I

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On voit à peine la maison, cette nuit ! Les arbres noirs la camouflent. Heureusement qu’il y a d’la lumière à la fenêtre ; un coup à se faire piquer sa bagnole, ce quartier mal éclairé… Sonner. On entend à peine la sonnerie… Je parie qu’ils ne vont pas m’lâcher quand je leur aurai dit que je m’suis fait virer ; c’est pas si grave pourtant. Enfin ! On m’ouvre ! Audrey : toujours souriante, débardeur bleu clair. « Salut, Audrey. Ça va ? — Et toi ? » La bise : quatre. « Entre, Xavier ! »

J’vais laisser mon manteau sur cette chaise. Hé, ils sont encore assis par terre ! Chouette tapis : il va bien avec cette grande salle à manger. Pierre est là, bien sûr. Et Stéphanie, tiens ! Eux… ah oui ! Luc et Sandra, à la fête d’il y a deux semaines. Je vais prendre une bière avant de m’asseoir. Les saluer aussi « Salut, salut… » ; encore le même parfum : « Bonsoir, Steph — Salut, Xavier. »

Enfin assis. Bonne, cette bière. Bon, autant leur dire tout de suite… « Aujourd’hui… je me suis fait virer. » Quelles têtes ils font ! Même Steph : pourtant elle devrait s’en foutre encore plus que moi.

Pierre : « Comment ça ? » Luc : « Raconte. »

C’est pas très drôle pourtant ! Mais bon s’ils veulent savoir… Parler de ce sale Delâcre d’abord.

« C’est ce type qui bossait avec moi : Delâcre. Il voulait rafler du fric en truquant des formulaires avec le PC du patron. Il avait besoin de moi pour ça, mais je lui ai dit que ça m’soûlait, que j’voulais pas d’emmerdes. Alors il a dû s’arranger pour que le boss croie que c’était moi qui avais truqué les comptes y a six mois, ça avait fait baissé le chiffre d’affaires et la boîte avait perdu un gros contrat à cause de ça. Le boss en tout cas m’a parlé de cette histoire foireuse, et m’a dit de ne pas revenir. » Luc a amené la beu : il est bien, ce gars. « Voilà. Mais tant pis : c’étaient tous de sales capitalistes empêtrés dans leurs petites magouilles, qu’ils se passent de moi. J’aurais peut-être foutu le camp tout seul, de toute façon.

— Tu déconnes ? » Steph. « T’étais bien payé et t’avais un poste super élevé. Faut pas qu’tu t’laisses faire ! Tu peux sûrement montrer à ton patron que t’y es pour rien, et que… » Ça y est, elle va se mêler de mes oignions. J’aurais jamais dû sortir avec cette fille : baisait bien mais parlait tout le temps. Lui dire gentiment de ne pas insister : « Eh ! J’ai que trente-cinq ans, et un CV blindé : j’en retrouverai, du boulot. » Elle a l’air sceptique, mais j’vois bien qu’elle est d’accord. Pas Sandra, apparemment : si elle se redresse comme ça c’est qu’elle va parler. Elle est pas mal en fait, avec ses longs cheveux blonds : Luc a d’la chance.

« Et si t’en rtrouves pas ? Stéphanie a raison : tu devrais te révolter, dire la vérité… »

Luc : « La vérité ! Il s’en fout bien, son patron, de la vérité. S’il pense pouvoir retrouver du boulot, pourquoi est-ce que tu veux qu’il se fasse chier pour rester avec des sales types ? Ça vaut pas l’coup. » Ouais, il est cool ce mec. « Et on va pas l’ennuyer avec ses histoires alors qu’il est juste là pour se défoncer avec nous. T’as du feu, Xav ? »

Mon briquet ? Dans la poche gauche. Tiens Pierre ne dit rien : je vais lancer un sujet, on parlera d’autre chose. Quoi donc ? Politique peut-être… Non : c’est marrant un moment de faire semblant de s’y intéresser, mais ça dure pas. Ciné ? Non. J’ai pas d’idée. Je vais juste lancer une phrase, comme ça, et il trouvera sûrement un truc à dire. Voyons…

« On se retrouve toujours au même endroit : chez toi. » Il me rgarde. Il devrait peut-être raser sa barbe.

