Chapitre 8

15 minutes de lecture

Le premier chasseur avait bien triché. Quelques bruits le confirmèrent lors du deuxième concours de la journée. Le soleil avait beau se cacher derrière les nuages, la lourdeur n’était pas moins étouffante. Alignés, une cinquantaine de personnes se tenaient droite, les yeux fixés sur l’horizon. A leur poignet s’enroulaient les serres des Bashkis. Pour l’occasion, Kita veillait à ce que Tâches de Myosotis reste enfermée à double tour dans sa volière. Sa liberté de mouvement risquait de compromettre les premières sélections. Une corde reliait les petits dragons à leurs maîtres. Beaucoup de leurs créatures concourraient. Ils n’avaient pas été touchés lors de l’attaque des brigands et son père espérait qu’ils combleraient la perte des prix des dorakkars.

Maketa et la jeune femme s’assirent à distance respectable pour englober tous les participants d’une œillade. La tension crispait les muscles de son amant. Après tout, son poste était en jeu. Chaque année, son père renvoyait les domestiques les plus pitoyables, champions et palefreniers compris.

—S’il doit te virer, il ne le fera pas maintenant.

—Qu’est-ce que tu n sais ?

—Mon père est un manipulateur, couard et méprisable. Idiot, non. Il sait que tu es celui qui tient son écurie. Si tu pars sans remplaçant, tout son précieux commerce s’effondre.

—S’il a un remplaçant ?

—Il n’en n’aura pas pour toi.

Elle était sincère. Maketa représentait l’anneau central dans les soins apportés aux dragons. Les champions se contentaient de les monter mais les palefreniers vivaient avec eux.

—Tu t’inquiètes pour rien.

—Et toi, tu ne t’inquiètes jamais assez.

Il n’a pas tort. Une menace planait sur sa tête telle une épée de Damoclès et la jeune femme ne changeait pas ses habitudes de vie. Personne n’était au courant. Elle haussa les épaules.

—Ca ne sert à rien d’angoisser.

A quelques dizaines de mètres, un Bâshki grogna. Son cri, atténué par la force du vent, retient l’attention de Maketa. Les boucles de ses cheveux rebondirent devant ses yeux.

—Déstresse, ils ne font que les examiner.

La voltigeuse s’allongea sur le ventre, la mâchoire emprisonnée dans ses paumes. Entre l’ombre, la chaleur et la légère brise qui soufflait sur sa nuque, Kita aurait pu s’endormir. Les mises-en-garde de la putain s’évanouissaient lentement dans son esprit, petite voix lointaine inintelligible. Au loin, les jurées atteignirent le troisième concurrent. Le premier palefrenier de leur écurie arrivait en huitième position. Il présentait Etoile, une femelle argentée âgée d’à peine un an.

—Tâches de Myosotis n’aurait eu aucune chance de gagner le concours.

Sans être laid, le mâle ne détonait pas de ses congénères. Ses écailles hésitaient entre le bleu et le mauve vif dans un mélange disgracieux. Sa vivacité ne lui apportait que des ennuis dans ce genre de concours où l’immobilité déterminait les vainqueurs. Nombreux étaient ceux qui critiquaient son éducation. Certes, elle m’emmenait partout avec elle, voler avec sa dorakkar, dans les bois, au marché. Kita entretenait la curiosité de ses premiers jours.

D’un geste des pieds, elle se débarrassa de ses sandales et frotta ses chevilles l’une contre l’autre. La cavalière roula sur le flanc, reposa sa tête sur son épaule pour faire face à Maketa.

—Cesse de les fixer. Ils en auront au moins pour trois heures.

Malgré ses remontrances, les mâchoires du jeune homme ne se desserrèrent pas. Elle imaginait le frottement de ses dents contre ses lèvres fines, pâles. Aidées d’un voile humide, ses paupières glissèrent sur ses globes oculaires. Une fois que la lumière s’éteignait, Kita savoura l’acuité de ses autres sens : le chatouillement des brins d’herbe sur sa peau, la salive sur sa langue, la voix sifflante du vent qui avalaient les cris des dragons. Les battements réguliers de son cœur résonnaient dans tout son corps, timide et envoûtante berceuse qui l’appelait à céder au sommeil. La jeune femme adorait découvrir ce monde, caché derrière l’étourdissante société humaine.

