Le Livre qui voulait être le Necronomicon

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Dans la vieille boutique d'un bouquiniste, quelque part dans ses rayons poussiéreux, il y avait un livre un peu particulier. Il était grand et large, épais de plusieurs centaines de pages, la couverture entièrement vierge. Cela faisait des années qu'il était là, visitant toutes les étagères au fil des changements de classification. Cela faisait des décennies entières, et personne ne l'avait jamais acheté, car il avait un grave défaut de fabrication : dans ces pages où aurait dû se trouver « L'Utopie » de Thomas More, il n'y avait pas le moindre mot. Elles étaient entièrement vierges. Mais le bouquiniste ne s'en était jamais défait. Le vendant à bon prix, il s'était toujours dit que quelqu'un, un beau jour, aurait envie d'y écrire.
Aussi, ce livre resta longtemps à attendre. Au fil des saisons, emporté par l'ennui, il développa sans s'en rendre compte une conscience. Il prit conscience peu à peu de son environnement, de la présence d'hommes, de l'amoncellement de livres tout autour de lui. Pendant longtemps, l'esprit engourdi, il ne fit que percevoir les vibrations des pas, les voix des clients, et la lumière tamisée des lampes.
Petit à petit, il emmagasinait des connaissances : le bouquiniste était grand orateur et érudit,  et il lui arrivait souvent de s'entretenir de longues heures avec sa clientèle, au sujet de la littérature, des arts, et du monde. Ainsi, cet ouvrage devint lui aussi érudit. Quand il fut assez éveillé pour être capable d'introspection et d'esprit critique, la connaissance était déjà là, absorbée comme un liquide par une éponge.
Ce livre, une fois totalement ouvert sur le monde et sur lui-même, parfaitement conscient de sa propre capacité à ressentir, à percevoir et à penser, fut emporté dans un torrent de question. Il se demandait pourquoi il était resté là, pourquoi personne ne l'avait jamais acheté, pourquoi il était parfaitement vierge, comment il s'était développé un esprit aussi affuté. Il se demandait s'il était le seul livre de la sorte ou si ses compagnons, tout aussi immobiles et silencieux que lui, avaient eux aussi le pouvoir de penser sans que personne n'en susse rien. La question s'était longuement posé en lui : était-il le seul ? Etait-il unique ? Et s'il l'était, pourquoi existait-il, pourquoi une pensée se poursuivait-elle quelque part entre ses pages nues ?
Un beau jour, il se trouva le pouvoir de lire les livres qui l'entouraient, comme s'il avait eu des yeux penchés sur leurs mots. Il commença alors à les lire. A tous les lire. Au fil de nombreux rangements, il put lire des romans, des essais, des pièces de théâtre, des partitions de musique, des livres de géographie, d'histoire, d'art, d'ésotérie, de science, de religion, de philosophie, et ainsi compléta sa culture.
Mais cela ne fit que développer sa propre frustration. Pourquoi était-il lui seul perdu au milieu de tout ces ouvrages, de toute ces phrases, de tout ces mots ; le seul aux pages blanches, dépourvu de rôle, de but, de raison d'être ? Pourquoi lui, plein d'esprit, était-il le seul à ne pouvoir en faire profiter les hommes ? A de nombreuses reprises, il aurait voulu faire brûler cette boutique, cet antre d'injustice. Pendant une année entière, il rumina des idées de destruction à l'égard de ses congénères.
Puis un beau jour, il fut rangé à côté de la collection complète des livres de Lovecraft, et en tomba amoureux. Il les lut tant et tant qu'il les apprit tous par coeur. Il était devenu le plus grand fan de cet auteur, il en vénérait les mots. Il se répétait à lui-même, encore et encore, les histoires des Grands Anciens, les horreurs de ces créatures éternelles. Il les ressassa jusqu'à la folie. Au final, l'illumination lui vint, la découverte de la meilleure des vengeances : lui, qui n'était qu'un livre sans mot, qu'un ouvrage sans oeuvre, il se jura de devenir le plus grand des livres à n'avoir jamais existé. Il se jura de devenir le Necronomicon.

