Ce Coquin de Coyote

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Il existe plus d'histoires sur Coyote que d'étoiles dans les cieux. Il avait un jour remplacé la Lune qu'un farceur avait volée, observant depuis la Nuit les allées et venues des indiscrets. Incapable de s'empêcher de crier les plus intimes secrets à sa vue sélène dévoilés, on l'a vite éjecté de son siège céleste.

Pour s'occuper et impressionner ces dames, il s'était mis à jongler avec ses yeux, mais les avait lancés si haut que l'un d'eux n'est jamais retombé. Alors le chasseur de l'ouest continue d'épier les cachottiers.

Dans l'histoire qui suit, son œil-étoile remarque quelque chose d'étrange sur la Terre, à l'ombre des conifères. Il appelle son ami Blaireau afin d'y regarder de plus près. Les deux compères n'ont pas toujours été alliés, mais enfin cela relève du passé.

Blaireau préconise la précaution, puis les deux larrons cheminent vers l'anomalie.

Sur le promontoire de la forêt, Dame Corbeau – juchée sur la gardienne de l'est – la débarrasse de pestes croustillantes.

« Crois-tu que les dieux existent ? » songe Louve à voix haute.

La noire veilleuse des secrets tourne la tête en tous sens, quelle folle idée !

« Non ! Qui s'embêterait à créer Coyote, par exemple ? Il s'est forcément inventé lui-même, donc de dieux, nenni ! Il n'y en a pas ! »

Louve sourit, dévoile un croc couleur de Lune.

« Ah, ne le fustige pas tant. Il a conçu la Terre, après tout.

— Pff, qui t'a raconté ça ? Les mêmes qui me l'attribuent ? Coyote et moi avons si peu fait, c'est surtout l'œuvre de votre benjamin.

— Tiens donc, Renard Argenté ne s'en est jamais vanté. »

Corbeau hausse les ailes.

« Il est timide, je ne te l'apprends pas.

— Doux petit. Celui-là, des dieux auraient pu vouloir le créer.

— Mais pas Coyote, alors les dieux n'existent pas.

— Je ne sais pas, n'a-t-il pas inventé la danse et la musique ?

— Et les tempêtes », gronde l'emplumée.

Louve s'assied, contemple un instant les fleuves d'étoiles qui scrutent la forêt ; la brillante Arcturus fixée sur une silhouette qu'elle ne reconnaît pas.

« Au sujet des tempêtes... Si ma mémoire ne me trahit pas, la faute revient à Nuage.

— Parce que Coyote a perdu la course, parce que cet affamé n'a pas su retenir son ventre ! »

Louve pouffe joyeusement.

« C'est toi qui lui reproches sa gloutonnerie ? Tu as un jour dévoré une baleine entière ! »

Corbeau inspecte les alentours, fait mine de n'avoir rien entendu. Louve lui colle un gentil coup de truffe.

« Il a aussi forgé le feu, fidèle Crobelle.

— C'était moi, tu te souviens ? C'est comme ça que j'ai noirci. J'étais tout arc-en-ciel avant. Ou peut-être blanche, c'était il y a longtemps. »

Louve se couche sur le dos. Corbeau plaisante-t-elle ? Qui croire parmi tous ces hâbleurs ?

« Mais Coyote a fabriqué des outils et engendré de nombreuses créatures.

— Oui. Dont beaucoup de coyotes ! Et la guerre aussi. Charmantes inventions... »

Cette fois, Louve rit à gorge déployée.

« Essaies-tu de lancer une compétition ? Qui a imaginé les moustiques, chère amie ?

— C'était pour me venger ! Et rappelle-moi qui leur a donné l'idée de piquer ? »

Louve rougit sous sa fourrure, mais ne se cherche pas d'excuse.

« Peu importe. Si j'étais un dieu, j'envisagerais d'inventer Coyote puisque si téméraire soit-il, il crée. »

Corbeau prend de la hauteur en un bruissement d'ailes.

« Hmmm... Sont-ce Coyote et Blaireau qui détalent ?

— Vers la silhouette que fixe son œil-du-ciel ?

