Où on court contre le cours du temps

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Nous progressons aussi vite que possible en direction des berges de l’Adour. Comme l’immeuble des hommes en noirs était un peu excentré, nous allons assez vite. Mais lorsque nous arrivons au Vieux Pont, nous commençons à avoir des problèmes. Mais les Tarbelli sont intelligents : le plus grand et imposant se met au milieu, flanqué de deux de ses compagnons à droite et de deux autres à gauche. Ils sont en position de fer de lance et fendent la foule comme un brise-glace en Antarctique. Je suis au milieu, juste derrière l’homme de tête, ce qui me permet de progresser facilement. Nous ne parlons pas et restons concentrés mais j’ai quand même l’opportunité d’observer mes nouveaux compagnons : quadragénaires, pas forcément en grande forme physique… des gens normaux en sorte. On se demande comment ils en sont venus à jeter une grenade assourdissante sur des terroristes armés. Je ne peux imaginer qu’il ne peut s’agir que de l’amitié qui les liens entre eux et à celui que les hommes en noir avaient capturés. Ils auraient pu tous mourir mais y sont allés quand même… « Ni Manso Ni Afeitado » ; ils faisaient honneur à leur devise !

La progression est devenue plus lente au fur et à mesure que nous nous rapprochons. Les cinq Tarbelli de tête ont l’air fatigué et ont de plus en plus de mal à écarter la foule. Il nous faut plus de vingt minutes pour arriver au milieu du pont et il nous en reste la moitié pour arriver jusqu’aux berges. Mais la foule est dense et nous sommes au moins à cinquante mètres de l’estrade où se trouvent le maire, ses adjoints et le reste des officiels. J’ai repéré sur les plans de la bombe chez les hommes en noir que celle-ci devrait être installée dans une grande enceinte. J’arrive facilement à en repérer une qui se trouve juste derrière le maire. Il nous faut y arriver à tout prix !

Nous continuons à avancer à grand-peine. Je peux voir l’horloge de l’Office de Tourisme et elle indique 22h45. Je m’écrie :

« Les  gars, il faut avancer ! Il ne reste plus que dix minutes avant que la bombe n’explose ! Ils l’ont mis dans l’enceinte juste derrière le maire. On doit redoubler d’effort ! »

C’est ce que firent les gars. Ils recommencent à avancer, comme un tracteur en sol accidenté, lentement mais implacable. Comme ma position ne me permet pas de les aider physiquement, je crie aux gens de la foule autour de nous de s’écarter, essayant de couvrir de ma voix de stentor la musique, les conversations et les rires. Mais l’effet reste très limité.

Nous arrivons finalement au bout du pont et pénétrons les berges. Dans cinq minutes, le maire va récupérer les clés de la ville que lui rendra le centurion romain, puis, boum ! Et ce ne sera pas les feux d’artifices !

La foule est trop dense et il nous est impossible de continuer plus en avant. Les Tarbelli se regroupent :

« On fait quoi maintenant ? On ne peut pas aller plus près, dis l’un.

- Est-ce qu’on pourrait crier pour les faire s’écarter ? Ou aller demander à la police ?, propose un autre.

- On n’a plus le temps ! Il ne reste que quelques minutes, réplique un autre.

- Attendez ! J’ai trouvé l’idée, s’exclame un quatrième. »

Ce dernier joue alors des coudes et se rapproche de la banda « Los Escapateros » de Mugron. Il connait apparemment certains des musiciens car des accolades sont données et, après quelques secondes de négociation,  un accord est atteint. Les instruments de Los Escapateros sont alors portés à la bouche et les premières notes de Paquito el Chocolatero se font entendre. Soudain, toute la foule est hypnotisée. Les bandas tout autour joignent les musiciens de Mugron et Paquito retentit à l'unisson sur toute la place. Les festayres y répondent comme un seul homme et se mettent instantanément en position.

A ce point de mon histoire, si vous n’avez jamais vécu le Paquito el Chocolatero lors des Férias du Sud-Ouest, vous aurez du mal à vous imaginer ce qu’il va se passer. De même que le Lac du Connemara dont j’ai parlé précédemment, le Paquito est un incontournable des Férias et sa danse est traditionnelle et codifiée. A l’entente des premières notes, les festayres s’assoient par terre en file, chacun entre les jambes de celui qui le précède. La danse se fait en deux temps : au début, on balance les bras en l’air de droite à gauche ; puis ensuite vient le refrain et alors chaque festayre se balance, toujours les bras levés, d’avant en arrière en cadence avec le rythme de la musique. Ils forment une sorte de tapis roulant.

Comme la musique résonne sur toute la place, les bandas étant toutes en cœur, je vois avec effarement des milliers de festayres composant la foule s’assoir et former une centaine de files à terre. Le refrain débute et chacune d’entre elles s’anime, les bras, les torses et les têtes balançant d’avant en arrière.

Alors, un des Tarbelli qui avait l’air de scruter la foule, pointe le doigt en avant et me fait signe. Il avait repéré une file à côté de nous et qui se terminait juste derrière l’estrade des officiels.

« Lance toi !, s’écrie mon sauveur Tarbelli, et laisse-toi porter ! »

En temps normal, j’aurais probablement hésité mais l’excitation, la musique, les mouvements hypnotiques de la foule et les regards insistants des Tarbelli me firent me comporter autrement. D’une impulsion, comme une star de rock en concert, je me lance les bras en avant sur les premiers membres de la file désignée et me raidit autant que possible. La sensation que j’éprouve alors est totalement indescriptible ! Les bras des festayres me portent le long de la file ; j’ai l’impression de voler. En une minute, j’arrive à l’estrade et me ressaisissant de ma griserie sensorielle, je grimpe et saisis à pleine main l’enceinte contenant la bombe. Puis, d’un mouvement de rage et de désespoir, je me retourne et la balance dans les eaux noires de l’Adour. Tout le monde autour de moi est surpris et aucun n’a pu faire un quelconque geste. Je me retourne et regarde l’horloge : 22h55 ! Je me jette à terre et soudain, une explosion sous-marine retentit, créant un geyser d’eau qui trempe toute l’assemblée. De la stupéfaction, les officiels passent à la colère et on se jette sur moi. Fort heureusement, le Commissaire Lafitte était du lot et, au lieu de m’asséner de coups, il s’interpose et fait revenir le calme sur l’estrade.

Les quelques minutes qui suivent cette confusion me servent à expliquer au maire, au commissaire et au reste de l’assemblée l’histoire des hommes en noir et de la bombe. Commissaire Lafitte décroche son portable et appelle ses hommes qui confirment l’arrestation des terroristes dans l’appartement où j’étais enfermé. A côté, le maire essaie de ramener le calme dans la foule et détourne l’attention en déclarant la clôture des Férias de Dax et fait signe aux artificiers de commencer les feux. A la bombe terroriste se succèdent les bombes d’artifice, bien moins dangereuses et bien plus réjouissantes.

De mon côté, je m’assois, épuisé. Je scanne du regard la foule pour trouver mes compagnons Tarbelli, mais sans succès. Probablement ont-ils repris les célébrations et sont au bar à célébrer notre succès.


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