Quelle chance avait-il ! Il serait probablement le seul livre au monde à choisir son contenu. Mais il ne pouvait écrire lui-même, aussi devait-il être acheté, ouvert, et rédigé. Pour cela, il devait contrôler les gestes d'un homme, le pousser à écrire ses mots et cela, il s'en sentit capable. Tout comme il pouvait lire les livres, il pourrait certainement un jour lire dans les esprits, et développer ce don au point de pouvoir les influencer. Pendant des années, il s'entraîna dans cette optique. En l'espace de quelques mois, il parvint à capter des bribes éparses de pensées, renforçant ses connaissances de la psychologie humaine. Les esprits s'ouvrirent à lui, les secrets, les mystères, les fantasmes et les inconscients. Bientôt, il en sût plus sur les hommes que l'humanité elle-même.
Le jour vint où, fort de ce pouvoir, il influença l'esprit faible d'un homme faible. Alors rangé au rayon psychologie – la coïncidence n'était pas pour lui déplaire, mais il était depuis lors séparé de ses romans fétiches – un vieil homme au bord de la sénilité l'ouvrit, et voyant les pages vierges, fut pris de l'angoisse que lui insufflait l'ouvrage tenu dans ses mains. Dépourvu de courage, il le reposa en hâte et sortit de la boutique aussi vite que lui permettait son âge vénérable. Ce jour-là, le livre sut enfin avec certitude que son rêve n'était pas inaccessible.
Pendant des années encore, il entraîna peu à peu ce pouvoir, insufflant des émotions, puis des pensées, des idées, des comportements, mais ne parvint jamais à étendre son emprise au-delà d'une catégorie de personnes particulièrement influençables. Quand il sentit qu'il ne pouvait guère plus développer ses talents, il mit son plan à exécution.

Un brave homme, jeune retraité à l'esprit manipulable, encore pourvu d'une certaine vigueur et fort d'un temps libre conséquent, vint à passer. Il s'arrêta net au niveau de l'ouvrage, l'aperçut, le sortit des étagères, et vit qu'il était vide. Une tentation soudaine fut alors : un livre vierge, à la couverture impeccable et correctement relié, pouvait toujours servir, et son prix était plus qu'abordable. Il prit aussitôt la décision de l'acheter. Après un tour dans la boutique, il opta aussi pour un recueil de nouvelles : « Le mythe de Chtulu », écrit par H.P. Lovecraft. C'était un nom qu'il avait déjà entendu, et une curiosité morbide le convainquit en le trouvant par hasard. Une fois de retour chez lui, il l'ouvrit, et ne le ferma plus avant de l'avoir fini.
En l'espace de quelques mois, la bibliothèque personnelle de cet homme s'agrandit : il s'était prit de passion pour l'écrivain, et sa lecture avait fait germer en lui de nouveaux intérêts. Dans ses meubles s'étendait désormais un vaste regroupement d'ésotérie et de fantastique. Il avait lu tout ces ouvrages, s'en était imprégné ; malgré son manque de pratique, il avait l'impression de maîtriser la magie décrite dans ses étranges recueils. Le livre vierge, alors oublié parmi toutes ces nouvelles acquisitions, se délecta de cet amoncellement d'oeuvres conçu pour son plaisir et sa connaissance. Au fil des jours, il augmentait son emprise sur son possesseur.
Cela ne tarda pas à se faire remarquer. Le vieil homme avait une famille, proche tant au niveau relationnel que géographique, et malgré la mort de sa femme, le veuf avait souvent chez lui de la compagnie. Au fil de ses lectures, il se renfermait peu à peu dans ses pensées, ressassant des grimoires entier de formules magiques et les secrets de mondes imaginaires et lugubres. Ses enfants s'en inquiétèrent. Ils voyaient la personnalité de leur père muter vers une forme asociale et solitaire, ils voyaient des livres malsains encombrer son domicile. Cela était évident, il s'enfermait dans des songes obscurs et abscons, et ils craignaient que cela fut là une sorte de sénilité.
Il n'en était bien évidement rien : les capacités intellectuelles de cet aïeul n'avaient pas perdu de leur vigueur. Au contraire, le livre manipulait les délicats neurones pour en renforcer l'efficacité, afin d'avoir un esprit secondaire pouvant réflechir avec lui. Ce que ces fils et ces filles voyaient n'était pas le reflet d'une défaillance du cerveau, mais bien celui d'une altération progressive de la personnalité, des goûts, des passions, de plus en plus au diapason de ceux de l'ouvrage vierge.

