Chapitre 2 : Marqueurs de feu

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 — Tu veux vraiment te faire marquer ça ?

Erèbe Aergen était assis à califourchon sur une chaise, dos nu, et observait distraitement le carnet de croquis sur lequel il avait dessiné une gigantesque plante aux feuilles d’envergure. Derrière lui se tenait un jeune homme aux cheveux roux fauves subtilement emmêlés. Ses yeux dorés scintillaient comme deux braises dans la pénombre de la pièce tandis qu’il scrutait le dessin, dubitatif, tenant à la main une étrange tige d’un métal rougeoyant, comme s’il avait été plongé dans les flammes.

— Tu comptes garder ça sur ton corps pendant un an ? insistait-il. Je sais que t’as toujours aimé ces grands trucs, mais là... c’est assez ambitieux.

— Je sais, trancha Erèbe.

L’autre se recula donc, saisit son outil et se tourna vers l’âtre flambant derrière eux pour le plonger entre les flammes. Des rires s’élevèrent alors de l’étage inférieur, puis une raillerie qui vint lécher les deux garçons près du feu :

— Eh, quand t’auras fini de jouer, Nohan, tu nous diras où est cachée votre bouteille de fuseau au miel ?

— Dans tes rêves, tiens !! intervint Erèbe. Tu crois que le miel coule comme la lave du volcan ?

— Sale radin, Erèbe !! hurla l’autre en bas, rageur.

Erèbe baissa la voix pour s’adresser à son frère seulement :

— On ne va quand même pas les laisser gaspiller notre fuseau comme ça, hein ?

Nohan avait la mine soucieuse.

— Je n’ai jamais fait ça, déclara-t-il, anxieux.

Erèbe se retourna sur sa chaise.

— Ça va aller, tu marques souvent des gens.

— Mais ce ne sont que de petites marques... Là, tu me demandes de te recouvrir le dos. Presque entièrement.

— Il y a une première à tout ! Allez, au boulot.

Il se retourna promptement, lui livrant son dos lisse de flammien. Par la fenêtre de nuit qui reflétait le visage de son frère, il le vit se prendre le front dans la main, mais sentit bientôt ses doigts sur son dos, visiblement pour tâter les réactions de sa peau. Puis, prenant son courage à deux mains, Nohan sortit son outil de l’âtre. Il se pencha alors et Erèbe le sentit tracer une légère courbe de feu, suivant le muscle de son épaule. Il réagit à peine, serra à peine les barreaux du dossier de sa chaise.

— Ça va ? voulut savoir Nohan.

— Parfaitement bien.

Son frère poursuivit son travail.

— Pourquoi celle-ci précisément ? demanda Nohan au bout d’un moment en indiquant sur le carnet de croquis de son frère la plante qu’il reproduisait sur son dos.

— Je viens de la découvrir au labo, répondit Erèbe.

Nohan hocha la tête. Le garçon adorait observer les réactions de son frère, si innocent et naïf sous sa tignasse fauve et sa cicatrice aux bords des lèvres.

— C’est vrai qu’elle est belle, avec ses drôles de feuilles... murmura-t-il, ce qui fit sourire Erèbe.

— Elle est dangereuse, précisa-t-il. Je n’ai pas encore trouvé toutes ses vertus médicinales... je veux dire, autre que son poison.

— Elle est toxique ?

— Elle est mortelle, rectifia le garçon. Mais je suis sûr qu’on peut en faire quelque chose.

Nohan demeura silencieux quelques temps, avant de relever son crayon de feu pour considérer son frère.

— Donc là, je suis en train de te marquer le dos d’une plante mortelle, constata-t-il. Pourquoi, tu souris ? Regarde-moi !

— Écoutes, on apprivoise tous les choses différemment, déclara-t-il. Toi, tu déblatères pendant des heures, des jours, des mois sur ce qui t’angoisse, tu pètes les plombs ; moi, je le marque sur mon corps. C’est ma façon à moi de l’appréhender, d’accord ?

Puis il sentit la douleur fulgurante se propager à nouveau dans tout son corps alors que Nohan se remettait au travail. Il posa le front contre le dossier de la chaise devant lui.

