Coucher de ciel

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Je m'écroule, craint des mortels ; ceux-là mêmes qui ont précipité ma fin. Leurs yeux tremblent sur mon firmament approchant ; frémissent, soupirent, et pleurent. Pleurent d'avoir trop haï. Trop oublié. De n'avoir pas pensé.

Mes nues se gonflent, lourdes de leurs crimes. Sombres de leur sacrilège. Mes nues que percent leurs fragiles coquilles affolées fuyant leur funeste fortune.

Qu'ils contemplent mon approche fatale, ma dernière arrivée ; mon horizon inexorable, tout près de frapper de plein fouet ceux qui m'ont bafoué.

Là, tout en bas, dans les abysses du ciel qu'ils appellent sol, les trois couronneuses au souffle soufre hâtent leur peuple. Ceux-là s'envolent effarés des ruines effritées qui n'ont jamais été jeunes.

Les Tréides poursuivent leur tâche, poussent les nantis vers le vide noir où je n'existe pas. Elles forment des volutes de prières parme pour qu'ils trouvent à s'enraciner, à échapper à mes eaux rongeuses d'os, à mes vents véhéments, à ma sentence glaciale.

*

Au fil de l'infime foule floue des fuyards, l'enfançonne fugue des yeux, pare son regard blafard vers ma mâchoire noire ; mon gouffre à désespoir.
Elle exhale une fine fumée ferreuse.

« Le ciel est plus proche aujourd'hui qu'hier. »

Ma grêle moribonde gronde en silence dans ce théâtre du rien que ma riposte oppresse. L'aïeule pose sa senestre sur le dos enfantin ; non en guise de soutien, mais pour y peser son propre abattement.

« Et plus loin qu'il le sera demain.
— Que peuvent les mortels quand les sphères célestes s'abattent ? »

La matrone joint sa médiane ; leurs corps aussi liés que leurs destins. Une blême buée bleue échappe à l'aïeule.

« Tout ce qu'ils peuvent...
— … Rien. »

L'enfançonne croise ses trois membres et s'assied sur le trône de son corps.

« Ils ne peuvent rien. »

Sous mes violentes volées, l'aïeule ferme les yeux ; pour acquiescer, ou voiler un instant le terrible cours du temps.

*

« Le Souverain s'est enfui ! »

La voix violine et son haleine ébène se meurent contre la funèbre marée. Mais qu'importe : les couronneuses ont aperçu le petit point royal qui se dissipe dans les bras de ma nuit. Parti.

Envolé.

« Et quoi ?! fulmine l'enfançonne, un flave effluve au bord des mandibules. Qu'il s'envole, le Roi de quoi ! Le Roi de rien ! »

La matrone inspire un air saphir, tracté dans sa trachée tracassée.

« Le Roi des cendres... Le Roi des couards... Comme nous avons mal choisi !
— Tout ce que nous avons accompli... vide de sens. Nos efforts sans fin... futiles. »

Ma sorgue empiète progressivement ; les envahit. Un sourd ressac serine mon ressentiment, et mes funèbres ténèbres les glacent ; elles luttent, les Tréides, elles luttent contre l'engourdissement hibernal. Le sommeil imposé par le froid de la nuit.
Seulement, mes nuits n'en finissent plus. Mais qui le dira à leurs corps, qu'il ne suffit plus d'attendre la fin du froid ? Que le sommeil salvateur est devenu pulsion de mort ?

« L'ombre se resserre. Nos vivres s'envolent en fumée, les rues se vident, nos protégés s'envolent et notre courage aussi. »

La matrone garde un instant le silence ; rejoint la vindicte de mon vacarme muet ; se perd dans le clair air calcaire. La seule lumière dans laquelle elles baignent désormais est celle des fusées. Celles qui appellent au secours, celles qui fuient sans retour.

« Qui servons-nous quand notre peuple s'en va ? »

Un ouvrier s'approche, tremblant ; contourne le méandre de murs délabrés. Il frissonne des phrases safran, leur signale que l'ensemble de la nobilité a embarqué ; les invite à monter.