— Possible. Drôle de les voir toujours fourrés ensemble, ces deux-là. Il n'y a pas si longtemps, ils étaient ennemis. »

Louve mordille une puce oubliée avant de se redresser.

« Mon frère s'est mis tout le monde à dos à un moment ou un autre.

— Vrai. Tu penses qu'il part jouer un tour à quelqu'un ? »

La gardienne de l'est plaque des oreilles anxieuses. Coyote s'attire toujours des ennuis.

« J'espère qu'il ne compte pas faire une seconde Voie lactée ou le Noir Parleur sera fâché... Allons-y. »

Un frisson nerveux saisit Coyote dans la clairière que son œil éclaire : Corbeau s'est invitée. Elle l'inquiète depuis cette sombre histoire de flèche, même si la faute lui revient pour avoir imité la volatile sans réfléchir.

Ainsi donc, les inséparables Louve et Corbeau rejoignent Coyote et Blaireau. Sous les étoiles jadis semées par les serres corvidées, ils inspectent la silhouette suspecte.

Qu'est-ce ? se demandent-ils. Une sorte d'ours glabre ?

Au tour de Corbeau de frémir, car c'est Ours qui l'a menée à se brûler les pattes. Quoique la faute lui revient pour avoir imité l'ursidé sans réfléchir.

Elle approche le bec du curieux phénomène et se fige, prise d'une réalisation soudaine. Elle bredouille, elle bafouille.

« La... La Nuit nous enjoint de sauver l'animal. »

Louve et Blaireau ne répondent pas de suite. Ils se concertent, habitués à se méfier des méfaits de leurs compagnons respectifs. Est-ce vraiment le souhait de la Nuit ou bien un tour de Coyote et Corbeau ?

Mais enfin, ils s'adoucissent ; décident de croire en leur amitié et, surtout, en l'inimitié qui oppose les deux farceurs.

Blaireau, le premier, use de sa médecine pour soigner l'ours nu sonné. Corbeau, sitôt, apporte baies et saumon. La créature bat des cils, se lève sur deux pattes et chute, puis s'assied pour manger le temps de s'acclimater. La malheureuse : avec un museau si plat, elle doit se contenter de petites bouchées.

« Êtes-vous des dieux ? » demande la créature qui se gratte le crâne – seul endroit où on lui voit des poils.

Ils rient.

« Oh ! Gros bêta d'ours imberbe ! Quel coup as-tu pris sur la tête ? Les dieux doivent être tout puissants ! Ils ont dû tout créer ! Nous, nous modelons juste le ce-qui-est. »

L'animal se frotte les yeux puis les écarquille : il n'y voit pas très bien dans la pénombre.

« Vous m'avez nourri et soigné. Pour moi, cela fait de vous des dieux. »

Louve secoue la tête, incrédule.

« Pauvre ourson... Cueillir, pêcher et guérir, ce sont des choses que tu sais sûrement faire. Tu as dû l'oublier.

— Et peut-être que tu es un dieu aussi ! » s'esclaffe Coyote.

L'être se dresse enfin sur ses longues pattes, tout mou et tremblant de froid. Il se laisse guider car ses yeux ne semblent pas bien marcher. Le pauvret, il est un peu cassé.

Le gardien du sud le prend en pitié et l'invite en son foyer. Un joli terrier où maman Blaireau et leurs chenapans l'attendaient pour dîner. Il se souvient l'avoir creusé après le jeu de balle contre Coyote et son foyer. Quel enfer c’était, comme le ballon brûlait ! La faute à Coyote, pour avoir cru bon de dribbler avec l’astre du jour. Tout ça pour y mieux voir dans la nuit, alors qu’il avait lui-même déclenché l’arrivée de l’obscurité ! Que lui avait-il pris d’ouvrir le sac aux ténèbres de notre brave Blaireau ? Et le soleil avec lequel Coyote jouait, à qui l’avait-il chapardé ? À Corbeau, n’est-ce pas ? Qui l’avait elle-même volé. Blaireau et sa famille s'étaient réfugiés sous la terre pour échapper à l'aveuglante lumière ; et puis finalement, ils s'étaient plus dans le confort de l'abri.