— Ne sois pas énervé comme ça, tu me fais mal, grogna-t-il.

— Je t’avais prévenu que ça ferait mal.

Erèbe sentait la culpabilité de son frère à travers ses coups de marqueur de feu. Un seul arrêt, pour tremper le crayon dans les flammes ardentes et furieuses, et c’était reparti.

Le garçon sentit les paroles de Nohan brûler au bord de ses lèvres comme il sentait le feu flambant dans l’âtre qui réchauffait la pièce, jusqu’à ce qu’il s’exprime enfin :

— Cette marque va te porter malheur, Erèbe. S’il t’arrive quelque chose avec cette... plante, ça sera de ma faute, parce que je t’aurais écouté et que j’aurais bêtement fait ce que tu me demandais.

Erèbe se tourna vers lui, esquissant une grimace de douleur. Il considéra son frère d’un regard las mais déterminé.

— Arrête. De nous deux, c’est moi, le botaniste. S’il m’arrive quelque chose, ça sera entièrement de ma faute, est-ce que c’est bien clair ? Toi, tu m’aides juste à la découvrir. Ce que j’en fais, c’est mon problème.

— Tourne-toi, lui ordonna Nohan.

Le garçon obtempéra et s’accrocha de nouveaux aux barreaux de la chaise, agacé que son frère ai ruiné ce moment qu’il avait longuement préparé.

— Je n’aime pas cette marque, murmura le rouquin au bout d’un moment.

— Allez, c’est bon, lâcha Erèbe en se levant. Arrête ça.

Nohan s’exécuta et lui lança un regard.

— Si t’es pas capable de le faire, je trouverais bien quelqu’un qui le sera.

— Attends, Erèbe...

L’ignorant, il descendit les escaliers. En bas, la chaleur était étouffante entre la fumée des cigarettes et les vapeurs d’alcool. Un groupe de jeunes avait investit le salon et parlaient fort.

— Erèbe ! s’écria un blondinet gringalet en se précipitant vers lui.

Il manqua de tomber en se prenant les pieds dans le tapis. Du Flynn tout craché.

— Est-ce que quelqu’un sait marquer, ici ? lança Erèbe avant qu’on lui pose une question.

— Moi, je sais, déclara une jeune fille en finissant son verre.

En même temps, un autre jeune homme se leva et s’approcha du garçon en considérant sa marque non achevée.

— Nohan a un problème ? s’enquit-il. (Il s’attarda sur son dos.) Tu lui as demandé le dos entier ? Tu sais qu’il...

— Je sais, Clark, le coupa-t-il.

La jeune fille s’était levée et s’approchait des invocateurs.

— Allez, montre-moi ça, ordonna-t-elle en prenant Erèbe par le bras pour observer son dos. Ça a l’air d’une grande pièce...

Erèbe la guida à l’étage, et les deux garçons suivirent également. Quand ils arrivèrent dans l’atelier, Nohan était accroupi devant les flammes, la mine morose et les yeux brillants. La jeune femme s’approcha de lui et s’empara délicatement du crayon de feu tandis qu’Erèbe reprenait sa place. Clark tira une table et des chaises et prit place à côté d’Erèbe, de façon à suivre le travail de la marqueuse. Elle s’empara du croquis et l’inspecta minutieusement.

— C’est du travail, nota-t-elle en coulant un regard à Nohan. M’étonne pas que tu ai effrayé ton frère.

— Je ne suis pas « effrayé », répliqua l’intéressé dont les yeux de braise étincelèrent dans la pénombre. Je ne veux pas mal faire, c’est tout.

La jeune femme sourit.

— Oui, je vois, on débute tous comme ça.

— Rappelle-moi ton nom, déjà ? cingla Nohan face à cette pique dissimulée. Alaïs Lamen, c’est ça ?

— Enchantée également, Nohan Aergen. Tu n’es pas aussi doux et innocent qu’on le dit, je suis déçue.

Le crayon de feu toujours en main, elle le posa délicatement sur le dos d’Erèbe, qui se contracta.

— Alaïs Lamen... répéta Nohan, faussement songeur. Celle qui a défié le dirigeant de l’Astra à la condamner pour délit de fuite face aux Lâmes, je me trompe ?

