Carl

2 minutes de lecture

La soirée est une gomme de chiclé trop mâchée. Elle s’étire mollement, sans consistance, et l’aspect filandreux qui lui conférait tout son intérêt au départ s’est évanoui dans une indigestion de saccharose acidulé. Bientôt, ce sera l’heure salvatrice de la distribution des cœurs électromécaniques, mais en attendant, tout le monde tente d’accommoder ses humeurs envahissantes comme il le peut, en mode distraction/ennui sans échec.

La mère a de la chance, elle est occupée à coucher le bébé, Jonah. Le père la soupçonne d’y consacrer plus de temps que nécessaire. Il n’en a cure. C’est bien normal après tout, c'est la période qui veut ça. Lui s’est octroyé la meilleure place à proximité du feu, pas trop près non plus, pour profiter de la chaleur diffuse des briques réfractaires sans que ça chauffe trop son bourbon zincique électrolysé, quinze ans d’âge. Chaque gorgée lui flingue une batterie entière de liaisons synaptiques. Ça ne le préoccupe pas plus que ça tant il a conscience de se retrouver vaporeux et semi conscient au lieu de devoir supporter avec trop de lucidité les piaillements stridents de ses enfants. Tiens, ils ont cessé d’attiser le feu avec les fioles d’absinthe que leur mère leur avait laissées. Sans doute que l’éther a enfin réussi à les bercer jusqu’à un stade de pré-narcose. C’est ce qu’il espère sans se le cacher. Ah non, ils ne bavent qu’un trop bref instant sur le tapis.

Les voilà, les deux, qui approchent de leur père, les yeux aussi vitreux que les siens.

Tous trois s’observent un instant dans un concours hâve d’évasion mentale.

« Vous avez quoi à me fixer ? Laissez papa tranquille.

— On s’ennuiiie ! » geint Bentham, l’aîné, signe évident d’une dysfonction logique dans ses réglages électromécaniques.

Carl feint de n’avoir rien entendu et continue sa dipsomanie solitaire en souhaitant que la distribution n’ait pas de retard, pas comme le désastre de 1894 avec les Denekker. Tout mais pas une nouvelle crise Denekker.

Il se sent de plus en plus à cran ces temps-ci. Une main rapide sur le cœur en fin de vie qui dépasse de sa chemise. Ça vibre au niveau des dernières cannelures. C’est bien ce qu’il craignait, le voilà passé sur la réserve. Il paraît que les nouveaux modèles auront un peu plus d’autonomie. On dit aussi que les modulations d’humeurs agiront directement sur le thalamus. Les stabilisateurs d’humeurs ne circuleront plus dans le sang, mais directement dans le cerveau depuis qu’on a découvert, belle ironie, que c’est le cœur qui pense et que le cerveau est l’organe émotif du couple. Vraiment, quelle nouvelle enchanteresse ! Les progrès de la science ne connaissent aucune barrière ! Dans les dents, la mauvaise conscience du poète !

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire billetcognitif ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0