Les yeux perdus face au ressac des souvenirs, Carl s’adosse au plus profond du fauteuil. Pour raconter cette fameuse histoire, il vient de doser le timbre de sa voix sur un ton chaud de basses enroulées. Mais lorsqu’il prend la parole, il est surpris de démarrer dans des octaves dissonantes. Comme s’il racontait faux.

« C’était une époque rude, bien éloignée de cet âge d’or électromécanique que vous connaissez, mes enfants. C’étaient… des temps troubles. L’humanité était en proie à un chaos bien primitif qui avait trop longtemps retardé tout véritable progrès. Rendez-vous compte : à tout instant, sous l’emprise envahissante d’une émotion, la colère par exemple, n’importe qui pouvait décider de tout détruire au lieu de bâtir !

» Une constante et inextinguible recherche chaotique d’humeurs positives comme le rire ou le bonheur, et ce, même pendant les heures dévolues au travail, causait une perte de productivité irrattrapable ! Rendez-vous compte !

» Et l’amour ! Ne vous ai-je jamais parlé de l’amour ? Ce fléau de la raison qui rendait les hommes capables des pires folies ? On se battait par jalousie, on accordait crédit aux pires rancœurs ! À l’envie, la jalousie, le mensonge ! Quelles pathétiques émotions illogiques…

» On se vengeait d’un meilleur que soi au lieu de valoriser le travail accompli ! L’émotion, je vous le dis, c’est la barbarie. J’étais moi-même, je l’avoue, de tous les barbares l’un des plus horribles. J’étais instable, bestial, doté d’un véritable instinct de chef de meute ! J’étais la sauvagerie incarnée ! Rendez-vous compte ! Pareil à un loup ! … Rendez-vous compte… »

Sont-ce des trémolos dans sa voix après ce long monologue ? Il n’est pourtant pas équipé d’un mode conte lyrique.