XVI

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  Yassim a opté pour des exercices de visualisation. Debout, les pieds parallèles et les yeux fermés, je dénoue et retire le nœud imaginaire qui bloque ma gorge, puis je le jette le plus loin possible.

***

  C’est l’effervescence dans la salle de réception du Domaine des Amazones. Plus que quinze jours avant le colloque, les militants sont électriques. Hélène surtout ! Elle est sur les nerfs et le fait savoir. Elle ne doit son salut qu’à l’indulgence des adhérents. Même Sarah prend sur elle. L’exception reste Martine. Le colloque, c’est l’idée de l’avocate, voté en masse par les membres de l’association.

  Heureusement que sa relation naissante avec son aide-soignant semble lui être favorable par ces temps qui courent. Elle a souvent découché ces dernières semaines.

  Me concernant, je ne peux que constater l’évolution positive de mon état psychologique. Je suis toujours apeurée par le 6 avril, mais les crises d’angoisses ont diminué. Séjourner dans le Béarn était une bonne idée. Certes, les séances de sport, le yoga du rire, et la sophrologie sont des aides précieuses, mais mon quotidien au Domaine des Amazones est en majorité responsable de mon amélioration.

  • Jeanne ! lui dis-je une fois installées dans ma voiture. Dès que tu veux partir, on s’en va, d’accord ?
  • Hmm !

  Aujourd’hui, c’est l’anniversaire de son mari et sur ses huit enfants et cinq petits-enfants majeurs, aucun ne peut l’amener à la maison de retraite. Tous ont une excuse en béton : le travail, les études, une course, une maladie carabinée ou une urgence de dernière minute...

  J’ai été surprise de leur comportement. D’habitude, ils sont au petit soin pour leur mère et grand-mère. Puis, Juliette m’a expliqué que la famille de Jeanne était attachée à elle uniquement, pas à leur père et grand-père. Ils ont donc fait appel à la solidarité de la colocation. Je me suis proposée de l’accompagner pour, essentiellement, éviter Hélène.

  Entre Jeanne et Viviane, je suis prête à passer mon permis de conduire fauteuils roulants. J’ai réussi à la pousser jusqu’à l’ascenseur sans accroc et en maniant le chariot avec brio.

  L’EPHAD est comme Jeanne me l’a décrit : morbide. Nous nous installons sur une table ronde lorsque Paul arrive. En apercevant son épouse, le vieil homme se met à pleurer d’émotion et l’embrasse chaleureusement. Sa femme est distante. Je ne la trouve pas cool au regard de l’accueil touchant et romantique du vieux monsieur. Un joyeux anniversaire est prononcé, et puis… plus rien ! Le couple ne se parle pas. Jeanne a perdu sa langue et Paul n’a pas l’air d’en avoir une. Je tente d’inciter l’échange, mais je me heurte à la surdité du vieillard. Finalement, il demande à son épouse :

  • C’est qui elle ?

  Pendant qu’elle lui explique, un résident en pantoufles s’approche et me pose une main sur l’épaule.

  • Faites attention à lui, Madame, me chuchote-il en désignant Paul. Il est méchant !

  La présence de l’individu déplait au mari de Jeanne qui ne tarde pas à réagir.

  • Dégage de là, connard ! dit-il en se levant bancalement.
  • Ne m’insulte pas. Salop ! rétorque l’autre résident.
  • Paul, ne commence pas, le prévient Jeanne de sa voix aigue. Sinon je pars !

  Mais, Paul et le résident sont désormais poings levés l’un vers l’autre et se tiennent malhabilement par le col, davantage pour garder l’équilibre que pour se battre. Mieux vaut que j’intervienne avant qu’un des papis ne perde un dentier ou se casse le col du fémur.

  • Messieurs, s’il vous plait ! On se calme.

  Je baisse leurs bras respectifs et accompagne le résident frondeur au fond de la salle.

  • Je vous avais prévenu, il est méchant. Fumier ! hurle-t-il.

  Je me rassois à notre table pour retrouver une Jeanne en colère.

  • On les respecte les gens ! s’agite-elle sur son fauteuil. On ne les insulte pas, et on les tolère quand on vit avec eux ! Alors, tu prends sur toi ou je m’en vais, et peut-être que je ne reviendrai pas !