« Ouais. Mais pourquoi est-ce qu’on changerait ? On est bien ici. C’est vrai qu’avant on allait des fois chez Audrey, quand on avait pas encore cette baraque. » Il fixe le plafond : il est pensif. « Et puis on squattait un peu partout quand on avait vingt ans : ça c’est vraiment loin. Maintenant on n’a plus vraiment de raison de bouger autant. » Pourquoi il s’arrête ? Ah oui : Audrey lui passe le pet : bientôt mon tour. C’est vrai qu’on est bien ici : loin du boulot, du patron… que je reverrai plus de toute façon. Ça va me faire des vacances. J’vais attendre une semaine ou deux, ou peut-être un mois, après j’verrai où m’recaser. Bof, chez les fonctionnaires ça me tente pas… Non, j’vais trouver une autre boîte, j’pourrais même changer de secteur les bagnoles ça finit par devenir obsessionnel… Enfin j’prendrai ce qui se présentera, j’me casserai pas la tête. Plus tard, on verra plus tard.

Ça y est : Pierre se redresse et se tourne vers moi. Attraper le pétard… Je me réinstalle confortablement. Avec une main par-terre derrière, c’est bien. Il en reste plus tant que ça, je vais l’finir : Steph et Luc sont en train d’en rouler d’autres. Mmh… la chaleur… ça fait du bien… Une autre latte, vite… Mmh… encore… encore… c’est la dernière, là… fini… Ahh !

« Et dire que pendant… » Steph parle « là, plein de gens se prennent la tête, y’en a qui s’engueulent, d’autres qui disputent leurs mômes pour les éduquer, d’autres qui lisent des journaux, tous ces gens qui pensent, alors que leur travail est fini… Ils se font du mal, les pauvres : ils ont rien compris. »

Audrey bouge. « Tu sais, y’en a qui ont besoin de faire des efforts pour vivre heureux ; ils ont besoin de croire que leurs actions ont un sens, de se dire qu’il faut changer l’monde. Ils seraient malheureux sinon, ils se sentiraient perdus. Il faut les plaindre ! »

Luc : « Mais ils n’en savent rien. Si vraiment ils se sentaient désœuvrés, tristes, et qu’ils se mettaient à croire qu’ils doivent construire quelque chose en vivant, d’accord, c’est leur problème. Mais la plupart, non seulement ils croient dur comme fer à des trucs comme la lutte du Bien contre le Mal, le Progrès, la grandeur de la Raison humaine » ouais, aux conneries, quoi « mais en plus ils ont jamais eu aucune raison d’y croire. Ils se sont jamais sentis perdus, comme tu dis. En fait ils ont jamais réfléchi sur pourquoi ils réfléchissaient ; ils croient que c’est naturel. Ceux-là il faut qu’ils s’arrêtent, parce qu’en plus ils emmerdent tout l’monde, ils stressent les gens. » Je vais pas pouvoir le suivre très longtemps, mais bon puisqu’on a une discussion on n’a qu’à la continuer, ça évite d’avoir à en chercher une autre. Je vais dire quelque chose, et après je continue à fumer : « Mais si ils trouvent ça naturel, c’est pas de leur faute. Qu’est-ce qu’ils peuvent faire ?

— Faudrait qu’ils se défoncent un peu plus, voilà tout. »

Pierre : « Ouais, mais je peux pas inviter tout le monde à fumer chez moi ! » Ah, ah ! petit plaisantin !

Tiens finalement ils arrêtent de parler des autres. Les filles se mettent à parler entre elles, comme toujours. J’entends pas bien. Parlent de fringues, sans doute. Ma bière ! J’l’avais oubliée. Bon je vais boire ou pas ce soir ? Il faudrait que je rentre à pieds, Pierre et Audrey bossent demain je pourrai pas dormir ici… Bah, ça m’fera du bien d’marcher. Parler : « Hé Pierrot tu te souviens de Véro ? Une fille que j’avais ramenée ici et qu’a pas bu une goutte de la soirée ? » Pierre : « Ouais ? » Steph (tiens, elle écoutait) : « C’est qui cette Véro ?