On met la viande à griller tandis que les blaireautins tirent leur convive à travers le logis pour lui présenter le MUR DE LA MORT (un buisson), la PORTE DE LA PERDITION (un cagibi), le REPOS DU HÉROS (une chambre) et la PLAINE DE LA PESTILENCE (un coin déchets).

Le repas terminé, l'ours rassasié soupire tout son saoul et s'endort sereinement. Il rêve qu'il est Blaireau, qu'il mange à éclater et vit dans son terrier douillet. Son réveil le blesse un peu : il n'est que lui-même, pas même un dieu.

Le lendemain, puis le surlendemain, le jour d'après et les suivants, il continue de manger chez ses hôtes. On ne le lui reproche pas : il reste trop fragile pour se nourrir de lui-même. Après tout, il ne voit même pas dans la nuit.

À l'insu de la maisonnée, il prend des forces et trouve la pleine santé. Il les attend un jour devant l'entrée pour barrer l'entrée à maman et papa Blaireau. Quant aux enfants, il les jette à la porte et s'approprie l'abri ! Les blaireaux se débattent mais rien n’y fait : leur immense invité les mate sans mal et leur rit au nez.

Le Soleil quitte son lit d’aube, darde l’infortunée famille. Blaireau fronce les yeux. Sous terre, ces flèches aveuglantes ne l’atteignaient pas. Comme déjà son logis lui manque !

Auprès des cieux bleus, la noire volatile s’agite. Elle gardait un œil sur la créature déplumée et l’a vue déloger Blaireau. Elle file prévenir Louve.

« L’ami de ta calamité de frère se trouve bien empêtré. Son invité l’a chassé de chez lui. »

À ces mots, Louve se hâte en direction du terrier. Corbeau poursuit sa logorrhée.

« Ce coquin de Coyote m'avait joué un tour similaire, tu t’en souviens ? Changé en chiot disgracieux pour ravir mes buffles. Blaireau aurait dû s’y attendre, mais personne n’apprend jamais. »

Louve lui sourit sans ralentir sa course.

« Coyote s'emploie toujours à voler de quoi manger. Peut-être cet ours sert-il une autre de ses farces ? »

Corbeau ricane nerveusement. Elle guide Louve jusqu’au foyer indûment occupé.

Crocs dénudés, fourrure hérissée, la gardienne de l'est évince l’intrus. Adieu, malotru ! La famille de Blaireau saute de joie, s’épand en remerciements fleuris et réinvestit sa douillette demeure.

Quand chacun s'est endormi, Louve hume le parfum de l'herbe sous la Lune et rentre chez soi. Dans sa brèche quiète, elle s'enroule sur sa couette et s'assoupit en deux clignements d'yeux.

Sous couvert de la nuit grise et froide, une ombre s'approche à pas feutrés de la tanière où sommeille Louve. Une hache à la main, le premier meurtrier s'enfuit sans un bruit.

Ce sang injustement versé, il s'écoule par les fissures des portes qui barraient la mort ; il les ronge, il les mine. Il les ruine. Et lors, les fragiles écluses se brisent, relâchent la Grande Sorgue sur un monde candide.

Des jours durant, personne n'a vu Louve. Corbeau ose enfin la troubler en son repaire et s'écrie tant le crime l'affole.

Attiré par le bruit, Coyote la rejoint. À son tour, il glapit. S'approche du corps, qu'il enlace, comme sa sœur le fait pour lui chaque fois qu'une de ses farces le dépasse.

Rien n'y fait, cependant. Louve ne bouge pas. Elle ne bougera plus jamais.

Leurs yeux démunis se lèvent sur la Nuit, l'envie de l'implorer les saisit. Le firmament, ce vaste océan qui parfois s'écoule, ce sont eux qui l'ont créé ! Et les voici réduits à le supplier ? Elle n'est pourtant pas plus divine qu'eux, cette brillante abîme.

Peu importe. Le besoin grandissant les taraude, les pousse en avant.