Elle ne sortit de son étrange léthargie qu’après l’inspection du dernier Bâshki. Un poids lui barrait l’estomac : le bras de Maketa l’attirait contre son torse. D’un geste vif, elle se dégagea.

—Pas en public, se justifia-t-elle.

Il ne lui adressa qu’un regard froid avant de se relever. En l’ignorant, il se dirigea vers les écuries. Il est temps de remettre les choses au clair.

Les ondes des tambours qui animaient la fête vibrèrent contre les murs de la chambre. Des groupes de Breilliens s’amassaient dans les rues pour rejoindre les quartiers animés. Une fois la nuit installée, les lampions s’illuminèrent pour dessiner des ombres dansantes sur le mobilier de Kita pour l’appeler. Avec un sourire, la jeune femme céda à la tentation. Une robe évasée o la taille recouvrit son pantalon de toile. Par mesure de sécurité, elle couvrit son crane d’une capuche. Si des hommes la cherchaient, ils possédaient forcément un portrait d’elle. Au moins une description physique. Cheveux courts, mèches cheveux, borgne et une joue couverte d’une monstrueuse cicatrice. La voltigeuse prit soin de dissimuler la moitié identifiable, reconnaissable de son visage sous l’ombre d’un discret voiler ; la dernière mode issue des bonnes familles. Kita préférait ignorer sa caste de naissance, mais si elle voulait sortit, elle n’avait guère le choix. Après un bref regard adressé à son reflet sur la vitre, la cavalière jugea son déguisement acceptable.

Sans avertir qui que ce soit, elle disparut dans la nuit. Après quelques ruelles, elle repéra des lanternes accrochées à des potences qui indiquaient le chemin. A mesure que les lampions croissaient derrière elle, les bruits caractéristiques de fête, musique et cris s’amplifièrent, portés par l’obscurité. A travers les étroits passages des ruelles qui donnaient sur une immense place om de multiples spectacles l’attendaient, Kita observa les échassiers dominer la foule. Vêtu de costume d’arlequin, le visage et les mains poudrés de blancs et un chapeau serti de grelots, ils observaient en déambulant les Breilliens s’amuser.

Kita pressa le pas, tenaillée par la curiosité. Elle fut accueillie par un éclair de lumière sur sa droite : un homme crachait des flammes au-dessus de sa tête Surprise, elle sursauta et un éclat de rire résonna à ses oreilles. Le métisse, suspendu à l’envers à une corde par ses jambes, l’observaient avec un regard malicieux avant de recracher une petite flamme dans la chaleur effleura son visage. La jeune femme recula pour se noyer dans la foule. Le cracheur de feu l’avait déjà oublié : il grimpait le long des maisons pour illuminer la fête des feux. Avec un sourire, Kita suivit des yeux l’enchainement de mouvements, son corps qui se tendait, son ventre qui se creusait, sa poitrine qui se gonflait et les flammes qui caressaient ses lèvres.

Beaucoup de personnes étaient masquées. La plupart portaient des masques d’animaux même si certaines se couvraient seulement les yeux et les joues de dentelles. Les jupes des femmes volaient autour de leurs cuisses alors que les hommes les entrainaient dans des danses endiablés. La foule emporta Kita loin du cracheur de feu. Les déguisements volumineux des danseurs tournoyaient contre ses jambes. Les éclats de rire résonnaient dans sa tête. La jeune femme regrettait de ne pas avoir de costume autre que sa capuche. Au loin, elle essaya de repérer la ruelle qui l’avait emmené dans ce monde parallèle mais le courant de la rivière humaine l’emportait. Grisée, elle s’abandonna, se laissa conduire dans les rues de la Breille.