L'enfançonne s'indigne ; dextre, senestre et médiane en ligne.

« Et à quoi servirions-nous, là-haut parmi les astres ?! Nées dans la poussière, nous conseillons la poussière ; pas les étoiles nomades !

L'aïeule baisse un voile sur ses yeux inutiles dans le noir de ma nuit.

« Nous trois faisons partie de cette planète. Qu'elle meure, et nous mourrons aussi. »

Elle laisse s'évanouir un soupir sépia ; le témoin de ses choix.

« Cette nuit... sera la dernière. »

*

Poussière parmi les autres, cendre parmi les cendres, le premier des inélus se fraie un chemin jusqu'aux couronneuses qui l'ont refusé. Elles le dépassent par trois fois, je crois. Mais de si haut, je ne distingue pas bien mes assassins.

Il se raidit et se plie ; se soumet, mais ! émane une bouffée marine brûlée, aniline charbonnée.

« Moi ; sachez ! Moi, je suis l'arrière-arrière-petit-fils du grand Pontife !
— Pff, quel couillon il faisait, celui-là. »

L'aïeule sourit un peu ; il baisse ses trois yeux ; elle reprend d'un ton bleu :
« Continuez de jouer à vos jeux, à vos desseins douteux. Continuez de prétendre que les cieux ne se meurent pas devant nos feux !
« Toi, que nous n'avons pas choisi : tu cours après la couronne décoloré d'un royaume mourant. Tu cours après une gloire illusoire, car notre trône rend servile !
« Et celui que tu aspires à remplacer ? Celui qui a fui, qui a abandonné ceux qu'il gouvernait ? Ce traître, ce trouillard, il en vaut mille comme toi !
« Aaah ! Ils se rêvent tous flamme brillante, de courte vie mais aveuglante ! Lors que les douces lueurs que les siècles éteignent, de celles qu'une vie peine à remarquer, moi, je les vois ! Je les vois, les immémoriales ! Je vois le tracé érodé de leurs pas, dans lesquels les profiteurs viennent se vautrer, s'écrier « Regardez-moi ! Regardez comme je suis grand ! », sans paraître remarquer se tenir sur le dos des discrets. Vous ne les voyez pas, car ils vous semblent s'étaler en éternités. Immobiles comme la pierre.
« Eh bien, voyez maintenant ! Voyez comme les roches s'envolent vous charger, vous rouer, vous briser ! Voyez – ou plutôt ne voyez pas – comme la nuit qui les porte n'a que faire de votre furtif éclat ! Qu'est-ce qu'un brasier aux yeux de l'infini ? C'est le scintillement sincère de ses poussières que l’éternité préfère. »

Son bruit brun se mêle à mon brouillard braillard ; ses grincements grège à ma rage orageuse et mes rouleaux coléreux.

Le prétendant se ratatine, se protège du froid de sa voix. Et l'aïeule, que disait-elle, au juste ? Ah, ça lui revient.

« La mort nous attend tous, »

              elle dresse une griffe vers mon enfumée furie,

                                    « qu'importe l'éclat de notre flamme. »

*

Gris.

Gris.

Gris ! Le monde est devenu gris ! Mais seule l'aïeule se souvient d'un temps où les couleurs s'étalaient ailleurs que sur les souffles.
Elle porte – encore – la poudre terne à son rostre. La poussière qui la renvoie à l'antan suranné, délabré, ruiné que le temps passant l'a forcée à quitter. L'aviveuse de mémoire en gorge, elle retourne chez elle. En pensées. Mais vivaces ! Juste assez pour se souvenir de ces bribes bigarrées ; pas assez pour rentrer.

L'ivresse retombe ; le vertige la rapte. Les couleurs, oui... Même les voix les plus élégantes n'en produisent de si éclatantes.
Ce monde enténébré l'enserre à nouveau quand mes filaments fuligineux l'atteignent et l'étreigne, la ramènent à cette réalité qu'elle n'a pas demandée.

