5/ Le Jugement Premier

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 Il fallut attendre dix minutes que diverses créatures toutes plus étranges les unes que les autres se regroupent dans la clairière. Quinquati les voyait arriver une par une, fasciné et effrayé. Les dernières lueurs rousses et rassurantes du crépuscule éclairaient la scène de façon maladroite. Les ombres projetées esquissaient sur le sol de longues formes flasques, qui inévitablement se rejoignaient, se confondaient, encerclaient le bûcheron. Les ombres propres dissimulaient les détails les plus inquiétants de l'assemblée des monstres, les rendant plus mystérieux et effrayants encore. La lumière orangée se contentait de lécher les contours, de ne révéler que les silhouettes tordues.

 L'éclairage ne faisait justice qu'à l'être qui avait bloqué le passage à Quinquati. Mélange entre équidé, hominidé, cervidé et arbuste, ses pattes avant avaient tout de ceux des chevaux tandis que sa partie postérieure ressemblait davantage à celle d'un daim. Quant à son torse, seule sa couleur vanille dénotait qu'il ne s'agissait pas de celui d'un humain. Ses avant-bras étaient faits de bois entrelacés, et ses cheveux et sa barbe, de mousse. Toutefois, la partie la plus formidable de cette chimère se situait sur son visage ; ses yeux brillants d'un rayonnement céleste semblaient contenir la Vie elle-même.

 Les arrivées cessèrent. Le centaure géant déclara alors :

 — Aujourd'hui est un sombre jour. Si moi, Gardien de La Nature, vous ai convié ici, c'est qu'un crime des plus graves a été commis. Nous allons prononcer la procédure de justice qui lie cet individu au sort de notre forêt ! Je laisse la parole à la victime.

 Le colosse fit apparaître une bouche dans son tronc, et articula plusieurs mots, d'une voix bruyante et contre toutes attentes aiguë, à laquelle on ne pouvait définir de genre en particulier.

 — Alors voilà, j'étais en train de revigorer la terre de mes pouvoirs qui font pousser les végétaux quand...

 — N'importe quoi ! coupa Quinquati. Tout le monde sait que ce sont les vers de terres qui sont responsables de ce phénomène, pas vos pouvoirs !

 — Silence, accusé ! hurla le Gardien de La Nature. Vous n'avez pas la parole !

 — Je disais donc, reprit l'arbre sacré, quand ce fourbe m'a attaqué sauvagement dans le but de me faire du mal et de me torturer.

 — C'est faux, le contredit Quinquati. Je voulais juste vous coupez sans douleur pour faire du petit bois !

 — Mais laisse-moi parler à la fin ! râla le colosse de bois.

 — Mon client n'a pas l'habitude de mentir ! riposta l'ours.

 Une des créatures se râcla bruyamment la gorge sur ces paroles. Les autres se retournèrent vers elle un instant, laissant à Quinquati le temps de préparer sa réponse :

 — Normal, il ne parle jamais ! Je n'ai jamais su que les arbres pouvaient s'animer et ressentaient les choses ! Jamais aucun de vous ne m'a prévenu ! Vous auriez au moins pu prendre la peine de laisser une pancarte.

 — Vous avouez cependant l'avoir agressé, attaqua le barbu. Il s'agit déjà du plus haut délit, que dis-je, du plus haut crime qui soit ! Vous devez pourrir tel le crasseux que vous êtes ! Enflure !

 — Un peu de contrôle de soi, somma la créature divine.

 — Si vous me laissez partir, promit Quinquati, jamais plus je ne couperai ni ne laisserai de souches sur mon sillage.

 — Si tu meurs, tu ne couperas plus jamais non plus, contesta l'ours.

 — Si nous ne vous avions rien expliqué, répondit l'homme-corbeau, plus tempéré, c'est que nous ne le pouvions pas. Nous existons depuis toujours, il est vrai, mais ne sommes apparus que lorsque vous avez commis l'affront suprême.

 — Alors cohabitons à présent, proposa Quinquati. Les hommes peuvent se montrer arrangeants, vous verrez.

 Jamais Quinquati ne s'était aussi bien exprimé. Sans doute car la situation l'exigeait, et que sa vie dépendait cette conversation. Sa voix était plus lente encore qu'à l'accoutumée, puisqu'il tenait à choisir ses mots un à un.

 — Menteur ! Fumier ! cria l'homme-ours. Cette cohabitation est impossible, les Esprits savent que les hommes détruiront tout si nous les laissons ! Exécutons cette ordure sans âme puis exterminons ce peuple abject !

 — Ce ne sont pas nos méthodes, rétorqua Le Gardien. Ces choses font parties de la nature, celle que je défends. Par conséquent je ne puis permettre un génocide gratuit. Leurs méfaits ne méritent pas un tel carnage.

 — Pas encore ! Mais bientôt, oui ! Pourquoi attendre qu'ils aient commis l'irréparable ? Votre honneur, pardonnez-moi, continua l'ours, mais vous vous focalisez trop sur le présent et sur l'évolution de toutes formes de vie. Vous en oubliez l'anticipation, vous laissant couler au gré des événements actuels. Car, durant mon existence d'ours, j'ai côtoyé ces monstruosités. Ils enferment les autres espèces, les forcent à se reproduire, les dévorent, puis se parent de leurs peaux. Ils furent créés au bas de l'échelle, et pourtant les voilà au sommet. À cause de leurs mains de démons. Aucune autre espèce ne résiste aux outils qu'ils fabriquent avec, car ils sont les seuls à en produire une si grande gamme. Une gamme recouverte par le sang des armes qui la composent. Car ils passent leur temps à inventer de nouveaux engins meurtriers, toujours plus économes, toujours plus efficaces, toujours plus sadiques.