La cavalière ne put s’empêcher d’admirer les costumes les déguisements. Les échassiers portaient des costumes d’arlequin ; des losanges rouges, or et orange et bleus, des coiffes de bouffon assortis et des visages poudrés de blancs. Beaucoup de femmes – pour ne pas dire toutes- arboraient des robes à crinoline. Leurs sourires dévoilaient des canines pointues en référence au monstre qui terrorisait le continent, il y a quelques dizaines d’années. La science avait prouvé qu’il ne s’agissait que d’un fanatique s’amusant à trouer les cadavres d’hommes à l’aide d’instruments de forge. Une fois influencés, l’être humain ne peut débarrasser sin esprit d’une idée parasite et l’image d’un monstre aux dents pointues persistait.

C’était dans cet étrange ballet que Kita progressa mais au bout de quelques minutes, les Breilliens s’immobilisèrent. Un immense dragon venait d’apparaitre au coin de la rue. Ondulant au-dessus des petites cabanes destinées à étancher la soif des fêtards. Les griffes de la créature raclaient les toits de bois. Au lieu de fuir, des hoquets de surprise s’élevèrent de la foule. Certains tendirent leur index pour le désigner. Au loin, la foule s’écarta pour libérer le passage à une dizaine d’hommes qui tenaient des bâtons pour diriger les mouvements de l’animal de toile et de tissus. Une illusion, comprit Kita. L’animation présentait un dragon de de légendes, créatures mortes mais inoubliables. L’étonnante vivacité et coordination donnait une impression de vie. Son corps était long et souple, munis de quatre pattes. Sous ses naseaux naissaient deux tentacules, si longs que même à la hauteur maximale, ils effleuraient le crâne des fêtards. Le plus audacieux s’amusaient à tendre le bras pour les envelopper de leurs mains. Des personnes se pressèrent contre son corps pour offrir le droit de passage au dragon. Celui-ci ondula pour raser le sol de ses griffes avant de s’envoler à la conquête du ciel. Emerveillée, la jeune femme contempla les hommes de rouge vêtu qui, d’un seul mouvement, dirigeait la créature. Leurs gestes se voulaient fluides, sans accrocs et aucun ne bronchait de la tension qui s’exerçait sur les muscles de leurs épaules. Seul leur faciès concentré témoignait de la difficulté de la tâche. La cavalière devinait sans mal le poids des bâtons pesant dans leurs mains, la contraction de leurs cuisses tandis que l’incroyable créature illuminait le ciel nocturne de sa présence. D’un mouvement leste, l’animal contourna les hautes maisons pour s’offrir à d’autres yeux curieux.

Ses rétines réfléchirent les lumières jouant sur les façades. La myriade de couleur illumina son visage, traçaient la courbe de ses fossettes, de son menton d’un doigt multicolore. Chaque objet du commun s’accaparait d’une dimension nouvelle dans ce jeu d’ombre et de lumière. L’esprit y découvrait des utilités insoupçonnées, aiguisés par un œil fantastique. C’est ainsi que s’imposèrent les fanions pendus dans la vide au-dessus de Kita. Dépourvus d’ailes, ils volaient, frottaient les mains invisibles du vent. Dans cet émerveillement constant, la jeune femme se rapprocha du cœur de la fête où les couples valsaient.

Masquées, les femmes sautaient de cavaliers en cavaliers, libres. Les chaînes conjugales arrachées, elles voltigeaient d’hommes en femmes, s’éclipsant tantôt pour une nuit de débauche et de passion. Il y a quelques années de cela, Meorwen lui expliquait que cette tradition se déroulait de premier jusqu’au dernier jour du Valkain, le concours national qui classait les écuries de dragons. Durant cette période, les liens du mariage se brisaient et la promesse de fidélité s’oubliait. Les accouplements hors mariage, personne ne même sexe, inceste… La liste s’allongeait selon les ans. Gare aux enfants conçus lors des fêtes du Valkain ! Union de la lubricité et de la luxure, ils ne possédaient aucune sécurité d’avenir. Les croyances stipulaient que le Fashim, dieu malicieux aux trois cornes cherchaient un cops à parasiter. Pour les Breilliens, seuls les fêtes attiraient l’attention des dieux et reine entre toutes : Valkain. La règle imposait la mort de l’enfant-démon et la mère, pour expier ses péchés, pendue pour sa sotte conduite. La faute se rejetait sur les femmes car les Breilliens supposaient que leur corps acceptait ou refusaient la semence. Si elle tombait enceinte, portait-elle un autre nom que conspiratrice, alliée du Fashim ?