— Leurs ordres n’étaient pas très conventionnels, si tu vois ce que je veux dire, murmura-t-elle.

— Oh.

Erèbe sourit. Il n’y avait que Nohan pour réagir ainsi, « Oh. » Il sentait contre son dos les cheveux roux et frisés de la jeune femme, qui détournaient son attention de la douleur provoquée par le crayon de feu en parcourant son corps.

— Tu es endurant, Erèbe Aergen, nota-t-elle au bout d’un moment.

Erèbe demeura silencieux et ferma les yeux.

— Qu’est-ce que tu crois, c’est un flammien, rétorqua Flynn, brave. Sa peau est aussi dure que des écailles de dragon !

Par le miroir de la fenêtre, Erèbe vit la jeune fille s’armer d’un sourire pour répondre, non sans brutalité :

— Qu’est-ce que tu fais dire ça ? Vous croyez que tous les flammiens ont la peau dure et insensible comme de la pierre ?

Erèbe jeta un regard à Flynn, soudain tendu par cette remarque. Le garçon, bien que tout juste promu Garde confirmé, était de nature prudente, pour ne pas dire peureuse. Son travail de Garde était un immense défi qu’il s’était lancé et qu’il s’appliquait brillamment à relever. Son acolyte, Clark Bell’Amy, toujours incroyablement calme, était sous-inspecteur malgré son jeune âge. Un virtuose d’ingéniosité et de souplesse d’esprit à l’oeil vif. Une association surprenante que ces deux garçons que tout opposait.

Ce fut Nohan qui intervint avant que Flynn ne perde ses moyens :

— Ils ne sont pas d’ici, précisa-t-il à Alaïs en les désignant tous les deux.

— Je sais, reprit la jeune fille. Vous êtes de Boisambré, je me trompe ? (Elle tentait visiblement de s’adoucir, mais ça sonnait faux.) Comment trouvez-vous la région ?

— Étouffante, lâcha Clark sans cérémonie.

L’adolescente esquissa un nouveau sourire avant de se détourner d’Erèbe pour tremper une nouvelle fois le crayon dans l’âtre brûlant. Elle adressa un sourire crispé aux deux Ambreurs. Devant les flammes, ses cheveux roux intense rappelaient les tornades de feu qui naissaient au pied du volcan où étaient érigées les deux cités de Viveflamme : Incarnim et Cendre-Lune. Ses yeux dorés lançaient des éclairs mais elle demeurait amicale.

— En attendant, je suis ravie pour toi, Flynn Lek-Rys, que tu sois monté en grade malgré ta frousse.

Nohan venait de se lever.

— Pardon, sa « frousse », tu as dit ?

Elle confirma ses dires d’un regard.

Les craquements du feu résonnaient dans la pièce, laissant Nohan chercher ses mots. Erèbe le sentait, il allait dire des âneries qu’il regretterait plus tard, comme toujours. Alors il se retourna vers eux et repoussa son frère en s’adressant à la jeune fille d’une voix ferme :

— Je ne suis pas venu te chercher pour que tu te fasses étriper. Flynn mérite largement sa place en tant que Garde confirmé.

— J’ai dit que j’étais ravie, répéta-t-elle.

La jeune fille passa le crayon sous les flammes et se repositionna derrière Erèbe en lui intimant de se retourner. Celui-ci pria pour que les autres ne remarquent pas l’habitude avec laquelle elle manipulait son corps ou même évoquait « son endurance ».

— Vous savez, je crois qu’il y en a un autre qui attend d’être promu... annonça-t-elle, malicieuse, visiblement pour détendre l’atmosphère.

— Tu parles de Clayn ? demanda Clark, décidant de lui donner une autre chance, ou simplement d’ignorer son humeur changeante.

Nohan se rassit dans son coin, sans pour autant quitter de vue le travail de la marqueuse, et Flynn blêmit un instant à l’évocation du fils du dirigeant Lâme. Erèbe l’interrogea du regard.

— Flynn l’a vu... d’assez près, intervint Clark.