Elle ferme ses yeux inutiles, le poids de sa peine sur les paupières. Ses voyages s'abrègent à chaque fois. Elle qui ne vit plus que pour ces courts instants volés aux vestiges de l'éternité, elle ressent les aiguilles du mal qui la ronge peu à peu. Ce monde noir et gris, elle ne peut plus l'oublier ; pas plus d'un instant évanescent. Pas assez longtemps pour guérir.

Mais qu'importe, car bientôt sa fin approche.

*

Mes lourds nuages enveloppent les dernières de leurs pierres ; gravitent en danse lente autour de ces frêles refuges, piégés dans ma nuit sans lendemain.

Parmi les infimes qui encore respirent, la seconde des Tréides justifie mes injures :

« Peuple macabre sinon funèbre, nous vivions pour la fin ; flèches volant volontiers vers le trépas qu’à présent nous fuyons ; tissant, enfants, des tapisseries de soie au nom de la dernière métamorphose qui nous verrait mûris, et bientôt morts. De notre aube à notre crépuscule, nous avions rêvé la mort, mire de nos vies !
« Mirez donc nos enfants vieillissants qui sans cesse songent à leur devenir, à celui qui les verra s’envoler, honorés et glorifiés ! Ils oublient tout à fait la brièveté de leur forme achevée. Ils ont cru rêver la vie, et ont rêvé la mort. Mire de nos vies...
« Notre monde, jeune et naïf, ils l’ont rêvé sage et ancien. Adonc le voici : ruiné, décrépi. Mort. Dans la mire de nos vies. »

La matrone ne se méprend pas. Depuis le soir de toujours, je le vois : il court, il court, le peuple du jour. D’une fin du monde à l’autre. « C'est pour demain ! », disent-ils, et quand l’aube revient, « Cette fin-ci est reportée, pour causes de mauvaise santé. » Ils flottent en vain sur les flots d’un futur incertain où la fin sans cesse arrive.

Eh bien, voici. Leur fin tant espérée ; leur vœu lors satisfait. Et je crois pourtant que l’amertume les tuera avant mes cieux écrasants.

*

Un enfant condamné monte à l’aveugle les marches érodées. Courbé, rompu, broyé ; il rampe dans l’espoir d’échapper au fouet de mes foudres, à mes vents virulents, mes rafales meurtrières.

Il s’incline plus bas encore par-devant les couronneuses et pousse un lent gémissement cyan. Elles lui concèdent la parole d’un flux couleur fleur.

« Je suis fautif. »

Il halète un améthyste laiteux. Elles se concertent d’un aparté amer ; incolore.

« Comment donc ?
— J’ai espéré… » Il hésite, anthracite. « J’ai souhaité atteindre l’au-delà du soleil.
— Qu’à-ce à voir avec la nuit ? »

Il tremble, le garnement. Il tremble sans le concours de mon tonnerre, frissonne sans souffrir mon frimas.

« Pensez-vous… Est-il possible que j’aie souhaité trop fort ? De sorte que le ciel se contracte ? Pour m’approcher de l’étoile ? »

Elles rient presque, les Tréides ; d’un rire aurore.

« Le ciel s’emploie à te tuer, toi comme le reste de ceux qu’il regarde de haut. Cesse de ressasser des soucis infondés, il y en a déjà bien assez. »

Elles émanent l’aniline ; une pâle buée qui peine à percer mon obscurité.

« Enfant… Ce n’est pas toi qui as courroucé les cieux. Tes ascendants n’avaient que des excuses au souffle ; ne les laisse pas te léguer leur culpabilité.
— « Eux ou nous », disaient-ils. Eux ou nous… Pourquoi, dès lors… Pourquoi les deux se meurent-ils ? »

Elle se tait.
Les dunes se meuvent par ma volonté, ondulent en cercles autour de la scène où je jette ma colère et mes éclairs.
L’enfançonne exhale alezan.