Kita ne croyait à cette fable qu’à moitié. Elle s’empressa s’assouvir sa soif à une des nombreuses cabanes. Le vin coulait sur son menton lorsqu’elle fourra maladroitement le verre dans sa bouche.

—Qu’est-ce qui vous donne si soif ?

Un homme d’âge mûr, elle le supposait à sa voix, lui sourit. Un masque barrait son visage. Il désignait les différents lieux de restauration, pullulant dans les rues tels des vers dans les cadavres.

—Nous nous connaissons ?

—Ces fêtes sont l’occasion de faire d’agréables rencontres.

—Je n’ai pas encore assez bu pour coucher.

—Laisse-moi t’offrir une chope de vin.

Kita réplique un « va te faire foutre » sec avant de se détourner. Plusieurs mâles tentèrent de lui adresser la parole. Son regard venimeux les découragea. Après quelques vaines tentatives, les chasseurs se détournèrent vers d’autres proies plus disponibles. La jeune femme eut le loisir de savourer sa bière.

—Vas-tu aussi me rejeter ? L’interrogea une voix caverneuse.

La cavalière distingua en premier les yeux vides puis des plumes ornant cens mêmes globes oculaires, s’étendant par vagues jusqu’aux oreilles invisibles. L’inquisiteur retira son masque et le sourire de Maketa lui répondit.

—Que fais-tu là ?

—La même chose que toi. Je profite de la fête.

Kita haussa un sourcil, perplexe.

—Je n’ai pas l’intention de coucher, ce soir.

Une expérience lui suffisait.

—Accepte au moins un cadeau dans ce cas.

Il tira de sa poche un ravissant collier de perles. Le palefrenier contourna la table pour le glisser autour de sa nuque. Kita se déroba d’un geste.

—Non.

Maketa inclina la tête, incompris. Elle ne rejetait jamais ses présents.

—Nous devons arrêter.

—Pardon ?

—J’ai besoin d’air et tu ne cesses de piétiner la limite fixée.

—Je ne comprends pas.

Kita soupira, soudain lasse.

—C’est simple : je ne t’aime pas. Entre nous, c’est du cul et ça restera du cul. Tant que tu ne l’auras pas compris, je préfère qu’on cesse de se voir.

—Tu as changé, Kita.

—Tu m’exaspères à me suivre comme une ombre. Je n’ai pas besoin d’un chien, j’ai déjà un Bashki.

—Tu me considères comme un chien ? Un bon petite toutou qui amuse sa maîtresse et qui le jette une fois repue ?

Ses yeux se refroidirent. Toute la chaleur qui les animait s’évanouit.

—Je comprends pourquoi tu es seule, maintenant. Et si tu continues à traiter les gens de la sorte, ne t’étonnes pas à ce que tout le monde t’abandonnes.

Affectée par ces mots et la blessure qu’ils avaient ouverts, Kita se détourna. Curieusement, son cœur s’allégea. Elle savait que renvoyer Maketa était la bonne décision.

—Ne sois pas l’exception dans ce cas.

Sa voix n’était que murmure parmi les sons bruyants de la fête mais le palefrenier couvrit son regard où se lisait le dégoût de son masque de corbeau. Il lança le collier à ses pieds pour le broyer sous sa semelle. Le crissement des perles contre le gravier lui rappela les claquements secs d’os qui rompent.

—Pourrai-je avoir une bière ?

