Journal – 22 octobre, suite

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Après avoir été libérées par notre providentiel capitaine – je me donne l’illusion d’être toujours captive dans mon cœur – Mère et moi allâmes accueillir Père dont l’aéronef avait été annoncé. Il nous apparut plus égrotant que jamais et fort boiteux, et je sentis le cœur de Mère se serrer lorsqu’elle me pressa le bras avant de masquer son trouble sous une indéfectible frivolité. J’envie Mère de savoir ainsi donner le change. Moi-même fus incapable d’afficher une bonhomie d’apparat malgré que j’en eusse.

Un conscrit aussi défraîchi que Père lui tenait lieu de coolie, à la manière des serviteurs obséquieux qu’on loue à la criée dans les comptoirs d’Orient. Père nous le présenta comme le caporal Pommaret, son ordonnance démobilisé en même temps que lui. L’homme, aussi mal accoutré qu’un épouvantail planté à l’envers, parlait avec cet horrible accent, cette exécrable manie qu’ont les Français de prononcer toute langue étrangère sans musicalité ni prosodie aucunes, « à la française ». Un falot sans attrait ni éducation qui ne prit pas la peine de déposer les bagages pour baiser la main que je lui tendis obligeamment, se contentant à la place d’un hochement de tête fort impoli.

« Le caporal logera quelque temps chez nous, » annonça Père le plus naturellement du monde et j’en fus outrée. Moi qui me faisais une joie de reprendre nos petits rituels ludiques, voilà qu’il me faudra partager Père avec ce bossu !

Le retour fut donc morose, je boudais sans raison véritable alors que j’aurais dû être à la fête. J’étais si contrariée que j’en oubliais mon capitaine de cœur. Nous embarquâmes à bord d’un de ces inconfortables chenillards pneumatiques qui me donnent chaque fois le mal de mer. Père et Mère, assis dans le sens de la marche, commençaient déjà à se disputer à propos de broutilles auxquelles je ne prêtais guère attention, concentrée que j’étais pour ne pas défaillir à chaque cahot des roues sur les pavés. J’avais beau me couvrir le visage d’un mouchoir, les odeurs de goudrons et du moteur mêlées me prenaient à la gorge. Je crois que le caporal Pommaret, tout replié sur lui dans son uniforme boursouflé, tenta vainement d’engager la conversation avec moi. Cela ne fit qu’empirer mon malaise. Si j’avais rencontré cet homme sans la présence de Père et Mère, j’aurais à n’en pas douter été frappée d’amnésie en ce qui concerne la langue française !

L’arrivée à la villa ne fut hélas pas le soulagement attendu. Mère, qui n’était pas dupe, feignit d’ignorer mon acrimonie et m’ordonna bien malicieusement de faire visiter le domaine au caporal affecté. Il insista pour voir tout le domaine ! Bien entendu, il ne se contenta pas d’une promenade rapide. L’indigent a posé des questions ! Et je ne parlerai pas de cette désagréable manie qu’il avait de couiner à chaque respiration…

Quel chagrin ! Après avoir été renversée par la vague déferlante de l’amour, j’ai fini cette journée en pataugeant dans une écume baveuse d’ennui. La passion, ça ne se vit pas à marée basse !

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