Chapitre 1 : Éternelle rancœur

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Clayn Wylde

 Encore une fois, il avait loupé sa chance.

 Encore une fois, il était spectateur de son propre rêve ; un autre venait élimer ce qui lui restait d’espoir et de détermination. Plus loin, sur l’estrade de la grande salle qui allait bientôt être bondée d’invocateurs en joie, cet autre qui lui volait la place n’allait être qu’un simple garçon d’une vingtaine d’années tout au plus, qui bomberait le torse sous le regard respectueux et fier des conviés.

 Assis sur une chaise, seul au fond de l’immense salle de cérémonie, Clayn Wylde ruminait colère et frustration. Sa mâchoire l’élançait et il faisait jouer entre ses doigts un couteau aiguisé, un poignard dont le manche était incrusté de morceaux de pierres précieuses. Non pas qu’il eut pour projet de l’utiliser, loin de là... Non, le maniement de ce couteau présent dans sa main, ce couteau qui semblait danser entre ses doigts, presque léviter, était en réalité une habitude qu’il avait prise, mauvaise, certes, mais un moyen d’occuper son corps et son esprit à autre chose qu’à la frustration intérieure. Alors il faisait jouer la lame aiguisée entre ses doigts, contre sa peau sur laquelle aucune coupure, même ancienne, n’apparaissait.

 Clayn embrassait la salle du regard. Plusieurs dizaines de rangées de sièges se déployaient devant lui et, plus loin, l’estrade attendait patiemment de voir y avancer le nouveau promu. Pour les agents de l’Astra, l’importante milice de Terdâmes, le passage de grade était un événement à ne pas manquer. Pour les agents Lâmes comme lui, qui s’occupaient de l’ordre civil, on passait de simple recrue à seconde Lâme, puis de seconde à première Lâme. Au-dessus se trouvaient le dirigeant et son lieutenant.

 Dans la salle, les premiers invités entrèrent. Progressivement, le lieu se remplit d’invocateurs venus de tout Terdâmes. Clayn reconnut les siens tout d’abord, les Torrindiens, avec leurs longs cheveux tressés et parés de bijoux, femmes et hommes à la musculature développée. Mais les cinq régions s’étaient réunies : Torrendeau, Boisambré, Viveflamme, Brisair et Hurlegivre. Clayn laissait son regard aller d’invocateur en invocateur, scrutant sur les visages la hâte et l’excitation de voir le nouveau promu se montrer enfin...

 Chaque cérémonie de passage de grade était importante, il en allait du respect des agents qui confiaient leur vie au corps de l’Astra : pour ordonner et protéger les habitants en tant que Lâme ; pour défendre la région en cas de guerre ou d’intrusion extérieure en tant que Rafale ; pour gérer les créatures sauvages dangereuses, les invocations à enchaîner, ou celles qui l’étaient mal en tant que Cendre... Chaque agent de l’Astra avait le droit à une cérémonie de passage digne de ce nom. Parce qu’il fallait qu’il se sente bien, entouré et choyé au sein de sa deuxième famille qu’était l’Astra.

 La salle se remplit et bientôt le père de Clayn se montra : Ruven Wylde fit face au public et s’inclina en souriant chaleureusement. Chaleureux, oui, c’était ce que sa prestance dégageait de lui. De la chaleur et de la sûreté. Tout Terdâmes connaissait le dirigeant Lâme de l’Astra de par sa puissance incomparable et les nombreux succès de ses équipes. Clayn attendait son regard, mais son père l’évitait consciencieusement, comme il le faisait toujours.

 Le futur gradé était arrivé sur la scène et Clayn sourit devant son air jeunot. Aujourd’hui, le promu était une recrue garde, qui passait au rang de Garde confirmé. Les dents serrées, Clayn se surpris à faire glisser à nouveau le couteau entre ses doigts. Il coula un regard vers son voisin, un petit garçon de dix ans qui le regardait faire, la bouche entrouverte. Le jeune homme guida la lame vers le bas pour ne plus l’effrayer.

 La cérémonie débutait et l’enfant braqua son attention sur la scène plus loin, mais Clayn ne le quittait pas des yeux. Il se pencha même vers lui et demanda, le regard pétillant :

 — Tu aimerais être à sa place, n’est-ce pas ?