Elle la porta à ses lèvres, savoura son contact glacé contre sa peau. Le liquide âcre coula au fond de sa gorge et de déversa dans son estomac. Ses pupilles se posèrent sur le voile obscur tendu au-dessus de Naarhôlia. Percé de rares points blancs, Kita ne comprenait pas ce que tant d’artistes voyaient dans les ténèbres. Elle ne saisissait pas la poésie des ombres, le chant du silence et les fraiches mains qui caressaient bras et épaules. Il y avait tant à espérer, si peu à formuler. Aveugle qu’elle était, ces évidences ne s’imposèrent pas à son faible esprit humain. La jeune femme se contentait de boire, de désaltérer sa misérable existence. Les jours passaient sur son âme, sans emprise. Seule l’alcool la tenaillait, l’emplissait d’un désir farouche.

Kita reposa son verre, jeta un distrait coup d’œil aux festivités. Danses, chants et décadences rythmaient cette nuit. Certains partenaires baisaient à même la ruelle. Les femmes délaçaient les pantalons pour guider les queues sous leurs jupons. Chevauchant avec sauvageries, des cris résonnaient alors que l’orgasme les prenait. Après le plaisir, ils s’abandonnaient pour partir en quête de nouvelles saillies.

Ces pratiques ne la choquaient plus. L’Horza était le royaume des putes, du sexe, des plaisirs interdits de la luxure. Breille, la capitale de ce drôle d’empire, rayonnait de tous ses feux et si quelques milliers la fuyaient, des millions la quérissaient. Une de ces nuits, Meorwen la baisa. Une dizaine de fois, si ce n’est plus. Elle s’abandonnait aux plaisirs de la chair, de l’interdit de l’inceste et de sa semence qui ruisselait à l’intérieur de sa cuisse. Son frère s’introduisait en elle de sa queue, de sa langue, de ses doigts et Kita l’en remercia de gémissements. De cette nuit, elle ne se souvenait que de l’adrénaline et non de l’immoralité de l’acte. Et même elle, n’avait pu l’empêcher de disparaitre un jour brumeux. Maketa ne la prenait pas avec amour et la délicatesse de Meorwen mais avec sauvagerie. Elle ne souhaitait plus que ses mains la touchent.

Un éclair blanc attira son attention. Elle n’y prêta attention qu’au deuxième. Cette fois, cette ombre blanche vacillait au-dessus des toits. Son éphémérité lui rappelait le reflet de la lune sur l’onde. Or, il n’y avait ni eau et seuls ses enfants apportaient de la lumière au voile nocturne. Un verre d’alcool plus tard, le brouillard blanc se densifia en une étrange créature. Malgré sa difformité et les fins filets de bave qui s’échappaient de sa gueule, aucun des Breilliens ne la voyaient. Ils levaient des yeux vides, se contentaient de l’effleurer d’un regard morne avant de s’en désintéresser mais Kita resta pantois, soudain figée.

Cette créature ressemblait à un serpent, une étrange collerette parcourait sa tête et le haut de son cou. Deux cercles reliés par un fin trait courbé contrastaient avec le marron de ses écailles. Et quelles écailles ! Elles n’appartenaient pas à un reptile mais à quelques espèces encore inconnues. Longues d’une main, l’extrémité se redressait légèrement, dévoilant un fin voile translucide qui recouvrait ses muscles. Kita le savait car la créature à la silhouette vaguement humanoïde se rapprochait. La jeune femme ne put détacher son regard de son corps difforme.

Une étrange queue qui ne rappelait pas moins celle des serpents ondulait derrière elle, lourde et imposante. Elle mesurait trois fois la taille de Kita et tout aussi épaisse qu’elle sinon plus. Dépourvue de bras, seuls des jambes malingres l’aidaient à s’accrocher aux lattes des volets. Soudain, la créature releva la tête pour braquer ses cinq yeux sur Kita. Sa mâchoire se décrocha lentement pour dévoiler quatre crocs d’une finesse extrême, aussi fragiles qu’un brin d’herbe. Tout forgeron envierait la qualité de ce travail. L’os inférieur se brisa en deux et si Kita n’avait guère eu la chance de connaitre le troisième monde, celui où les morts se réfugiaient, elle eut la certitude de l’apercevoir enfin. La blancheur de sa gueule l’hypnotisait.

