Journal – 22 octobre

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Quelle étrange épopée ce fut aujourd’hui ! Mère et moi allâmes flâner sous les piliers de la promenade de cristal. Plus tard, nous devions rejoindre la gare aéroportée pour accueillir Père après sa si longue absence. Oh ! que nous étions élégantes dans nos robes jumelles ! Nous fîmes sensation aux yeux de dockers en terrasse qui nous saluèrent par des sifflements admiratifs. Mère, éternelle aguicheuse, encourageait par quelques œillades nos soupirants de passage et ceux-ci ne se faisaient pas prier, bien au contraire ! C’était une promenade légère comme Mère les affectionne. Elle le dit si bien, il ne sert à rien de sortir la porcelaine si c’est pour boire un mauvais thé.

Hélas, notre libertinage fut brutalement interrompu lorsque nous arrivâmes à la gare aéroportée. L’apparition des quais suspendus, inhabituellement bondés d’une foule compacte et malodorante, nous saisit chacune d’un semblable dégrisement. Il était hors de question que nous nous abaissassions à attendre Père au milieu de cette populace si misérablement grise. Le comble du dégoût fut atteint lorsque je fus bousculée sans aucune forme d’égard ou de civilité par un brimborion sans chapeau. Le malotru traînait dans son sillage un fumet d’ail et de mauvais vin si âcre qu’il me fit hoqueter !

Dans mon effroi, je sursautai vivement et marchai sur le pied de Mère. En retour, elle m’enserra le bras de ses doigts en souffrance de manucure, si fort que je glapis. Son cri s’ajouta aussitôt au mien et nous piaulâmes de concert comme si nous avions été des passereaux dont on coupait l’arbre !

Je ris maintenant de cette déconvenue, mais sur l’instant, j’avoue que j’étais loin de jouer les bravaches ! Heureusement, tel un Deus ex vapore, un capitaine de corvette aérienne surgit d’un kiosque pour nous porter secours. In extremis, il rattrapa Mère prise de pâmoison sans doute à cause de l’odeur qui la faisait suffoquer. Ou était-ce que tout le sang concentré dans sa formidable prise sur mon bras avait fini par manquer dans le reste de son corps ?

Sans attendre mon consentement, l’homme providentiel m’intima dans un allemand teinté d’exotisme de le suivre et il porta Mère comme si elle ne pesait pas plus que sa robe, d’une démarche ô combien virile et puissante. Nous atteignîmes bien vite une nacelle flottante dans laquelle nous montâmes, en périphérie des quais des voyageurs.

Je crois intimement être passée pour la pire des godichonnes, incapable que j’étais de prononcer la moindre parole sensée durant tout le temps où nous fûmes seuls dans la nacelle qui s’élevait jusqu’à son aéronef. Je me morigènerai toute la nuit de n’avoir pu me libérer de son emprise. Si Mère était tombée en syncope, le malaise que j’éprouvai devant ce bienfaiteur magnétique m’avait fait perdre toute conscience réelle. J’étais vidée de la moindre volonté, une fumeuse de rachacha sous influence.

Mais à vrai dire, quelle femme n’aurait pas été sous le charme de ce fier brocard qui ambrait mon cœur de son regard céruléen ? Je me sentais happée vers ces lèvres fines qu’une légère moustache rehaussait, si discrète mais régulière comme un liseré d’or qui recouvrait jusqu’à ses pommettes et lui conférait une noblesse d’adonis. Lorsqu’il parla à ses hommes d’équipage qui accouraient, il s’exprima dans un italien ferme et chantant qui me retourna davantage. Puis, comme j’avais été à peine capable de balbutier des sons inintelligibles de chiot débile, il s’adressa à moi en parlant successivement et, autant que je pusse en juger, le plus parfaitement possible, le hongrois, le croate, le français, l’anglais et le russe. Il enchaîna ensuite une série d’autres sabirs que je ne comprenais pas, à part quelques mots de polonais et d’arabe puisqu’il demandait chaque fois la même chose. Il me demandait simplement d’une façon internationale si j’allais bien.

Quand enfin je réussis à articuler quelques sons civilisés, rougissant comme je n’avais jamais rougi auparavant dans mon corset si étroit pour le maelström qui me chavirait le cœur, ce fut cet instant que choisit Mère pour recouvrer ses esprits. Ce fut alors comme si elle n’avait pas du tout perdu connaissance. Elle prit en effet le relais de mes piètres balbutiements pour nous présenter et remercier notre bienfaiteur tandis que je me laissais aller à la chaleur langoureuse de mon émoi.

J’essaie maintenant de me remémorer la teneur de la conversation entre Mère et ce capitaine. Las, c’est une brume ouatée qui assourdit mes souvenirs et magnifie en retour la vision extatique de ce gentilhomme bénévolent.

Je songe à l’instant qu’il est impératif d’avertir toute jeune fille de mon âge qui jamais n’eut l’heur de connaître pareille infortune. Mesdemoiselles de bonne éducation qui êtes au fait des choses morales, vous savez bien que « l’amour naît de l’estime qui le précède. » Sachez néanmoins qu’aucune estime ne sera suscitée par un trop-plein d’émotions dans un corset trop serré. Tout ce qui en sortira ne sera qu’érubescences de mijaurée. Pour la dignité de votre féminité, desserrez votre corset !

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