 L’enfant, surpris, tourna vivement la tête et le contempla un instant, émerveillé à cette idée. Il acquiesça vigoureusement. Ravi, Clayn continua de le scruter jusqu’à ce que la mère du garçon ne le saisisse par l’épaule en lui murmurant de ne plus lui adresser la parole. Elle lui lança un regard noir, que Clayn lui rendit, avant de se reprendre. Comment allait-il un jour être dirigeant de l’Astra s’il se comportait ainsi avec ceux qu’il devait protéger ? Rendre la monnaie de la pièce à tous ces gens n’allait pas le rendre plus fort, bien au contraire.

 Dépité, il se détourna de l’enfant et reporta son attention sur la scène devant lui. Soudain, un courant d’air et une senteur de fleurs le happèrent. Un sourire s’empara de son visage et une jeune fille prit place à ses côtés en ramenant sa longue tresse blonde parsemée de bijoux d’or et d’argent devant elle.

 — Bonjour, Clayn, le salua-t-elle, légèrement essoufflée.

 Ses doigts fins si habiles étaient noirs des cendres de la forge.

 — Tu travailles trop, Crystal, fit-il remarquer doucement.

 Le silence se fit et la cérémonie commença sans que la jeune femme ne fit attention à sa remarque. Son regard se porta sur l’heureux élu.

 — Flynn Lek-Rys... murmura-t-elle. Je n’aurais jamais cru qu’il ai le droit à son passage de grade, finalement.

 — Et moi donc, grommela Clayn. Mon père et le dirigeant garde ont décrété une erreur dans les instructions données, en définitif. Ils ont passé l’éponge sur l’incident. Il y en a qui ont de la chance.

 Plus loin, le jeune recrue garde prononçait une nouvelle fois les vœux, ceux qu’il avait prononcés en intégrant les rangs en tant que recrue. Clayn avait envie de hurler. La jeune fille s’en rendit compte et lui glissa un regard.

 — Ton tour viendra, murmura-t-elle.

 — Sais-tu combien de fois tu m’as dit ça, Crystal ? demanda-t-il soudain, furieux.

 — Douze, répondit-elle. Je compte aussi, tu sais.

 Clayn serra les lèvres en secouant la tête.

 — Je ne sais pas ce qu’il attend, dit-il en observant son père plus loin, qui dirigeait la cérémonie.

 — Tu le sais très bien, au contraire, le corrigea-t-elle. Si tu passes ton grade de seconde Lâme, tu auras de quoi vivre et ton indépendance. Je ne crois pas qu’il soit prêt à ta voir partir aujourd’hui... C’est à toi de le lui prouver.

 — Peu importe, murmura Clayn.

 Crystal reporta son attention sur la cérémonie. On présentait un nouvel insigne au garçon, on lui donnait quelques instructions officielles, on lui faisait des discours.

 — Tu comptes aller à la réception qui suit ? lui demanda-t-elle, sa voix présentant quelques réserves.

 — Tu veux dire... aller boire un verre avec mes anciens camarades, qui ont tous été gradés ? Leur montrer encore mon échec et féliciter celui qui a moins d’expérience que moi mais les faveurs de mon père ? Je ne sais pas si j’en ai envie.

 Plus loin, le dirigeant de l’Astra et son lieutenant félicitaient le nouveau gradé, qui se tenait bien droit, le torse bombé et le regard déterminé, quoique un peu vacillant sous sa tignasse blonde.

 — Clayn... Je ne comprends pas, lâcha Crystal.

 L’intéressé tourna la tête vers elle et, tandis que tout le monde applaudissait, demeura impassible.

 — Qu’est-ce que tu ne comprends pas ? demanda-t-il, cherchant à peine à se faire entendre à travers le brouhaha.

 La jeune fille se contenta d’applaudir à son tour, sans le regarder. Lorsque la salle s’agita et que tout le monde s’apprêtait à partir, elle se tourna vers Clayn, ses yeux bleus parcourus d’un vif agacement.

 — Je ne comprends pas cette rancune, toujours, en permanence, cette colère constante qui te suis où que tu ailles. Je ne comprends pas pourquoi tu abandonnes.