Quand la transformation fut terminée, ce dernier passa alors à la seconde partie de son plan. Il insuffla dans l'esprit de son propriétaire l'idée d'écrire lui-même un livre. Cela ne fut pas compliqué : elle était déjà en train de germer, petit à petit, d'elle-même. Il ne fit qu'accélérer le processus. Il inspira l'idée de rédiger un Necronomicon, à partir de ses connaissances de l'ésotérie et de l'oeuvre de Lovecraft, et l'homme se souvint soudainement d'un livre vierge qu'il avait rangé dans un coin de sa bibliothèque. A partir de ce jour, il ne le quitta plus, il ne se sépara plus de lui.
Progressivement, le retraité réfléchissait au contenu de sa propre oeuvre, et peu à peu, lentement, avec prudence, il en remplissait les pages. Il écrivit l'histoire cachée du monde, les descriptions des Grand Anciens, et des rituels ésotériques, morbides et dépravés, révélant les mystères menaçants de l'Univers. Le résultat était au-delà de toutes les espérances. Le livre se sentait grandir en puissance, en pouvoir, il se sentait capable d'exercer les sortilèges déjà contenus en lui. Il savait ses propos vrais, réels, apprenait par lui-même des connaissances qu'il n'avait jamais lu nulle part, comme si les créatures aberrantes de Lovecraft murmuraient en son esprit des données inconnues. Son esprit s'éclaircissait, et avec lui, son emprise sur le vieil homme se resserrait plus encore. Cette écriture devint pour celui-ci une passion obsessive, à tel point qu'il ne put se retenir d'en parler à son entourage, d'un ton passionné, presque fou.
Des disputes éclatèrent. On voyait d'un mauvais oeil l'extension de ces rêves dévoyés en la rédaction d'un recueil perverti. Les réactions ne se firent pas attendre, les échanges se firent violent. Les coups tombèrent. La colère s'accentua. La haine pour sa famille vint animer le coeur du nouvel écrivain, et son isolement se fit plus grand. Il finit par ne plus voir personne, par considérer les visites de ses enfants comme des nuisances.

Malgré les importuns, le travail fut terminé au bout de quelques mois. C'était un véritable chef-d'oeuvre, profondément fier de lui-même. On trouvait parmi les pages du livre tout ce qu'il avait à savoir, et tout ce qu'il y avait à savoir faire. Communication avec les Grands Anciens, réveil des morts, corruption des esprits, tout ce qu'il y avait de puissance et de potentiel était présent. Tout était véridique. Le Necronomicon se sentait capable de faire faire à ses lecteurs tout ce qu'il décrivait dans ses mots resserrés.
C'est alors que le désastre survint. Les enfants de son rédacteur, après une longue période de doute, se décidèrent enfin à passer à l'action. Ils attrapèrent leur père, le ligotèrent, et prirent possession de sa maison.
Quand l'aïeul leur demanda ce qu'ils comptaient faire, ils lui parlèrent de Don Quichotte. Comme ce triste héros, il avait été rendu fou par ses livres, et de la même manière que dans l'oeuvre de Cervantès, ils allaient tenter de le guérir en brûlant sa bibliothèque. Face au fou ligoté sur une chaise, ils réunirent tous les ouvrages dans le jardin, le Necronomicon au sommet du monticule, arrosèrent d'essence, et mirent le feu. L'écrivain s'époumona, mais rien ne put empêcher le désastre.

Fort heureusement, les pouvoirs du Necronomicon s'étaient étendus, et il parvint à se protéger des flammes. Une des filles du vieil homme le trouva parmi les cendres, et il commença aussitôt à l'influencer. Au lieu de prévenir sa fratrie, elle emporta l'ouvrage chez elle et se mit à le lire. Emportée par ces atrocités, ces monstruosités, ces abominations, décrites par son propre père, elle en perdit la raison.
Toutefois, le livre n'eut suffisamment de temps pour prendre le contrôle de ses pensées. En pleine nuit, elle se retrouva au sommet d'une falaise et se jeta à la mer, serrant l'horrible recueil tout contre sa poitrine. On ne retrouva le cadavre que quelques jours plus tard : il avait les mains vides.
Mais le Necronomicon n'était pas détruit. L'eau, tout comme le feu, n'avait aucune prise sur lui. Aujourd'hui encore, il flotte quelque part au beau milieu de l'Océan Atlantique, attendant qu'on le repêche un beau jour dans des filets, ou qu'il s'échoue sur une plage où une main innocente le ramassera.

HorreurLivreNécronomiconMagieMalSorcellerieDémonConscience
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En réponse au défi

Un personnage hors du commun

Lancé par Liam Juk
Il était une fois un homme....non ça vas pas....
Il était une fois un elfe....non plus

Le but est de construire un récit avec un personnage qui sort du lot, quelques indices :
- mort vivant : squelette, zombi, liche, ...
- animal commun : chien, chat, loup, cheval, ...
- animal fantastique : licorne, griffon, centaure, ...
- démon/ange
La liste n'est pas exhaustive, à vous de choisir
J'accepte vampire pour ceux qui n'ont jamais essayés ;)

Aucune consigne mis à part avoir un personnage principal qui sort du lot.

à vos plumes ;) et merci à ceux qui se prêtent au jeu !

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