 Les membres de l'assemblée se regardèrent, consternés par les récits de l'ours. Quinquati ne chercha pas à le contredire. Il n'avait pas tort. Lui-même savait et répugnait combien les humains pouvaient se révéler idiots et méchants. Leur essence est celle de la destruction. Et cela risquait bien de lui coûter la vie.

 — Cela ne leur suffit pas pour autant, poursuivit-il, car après la confection d'armes, ils passent le temps restant à se battre entre eux, à s’entre-tuer, sans raison compréhensible. Et quand ce n'est plus entre eux, les autres prennent la relève ; Ils rasent tous, exterminent les végétaux, démolissent les minéraux, pour ne laisser que le chaos. Ils s'étendent depuis toujours, ils ne cesseront jamais, même lorsque toutes les parcelles auront été conquises, ils trouveront un moyen de poursuivre leurs actes d'apocalypse. Si nous ne les détruisons pas maintenant, il en sera terminé de ce monde que vous chérissez tous tant.

 — Comment être sûr de cette prophétie ? demanda le centaure, le seul à ne pas être visiblement bouleversé.

 — Il suffit de les observer quelques secondes pour réaliser la vérité. Tuons-les tous, dès maintenant.

 — Non, contre-attaqua le corbeau. Écoutez-moi tous. Poussés par un instinct naturel, nous avons acceptés de nous réunir de cette manière, proposée par le Gardien, sans rien remettre en question, sans savoir pourquoi. Je vais vous le dire, car c'est la façon la plus équitable qui soit. Un procès, où chacun à son mot à dire, où tout est jugé comme il se doit. Voilà ce que je vous propose, qui me semble la meilleure solution possible, même pas un compromis, mais un juste retour de choses : Nous jugerons cet humain, puis tous les autres, un par un, et déciderons ainsi, par une méthode impartiale – vu qu'elle ne dépend que de nous – de la sentence qui doit leur être infligée. Vie, mort, captivité. Les humains restants seront dignes, ils ne causeront aucun dommage. Du moins aucun qui soit supérieur à celui que peut produire une autre espèce.

 Déjà assommé par la tirade de l'ours, le Conseil comprit qu'était arrivé le tour du Corbeau d'accomplir la sienne. Ils l'écoutèrent toutefois, avec moins d'assiduité.

 — Qui plus est, ils vivront en se souvenant de nous, sachant qu'ils doivent respecter et l'équilibre, et la paix. Certains des générations futures craindront sans doute nos représailles et se comporteront exemplairement ainsi. C'est dans nos mains que repose cette décision qui changera de façon radicale le paysage de votre monde, Gardien.

 — Ah ! s'esclaffa l'ours. Comme tu voudras. Je dis simplement que c'est une perte de temps. Vous vous en rendrez compte rapidement, car tous les procès se solderont par des désignés coupables. Pas un seul de ces Hommes n'est juste et louable. Aucun ne mérite notre clémence. Si nous voulons l'harmonie la plus complète, leur éradication est à prendre en compte dès à présent. Vous ne le voyez peut-être pas, mais les signes avant-coureurs de leur rôle principal dans la disparition du monde et de la nature sont déjà nombreux. Commençons par celui-là, ce misérable qui se fait passer pour la victime. Il est comme tous les autres. À un moment où à un autre, vous comprendrez que persister à appliquer des procès contre chacun d'entre eux est inutile. Perte de temps pour les dieux, perte de temps pour les peuples qu'ils gèrent.

 Quinquati, qui chaque fois décelait des passages très ennuyeux dans les discussions qu'il entretenait avec les humains, remarqua que cet ancien ours n'était guère mieux. Il trouvait son discours plat et redondant, répétant les mêmes deux-trois idées en boucle. Cependant, il suffisait à convaincre les autres créatures.

 — Il n'a pas voulu blesser quoi que ce soit, objecta l'homme-oiseau en dernier recours. Et encore moins mortifier l'arbre sacré par pur plaisir. L'humain a déclaré que ce n'était pas le cas, vous avez tous entendu, et que désormais il arrêterait.

 — Pourtant, se plaignit l'arbre colossale, j'ai encore très mal. Et il pratique cette activité depuis des lustres, il ne changera pas de sitôt.

 — Tout à fait d'accord, l'arbre a raison ! proclama l'ours avant de se retourner vers le Corbeau. Perr, nous sommes les deux seuls à avoir vu à l'œuvre cet infâme, alors cet argument se dirigera uniquement vers toi, afin que tu prennes conscience qu'il est nécessaire d'arrêter de jouer l'avocat de l'humain : Toi comme moi avons vu le sourire qui est apparu sur son visage grotesque quand il a porté le premier coup. Bien sûr qu'il a pris du plaisir. Bien sûr que c'est un monstre. Bien sûr qu'il mérite la peine capitale. Continuer de le défendre serait une vaine folie, sache-le.


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