 — Depuis quand est-ce que j’abandonne ? Tu m’as déjà vu une seule fois baisser les bras ?

 Elle secoua la tête et jeta un regard ailleurs, mal à l’aise dans cette position de sermon qu’elle endossait.

 — Au lieu de montrer à ton père que tu fais partie de ce nouveau groupe de secondes Lâmes et que ta place est parmi eux, tu fuis pour cacher ta honte. Je vais te dire ce que j’en pense : c’est lâche. Montre-lui ce que tu vaux vraiment.

 Mais le jeune homme avait braqué son regard sur la salle bondée qui se vidait petit à petit. Devant son silence, Crystal s’en alla en secouant la tête.

 La salle se vidait ; il ne resta bientôt plus que lui.

 Le jeune homme baissa les yeux sur la lame de son couteau et l’amena à hauteur de son visage, horizontalement. Ses yeux percèrent le métal miroitant de la lame, le turquoise se baladait sur la surface lisse et claire quand il inclinait l’arme et il détesta son propre regard. Quelques mèches rebelles venaient strier le couteau de ténèbre, quelques mèches de ses longs cheveux noirs qu’il attachait vainement dans son dos et qui, par attribution anarchique, s’évadaient pour venir caresser son front lisse. Sur sa peau claire, la noirceur naturelle qui soulignait le contour de ses yeux bleus ressortait plus encore, révélant ses origines torrindiennes.

 Il se défiait du regard à travers le métal de l’arme, les mots de Crystal bourdonnaient encore à ses oreilles et semblaient tirer la corde d’un carillon, une sonnette d’alarme qu’il ne savait arrêter. Elle avait raison, totalement, éternellement raison. Seulement, c’était au-dessus de ses forces : aller à cette foutue réception, voir leur triomphe, celui de ses anciens amis, en dépit de son échec, et ce malgré les efforts qu’il avait fournis dès le début de sa formation de recrue... Comment pouvait-il se sentir bien ?

 ... Par Phrâ, était-il réellement si sauvage ?

 Soudain, un bruit de porte se fit entendre. Derrière le couteau, un jeune garçon se glissa furtivement sur la scène jusqu’aux quelques chaises de public installées devant. Il l’entendit faire un commentaire en direction de la porte, où patientaient quelques autres jeunes invocateurs. Ces derniers riaient et Clayn ne put s’en empêcher.

 Il se leva promptement et, au moment où l’inconnu ramassait son écharpe oubliée, il le vit sursauter avant d’accrocher son regard. Dans la grande salle, où quelques lumières s’étaient éteintes après le départ des spectateurs, le blondinet plissait des yeux pour tenter de mieux discerner Clayn dans l’ombre. C’était Flynn. Alors, à cet instant et dans un geste impulsif, le jeune homme lança son couteau dans sa direction. Filant à travers la salle, il alla se ficher dans le mur du fond, où trônait un portrait du nouveau gradé. Le jeune homme, qui s’était baissé pour éviter le projectile, se redressa et considéra un instant le couteau campé entre les yeux de son propre portrait.

 Puis il tourna la tête vers Clayn.

 Sa peau olivâtre indiquait clairement ses origines de Boisambré. Sans attendre, il serra l’écharpe dans sa main et prit la porte.

 Un instant, Clayn demeura interdit.

 Puis il traversa la salle en sautant à la hâte au-dessus des rangs de sièges et s’empara du couteau d’un coup sec avant de jeter le portrait à la poubelle et de replaça le cadre vierge. Il le contempla un instant avant de baisser les yeux sur le portrait déchiré dans la poubelle vide. Il se baissa pour le récupérer. Délicatement, il le posa sur la petite table de cérémonie et se pencha dessus.

 Pourquoi n’y arrivait-il pas ? La seule amie qu’il avait, si elle ne s’était pas enfuie après ce soir-là, c’était Crystal. Crys.

Sa Crys.

 Petit à petit, il se referma sur lui-même et, cachant sa tête entre ses avants-bras, il ferma les yeux  dans le silence de l’immense salle déserte.

 Encore une fois, il avait loupé sa chance.

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