— Une fille avec qui j’suis sorti un moment, je sais plus trop quand. Eh bien… je l’ai revue, mais cette fois elle était raide, complètement torchée. J’ai trouvé ça marrant… » Pierre : « Ouais, marrant… »

Luc : « Il paraît qu’une banque à Lyon s’est faite dévalisée. Des gars sont arrivés en moto, ils avaient des flingues énormes… » vlà des mecs qu’auront plus besoin de bosser, s’ils se font pas choper « … ils ont obligé tout le personnel à se foutre à poil, pour rire, puis ils ont tout cassé et ont pris tout ce qu’ils pouvaient.

— Cooool !… » Il me regarde bizarrement : « Ouais mais c’était pas énorme. Y’a plus grand-chose d’accessible dans les banques maintenant. Devaient pas être au courant. »

Ah. Bof. Faudra qu’ils essayent aut’chose. « Tiens laisse-moi rouler ça va m’occuper. Passe-moi des feuilles. »

Là… doucement… on va faire un beau cône. Ils parlent des flics : ils disent qu’il en faut et que c’est dommage. Non c’est pas dommage : j’ai envie de pouvoir aller au boulot tranquille moi, et de pas être emmerdé quand je rentre chez moi. Si les gens étaient plus cool, y’en aurait pas besoin… Voilà c’est fini. Allez je l’allume et j’le fume en premier, y’a pas d’raison. Chaud… Bon…

Quess qu’ils racontent maintenant ? Ils pourraient quand même rester tranquilles, vu qu’ils sont assis… « Eh Xav tu as vu que… » y’a quelqu’un qui me parle. Je sais pas trop qui c’est. On dirait qu’ils sont plusieurs à me parler en même temps… Bah moi je m’en fous je m’allonge par terre, ça bouge moins par terre… Tiens une bouteille qui m’arrive devant l’pif ! Chouette. Arcl ! Ça arrache. Oh ! Elle est partie…

Tiens… une autre ! Partira pas pleine, celle-là.

Y’a d’la fumée partout on voit pas grand-chose… Ziou elle tourne ! Y’a des voix, elles aussi elles tournent… aaah…………………….

… oh : de la musique ! boum ! boum !

Je vais aller danser. Oh ! doucement… Tous en train de danser. Yeah c’est du Deep Purple ça déménage. Strange Kind Of Woman dam tam dalatam… Deep Purple ça me rend fou je crois. J’vais danser avec Steph et on ira baiser. Juste un soir de plus, elle va pas me refuser ça quand même. Bah y’a tout qui tourne ; mais y’a qu’a tourner dans l’autre sens. J’me fous derrière Steph. Là… je la tiens. Oh des seins ! Ils sont tout ronds. Aïe ! Ben quess que j’ai fait ? Ah merde c’était pas Steph.

Merde. Elle est où ? Ben pourquoi ils changent la musique ? C’est encore Steph ça ; ah c’est nase. Tan pis, j’me casse.

Par-là. Ah ouais, mon manteau. La porte. Dehors. Ouah !

Je crois qu’il faut que je rentre à pieds. Par où ? On va prendre le chemin qui descend, pour le pont sur l’Erdre. Il est deux heures et quart… j’ai dormi peut-être. Heureusement qu’le ciel est pas complètement sombre.

Ne marchons pas trop vite. A droite là… le chemin de terre, c’est bon. A gauche maintenant. Et tout droit… tout droit… tout droit…

Ouille ! Peut pas faire attention çui-là ? Ah c’est la ville ! Pas une raison pour me rentrer dedans. Tiens le haut des immeubles bouge encore… C’est le vent sûrement qui essaye de les mettre par terre : le vilain.

Mais qu’est-ce que c’est que ça ? Oublié là. Continuons. Passons le petit pont… Et encore tout droit. Oh : une place, toute pavée. Et une fontaine avec une statue, chic j’adore les fontaines. Je vais me rafraîchir la tête… L’eau est toute claire, très jolie. Pencher… Aaaah ! Gloup ! Raah ! Non !… Ouf ! Je suis tout mouillé… sortons de là… Il faut vite que je rentre pour me sécher. Ah ! mon bouquin, tout rouge. Heureusement il n’est pas mouillé ! Rentrons…

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