« Te souviens-tu des conflits qui ont précédé ta naissance ? Non, que dis-je… Tu ne couronnes pas les Rois. T’a-t-on parlé des lignées qui jadis se sont affrontées ? De la victoire amère d’un mal convaincu de sa bonté ? Identique à son ennemi ; porté par sa seule chance. À quelle lignée appartiens-tu ? Ah, mais cela n’y change rien. Toi, jeune hère, si loin encore de l’âge de misère, c’est pour cette guerre qu’il vous fallait chuchoter. »

La matrone inspire ; une spirale céruléenne se drape aux rideaux de ma nuit.

« La lumière se ternit, jour après jour. Je pose les yeux sur les cieux charbonneux et peine à me souvenir du bleu ; et plus encore du clair. Combien de temps ai-je gardé les paupières closes ? Depuis quand mes griffes voient-elles mieux que mes yeux ? »

Ce disant, elle glisse un crochet sur ma surface froide et rugueuse, si semblable à mes cieux. Leur infinie solennité traîne à les dévorer. Ma sombre bouche béante, aux crocs irréguliers, émoussés – pas moins mortels – les darde de ma juste colère.

Et sans cesse, sans relâche, le froid de la nuit les engourdit, les tire vers les douces affres du repos. Mes nuits ont toujours été algides. Autrefois, le sommeil les en sauvait. Mais dans mes nuits maintenant sans fin, mes glaces les enlacent.

« Le froid. Impitoyable. Insoutenable. »

Alors, quand pour me fâcher mes obligés ont eu brûlé tout ce qu’ils possédaient, ils se sont mis à brûler les mots eux-mêmes.

Manuscrits en flamme ; fumée dans ma brume.

« Et ce lourd ciel qui nous écrase tel un parent déçu. Son immense pupille noire fixée sur nos erreurs... »

Sous mes brusques bourrasques, mon horizon persiste à s'effondrer. Et se rapproche de ceux qui m'ont tué.

Ils savent, peut-être. Ils savent sans doute que chaque souffle qui s'échappe est une part de leur âme. Qu'à chaque instant ils meurent un peu, que je viens seulement souffler un feu destiné à s'éteindre.

« Prends soin de ressentir chaque moment, enfant. Car cette expérience, présent à venir... les Tréides mêmes ne l'ont jamais vécu ! Nous serons aussi novices que les larves.
— Écoute la salve sereine des vents de l'ossuaire : le temps le sent. Et le ciel le rappelle. D'ici peu, nous allons passer de l'être... au souvenir. »

Ha, que croient-elles ? Vous n'existez pas, chères couronneuses ; mortes il y a longtemps de cela. Simples spectres, lémures larmoyantes ; mortelles Moires : souvenir d'un souvenir.

   Je les hais.

      Je les hais.

         Je suis prêt.

Lors sur ces cruels criminels, je sème mes nocifs cyclones ! Déferle le fébrile fracas de mes flots giflants ! Je jette mes terribles tempêtes, tourbillons et typhons tourmentés ! Hurle ma rage, les ouragans sauvages d'un ravageur outrage ! Je lève les vives voiles de mes violents volcans ! Réveille de virulentes averses sur mes adversaires ! Je les astreins de strates et de strates de mes stratus assourdissants, de sinistres stryges stridentes ! Déchaîne mes désastreux déluges sur mes derniers destructeurs !

   Je les hais.

      Je les hais.

         Je les hais.

   Et je les tue.

Enfin...

Enfin, ils ne sont plus.

Enfin, enfin le calme revient et mon courroux me quitte.

Les félons, enfin défunts.

Et lors, le mal n'est plus.

Je soufflerais un soupir soulagé, un soupir zéphyr, si la vie ne m'avait pas déjà déserté.

Détournez donc les yeux, car rien ne se passe plus sur cette roche inerte.

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