Les regards convergèrent en leur direction, mais Flynn demeurait muet, soufflé par la remarque d’Alaïs un peu plus tôt. Alors Clark abrégea ses souffrances :

— Il avait oublié son écharpe, alors il y est retourné et Clayn se trouvait justement toujours dans la salle. Il lui a lancé son couteau. (Clark mima le geste) À mon goût, il ne le « visait » pas vraiment, il cherchait plutôt à lui faire peur.

— Il est jaloux, décréta Nohan d’une voix méprisante.

— Ou alors il est juste écœuré, le corrigea Alaïs. À sa place, je le serais aussi. Ça fait des mois qu’il attend d’être promu. Tous ses camarades le sont, sauf lui.

Soudain, un bruit de vaisselle cassée résonna depuis le salon. Bougonnant, Nohan se releva et fila dans les escaliers, suivi par les deux Ambreurs.

Erèbe se retrouva seule avec Alaïs. Il se mordait l’intérieur de la joue.

— Quelle belle entrée en scène... lâcha-t-il.

— Désolé, dit-elle, à peine sincère. Je n’aime pas les Ambreurs. Ils sont orgueilleux.

— Ce sont mes amis.

Elle releva le crayon de feu de sa peau et se pencha quelques instants sur le côté, suffisamment pour voir le visage du garçon.

— De toute façon, Erèbe, quelle importance peut bien avoir l’image qu’ils ont de moi ? Je ne suis que la fille avec qui tu passes du bon temps quand tu en as envie.

Il se retourna vivement vers elle, ignorant la douleur qui naquit dans son dos brûlé.

— Attends, qu’est-ce que tu... ? murmura-t-il. Tu es sérieuse en disant ça ? Je croyais qu’on était d’accord.

— Je croyais qu’on l’était : on passe du bon temps, et c’est tout. Je n’ai jamais demandé à voir tes proches.

Il fronça les sourcils.

— Ça te fait rencontrer des gens, Alaïs... Je n’aurais pas du ?

Elle se remit à son œuvre, obligeant Erèbe à lui tourner le dos une nouvelle fois, mais il résista.

— Tu sais bien que le social, ce n’est pas mon fort, reprit-elle.

— Je trouvais que c’était une bonne idée pour redémarrer, justement.

— Erèbe, je suis quelqu’un d’émotionnellement instable. Tu te souviens ? Tu t’attendais à quoi ? À ce que je me tape des tranches de rires avec tes petits copains ?

— Non, mais tu peux discuter simplement, comme tu le fais avec moi...

— Avec toi, c’est différent.

Quelques instants passèrent dans le silence, avant qu’elle ne l’oblige à se retourner pour continuer son travail. Il observait son reflet dans la fenêtre d’obscurité devant lui, ses cheveux de feu et son doux visage parsemé de tâches de rousseurs.

— Tu es mon ami, Erèbe. Pardon, je ne veux pas tout gâcher bêtement.

Ses yeux se fermèrent et il douta à nouveau sur les bienfaits de cette relation qui poussait, cette petite graine d’amitié intime plantée alors même qu’Alaïs faisait difficilement la différence entre amis et famille... Mais il ne pouvait pas l’abandonner. Il avait promis de veiller sur elle, depuis le jour où il l’avait trouvée, seule, exclue de chez elle pour avoir simplement haussé la voix un instant face à son père. Elle ne lui avait jamais dit pourquoi.

La marque prenait forme sous la main de la jeune fille, qui se terrait dans le silence de la concentration. Dans la vitre de la fenêtre devant lui, Erèbe la suivait au travail.

— Tu ne m’avais jamais dit que tu étais marqueuse.

— Il y a beaucoup de choses que tu ne sais pas de moi.

— Vraiment ?

Il était parvenu à la faire sourire et se détendit enfin.

— Mais dis-moi plutôt, reprit-elle, pourquoi cette plante ? Qu’est-ce qu’elle signifie ?

Erèbe tenta de voir à travers la fenêtre, à travers la nuit sombre dehors, mais ses secrets restaient entiers. Alors il haussa les épaules et dit distraitement :

— Je ne sais pas, je la trouve belle, tout simplement, avec ses drôles de feuilles...

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