  Paul ne répond pas et nous attendons en silence. Sans rien dire. Sans rien faire. Les minutes me paraissent des heures. Puis, une soignante se présente avec le charriot du goûter.

  • Je vous sers un café, messieurs-dames ?
  • Qu’est-ce qu’elle veut cette connasse !? Dégage, on t’a rien demandé !

  Dans la voiture, Jeanne est remontée comme une pendule. Au moment où son époux a insulté l’agente de service, elle s’est exclamée « tu me casses les ovaires, je m’en vais ». J’ai été soulagée de sa réaction parce que vieux ou pas, je comptais lui dire le reste.

  Insupportable le gars ! Je comprends mieux sa famille. On récolte ce que l’on sème.

  • Je lui réponds maintenant, poursuit-elle énervée, parce que je peux me le permettre. Mais pendant notre vie commune, je n’avais pas intérêt. Odieux avec tout le monde il était ! Ah, Noëlie ! Si j’ai un conseil à te donner, c’est de bien choisir ton mari. Ou ta femme, parce que maintenant on peut se marier avec qui on veut. Bref, ne te laisse pas traiter comme une moins que rien. Et si vraiment tu t’es trompée, di-vor-ce ! Il ne manquerait plus que ta génération se fasse chier comme je me suis fait chier. Autre chose, me dit-elle sur un ton autoritaire, si tu ne veux pas d’enfants ou si tu en veux un nombre limité, prend la pilule ! Pffff. Tous les dimanches à la messe. Quand tu vois la vie de merde que j’ai eue malgré mes prières, je te promets que j’aurais moins perdu mon temps à l’Eglise.
  • Je note, Jeanne. Pas de tocard dans ma vie ! Je veux des enfants mais pas plus que je ne le décide.
  • Exactement ! C’est merveilleux les enfants. J’en ai huit, tu sais. Mais, même si je ne les ai pas tous désirés, je les ai tous aimés. Eux, ils n’ont pas demandé à naître et ils n’y sont pour rien du désamour de leur père. Tu imagines que Paul préférait ses chiens à sa famille ? Même les animaux errants avaient droit à plus de considération…
  • Quel âge avais-tu à la naissance de ton dernier enfant ?
  • Trente-cinq. Bienheureusement pour moi, j’ai eu un médecin en or. J’étais fatiguée de mes grossesses rapprochées. Huit enfants c’étaient suffisants. Surtout que c’est moi seule qui m’en occupait. Il m’a ligaturé les trompes et a inventé un grave problème de santé pour que Paul l’accepte.
  • Radical mais efficace, dis-je.
  • Oui, mais je n’avais pas beaucoup d’options. Paul était alcoolique, violent, et quand il avait envie, je n’avais pas intérêt à refuser. Parce que le peu de fois où je lui ai clairement dit « non », je ne lui ai pas résisté longtemps. Je ne te fais pas un dessin, tu vois ce que je veux dire…

  Ça y est, mon corps se crispe. Exercice de respiration, vite ! Inspirer, gonfler le ventre, bloquer, expirer ! Inspirer, gonfler, bloquer, expirer.

  • Pfff. Maintenant, quand j’en parle à Hélène, elle dit que j’ai vécu des viols conjugaux. A l’époque on appelait ça le devoir conjugal. Obéissance à son mari. Foutaises !
  • Je vais m’arrêter sur le bord de la route, Jeanne. Je ne me sens pas très bien.

  Jeanne est caractérielle, mais elle est remplie d’amour. Le buste allongée sur ses jambes, je me remets de mes émotions. Elle chantonne un air en « mmm » apaisant et caresse ma joue. La crise n’a pas durée longtemps. Je l’ai maitrisé en partie. Un progrès de plus.

  • Merci, Jeanne.
  • De rien, ma puce.

  Mon portable vibre. C’est la villa. Au bout du fil, Hélène a perdu son assurance. Elle a la voix faible et tremblante :

  • Il faut que vous rentriez vite.

  Lorsque nous arrivons à destination, une pierre me tombe au fond de l’estomac. Jeanne esquisse un « oh mon dieu ! » et fait le signe de croix. Les gyrophares allumés, le camion rouge des pompiers est devant la porte en bois d’ébène.

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