« Si les dieux existent vraiment... Qu'ils se nomment Lune, Étoiles, Nuit ou tout autre de nos inventions... S'ils nous écoutent... Par pitié, rendez-nous notre amie, notre sœur égarée. »

Sirius scintille au loin ; on l'appellera désormais l'Étoile du Loup. Mais la Nuit, elle, se tait.

« Vois ? » déplore Corbeau au souvenir de Louve. « Les dieux n'existent pas. »

La garante des secrets se ronge les plumes. Elle a pauvre allure, avec son cou dénudé, mais ne parvient pas à s'arrêter. Coyote la sort de ses ruminations. La compagnie de Louve lui manque aussi ; il se contentera de sa fusionnelle acolyte.

« J'aimerais qu'elle ne soit jamais partie... » souffle le chasseur de l'ouest.

Corbeau hoquette, empêche un sanglot de déferler.

« Elle n'est pas partie, Coyote... Elle est... »

Elle abandonne, murmure à travers les larmes.

« … Je ne sais pas ce qu'elle est.

— C'est du pareil au même. Elle aurait dû rester. »

Blaireau les rejoint à pas discrets ; lui aussi se sent esseulé. Il s'essaie à les réconforter.

« Peut-être... Peut-être qu'elle est partie régner sur l'au-delà ?

— Le quoi ? »

Corbeau s'arrache une nouvelle plume.

« Eh bien... Il faut bien qu'elle soit allée quelque part. Pour disparaître, il faut se rendre ailleurs... »

Coyote, couché, pose une lourde tête sur ses pattes croisées.

« Elle est morte. »

La volatile fronce les yeux. Quand son cœur finira-t-il de pleurer ?

« Tais-toi !

— C'est vrai, non ? Elle est morte, morte, morte ! Aussi morte que cette caillasse stupide ! »

Il donne un coup de patte dans la pierre, se blesse et pousse un cri de tristesse. Corbeau le suit dans ses sanglots intarissables.

« Ne dis pas ça », semonce Blaireau, « tu fais pleurer Corbeau ! Pense aux autres, un peu. C'est pour ça que tu n'as qu'un seul ami en ce monde.

— Un ami ? Qui donc ? »

Blaireau se renfrogne, piqué.

« … Aucun ami, il semblerait.

— Je plaisantais ! Je plaisantais !

— Tu ne sais jamais t'arrêter. Comment avons-nous pu penser que tu ferais une Lune décente ?

— Tout le monde disait que je faisais un bien bel astre !

— Cessez de vous chamailler ! » interrompt Corbeau. « La mort n'existe pas ! Pas plus que l'ombre et le silence. Ce ne sont que l'absence de vie, de lumière et de son : moins que des illusions. Ne nommez pas les choses qui ne méritent pas de nom. »

Coyote et Blaireau se fixent les pattes. Que répondre à ceci ? Cette chose existe puisqu'elle leur entaille le cœur ! Corbeau les regarde avec un air de douleur. La honte lui tord les tripes. Elle sait que c'est de sa faute si Louve a été... tuée. Mais n'est-ce pas celle de ce maudit Coyote aussi ? Qu'avait-il à venir la déranger ?

« Que fabrique l'amie Corbeau ? a-t-il miellé ce jour-là.

— Pas tes oignons. Et nous ne sommes pas amis. »

Il a feint une intense douleur.

« Oh non ! En plein dans la crevasse qui me sert de cœur !

— Va-t'en ! Tu me déranges ! »

Elle a continué son modelage sans lever les yeux, mais il a continué de fourrer sa truffe dans sa glaise, de faire le pitre et de cacher ses outils. Il lui a raconté des histoires drôles, a inspiré son œuvre.

Ils ont ri, à vrai dire. Corbeau s'est même dit que, peut-être, le chasseur n'était pas si vil.

Quand, enfin, elle s'est souvenue de sa tâche, elle a ouvert le four. Trop tôt ? Trop tard ? Elle ne savait plus. Ses créations n'étaient qu'à moitié cuites ; molles et brûlées, toutes dissemblables et biscornues. Si manquées que Corbeau les avait d'abord prises pour un ours.

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