Deux langues serpentaient autour de ses crocs, claquaient avec le sifflement du fouet contre son palais. De la bave maculait ses fines lèvres, s’écrasèrent par goutte sur le bitume. Ses pattes malingres la balancèrent et son corps énorme heurta le sol dans un bruit sourd. Kita imaginait la fermeté des muscles de son thorax pour redresse son crâne.

Brusquement, le serpent se désintéressa de la cavalière, tendit ses jambes pour s’enfuir mi- courant mi- rampant. Elle disparut dans la ruelle, effleurant quelques corps au passage de sa serpentine présence, sans susciter une once d’émoi.

Kita, elle, dut se rappeler de respirer, de stimuler les muscles de sa poitrine. Elle ne comprenait pas cette vision. Son esprit, peu entrainé aux vertus de l’imagination, ne pouvait inventer pareil rêve. La faible dose d’alcool dans ses veines ne réussissait guère à troubler la frontière entre réalité et fiction. Kita n’avait bu que deux verres lors de cette soirée. Pourquoi cette créature se contentait-elle de l’observer, menaçante, sans s’approcher ?

Les paroles de la jeune pute s’élevèrent du brouillard qui régnait dans sa tête : ils la cherchaient. Or, le mot « chercher » lui rappelait des hommes et non des créatures issues des contes pour enfants. Une certitude la frappa : saoule, elle ne l’était pas assez pour que ses yeux lui jouent des tours.

La cavalière abandonna la fête pour devenir la proie des ténèbres. Ses proches, le peu qu’il lui restait, la jugeraient de folle –ou d’imbécile- pour s’adonner à la chasse au démon blanc. Ses yeux furetèrent dans l’obscurité, palpaient les rigoles des toits, les volets grinçants et les reflets des ombres de la fête jouant sur les vitres. La peur se tapissait sous les volutes de l’alcool. Avec une témérité nouvelle, elle progressa pas à pas, déroulant la semelle de ses chausses aussi silencieusement que les fauves qui pullulaient dans les Forêts Jaunes. Dépourvue d’un flair animal, Kita se rabattit sur ses oreilles. Son ouïe ne la trahissait qu’à de rares occasions, contrairement à son instinct.

Seules les plaintes rauques des femmes au moment du plaisir régnaient dans l’obscurité. Ombre contre ombre, elle distinguait les hommes s’introduire dans le con de leur partenaires. Ces dernières s’empressaient de se frotter contre ce corps étranger et raide. La cavalière ne s’offusquait plus de ses yeux voyeurs, spectateurs muets de cet acte si intime. Curieuse et vile se voulait la complexité humaine. Les dieux créaient les hommes à leur image. Nul besoin de se blâmer, les dieux seuls se voulaient responsables. Kita dépassa le couple pour s’éloigner de la fête. La créature rôdait et la cavalière souhaiter la retrouver.

Son regard erra le long des toits, sonda l’obscurité de ses grands écarquillés quand, enfin, elle repéra le serpent dans une ruelle où l’odeur de pisse régnait. Son crâne disparaissait dans la poitrine de sa victime. Ses griffes s’accrochèrent à son torse. L’image lui rappela les oiseaux exotiques se balançant de lestes mouvements sur une branche. Sa queue s’enroulait autour du cou gracile de la proie et dans son étreinte, brisant os et éclatant artère et trachée. Le cœur de la cavalière se contractait à une vitesse fulgurante dans sa poitrine, si fort que son corps vibrait en diapason.

Ainsi, les rêves la désertaient et la réalité la rattrapa. Combien de temps avant que la créature ne la découvre l’épier ? Kita renonça à réfléchir et s’enfuit à toute jambe dans la nuit.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire eclipse-de-lune ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0