24 mai

  Jonathan gara la voiture sur le parking devant la boulangerie de la ville voisine. Il s'était rappelé au dernier moment que sa mère lui avait demandé d'acheter du pain pour le déjeuner. Tant qu'à faire, Anne proposa de prendre un dessert. Ils descendirent ensemble de la voiture et passèrent la porte de la boutique. Il y avait peu de monde à cette heure-ci. Il n'y avait plus beaucoup de choix de pain, encore moins de tartes et presque tous les gâteaux avaient été vendus.

  Penchée vers la vitrine pour étudier les dernières étiquettes, Anne ne remarqua pas tout de suite la fillette à côté d'elle. Ce fut en se redressant qu'elle aperçut la tête blonde. Elle sourit par habitude en la trouvant si mignonne avec ses fossettes. Anne aimait beaucoup les enfants et négociait depuis plusieurs mois avec Jonathan pour qu'ils sautent le pas.

 « Maman ? On peut prendre un éclair à la vanille ?

 ― Non, pas aujourd'hui, Margot. On prend juste une baguette et on rentre. »

  Anne se figea en voyant les yeux de la petite quand elle se retourna vers la vitrine en soupirant. Ils étaient bleus avec une pointe de violet. Son cœur manqua un battement.

  Les yeux violets. Anne avait en face d'elle la fillette de son cauchemar. Blonde aux yeux violets. La petite Margot avait les mêmes traits, bien que son visage ne soit pas encore marqué par la peur et les larmes.

  La petite fille et sa mère quittèrent la boulangerie et Anne ne réagissant pas, Jonathan se chargea de passer commande et de payer. Il l'entraîna enfin, une main galamment posée dans le bas du dos.

 « On y va, ma chérie ? »

  Anne hocha la tête par réflexe et remonta en voiture, le regard fixé sur le coin de la rue où la mère et la fille avaient disparu. Jonathan ne démarra pas tout de suite en la voyant si calme. Il perdit rapidement son sourire. Anne avait les mains tremblantes et semblait sincèrement choquée. On aurait dit qu'elle venait de voir un revenant. Sans poser de questions, il mit le chauffage et reprit la route en respectant son silence.

  Perdue entre rêve et réalité, Anne ignorait si elle avait fabriqué le monstre de son cauchemar ou si elle avait vu l'endroit où la petite Margot serait emmenée après son enlèvement. Peut-être que son cerveau avait fabriqué cet homme en utilisant le personnage de l'un de ces films qu'elle visionnait le soir avec son mari. Peut-être que ce même cerveau avait utilisé cette fillette de la ville voisine. Probablement parce qu'elle l'avait déjà croisée sans y faire attention. Après tout, ils s'arrêtaient souvent dans cette boulangerie. Il y avait mille possibilités.

  Tandis que sa raison établissait de plus en plus d'hypothèses rationnelles, son instinct cria au mensonge. Anne connaissait la sensation de ses rêves prémonitoires. Ils avaient une saveur différente des songes normaux. Elle le savait. Elle le sentait. Le rêve de la nuit dernière n'était pas normal. Elle craignait simplement de replonger dans les ténèbres de la psyché humaine. Elle s'en était sortie la dernière fois, mais qu'est-ce qui lui garantissait qu'elle en réchapperait à nouveau ?

  Heureusement, le dîner de famille la divertit suffisamment pour qu'elle n'y pense pas trop. Anne évita de boire de l'alcool et le soir venu, elle prit la précaution d'avaler une infusion de plantes médicinales pour lui offrir un sommeil profond et paisible. Elle ne laisserait pas son pouvoir lui gâcher la vie une nouvelle fois.