverses pièces depuis longtemps corrodées, les reliques de chacun. Elle en extrait un coffret en grenadille d’un noir mat et lisse qu’elle tend à son père sans un mot.

En relâchant le loquet, Carl a un demi-sourire qui n’a rien de joyeux. Il sort un lot de trois vertèbres prosthétiques qui sont devenues verdâtres par oxydation. Elles sont encore reliées entre elles par un fil de fer depuis longtemps rouillé ; elles pendent comme s’il tenait un rat mort par la queue.

« Voyez ce mauvais ouvrage ! s’exclame-t-il soudain en les agitant tandis qu’elles cliquètent sous le nez de sa progéniture. Maudit carabin qui me charcuta pour remplacer mes vertèbres par ces minables spondyles en régule, cet alliage du pauvre ! qui couinaient et raclaient en produisant le son d’une bielle coulée. La Bielle, qu’ils disaient dans mon dos, ces bâtards de goton ! »

Ses enfants le fixent avec des yeux terrorisés. L’instant est inédit, la pompe à galvanisation ne temporise plus rien du tout chez personne. Ils n’ont jamais vu leur père dans un tel accès de fébrilité. Il ne parle plus, il scande, il éructe les derniers mots avant de crisper ses doigts blanchis par l’intempérance autour de son verre de bourbon.

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