Les deuils

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Le jeune homme finit tôt sa journée. Trop froid !
En rentrant au logement, il trouve les femmes concentrées sur leurs ouvrages mais Romain n'est pas là.
« C'est où qu'il est Romain…-étonnée, Fanchon lève le nez de sa couture :
— Comment ? Il est pas avec toi ?
— Il m'a laissé à onze heures, y s'sentait vraiment mal ! -Alarmée, sa mère pose son cercle de bois-
— Va voir le Paul, il est p'têt là-bas… »

Gabin sort rapidement, en allant chez le forgeron il tombe sur lui et sur le savant. Leur mine est grave quand ils le regardent. Le jeune homme devient fébrile :
« Il est où ?
— On vous l'ramène…
— Qui ça on ? Ch'peux l'chercher ! -le forgeron s'approche et pose une main compatissante sur l'épaule de Gagin-
— Il est mort p'iot…
— Comment qu'il est mort ? Comment ça, il a eu un accident, il est blessé ?
— Il est mort. Il est pas blessé, il était malade et son cœur s'est arrêté… Â présent il est mort -chuchote le forgeron. »

Enfin Gabin prend la mesure de ce qu'on lui dit. Sa gorge se serre et le choc lui coupe les jambes. Le savant intervient, il dit qu'il veut parler à Fanchon. Gabin fait un geste vague de la main. Elles sont dans le logement. Le médecin monte l'escalier suivi de Paul. Gabin reste dans la rue sous le vent jusqu'à ce que les deux autres redescendent. Il a entendu Louise crier, les sanglots de Fanchon traversent les murs de torchis.
Il se résigne à monter. Maintenant c'est vrai ; Romain le rémouleur est mort...

Il trouve sa mère et sa sœur dans les bras l'une de l'autre. Dès cette minute. Gabin comprend qu'il ne peut plus partir. En ville deux femmes sans homme, c'est un garde-manger ouvert pour les loups.

Le rémouleur était gentil avec tous ceux qui le méritait, il était honnête et travailleur.
Deux hommes avec qui Romain partageait volontiers un canon de temps en temps, le ramènent au logement. Il faut le laver et le mettre en bière. Marguerite vient les aider.
Il sera veillé toute la nuit, accompagné à l'église, pour la cérémonie et enterré le lendemain même après que l'abbé ait pu entendre le notaire et le savant témoigner du testament de foi du mort.
Tous les trois habillés de noir, la seule famille qu'avait Romain, se rendent chez le notaire en compagnie du savant.
Il lègue tous ses biens matériels à Gabin. Tous ses vêtements aux pauvres et pour moitié à Fanchon et Louise la somme d'argent qu'il a économisée en secret et qui est dissimulée dans la cache creuse de sa plus grosse meule. Il n'en précise pas le montant. Inutile d'attiser les convoitises.

Gabin trouve la cache astucieusement dissimulé sous le disque de métal au centre de la pierre d'usure. Il croyait que cela était une sorte de fantaisie du rémouleur. Quand il y découvre quinze Louis d'or, il pâlit en se revoyant promener chaque jour toute cette fortune à son insu !

L'argent ne guérit pas du chagrin, seul le temps le peut…

Ckerssicé se déplace un petit matin au-delà de la mise en terre. Elle se glisse dans la réalité de son enfant. Elle concentre suffisamment d'intentions dans cette pièce pour pouvoir sentir le temps presser son épiderme. Lui'zh dort. Elle glisse sa main sur ses cheveux dont la couleur fut la première manifestation de sa différence. Elle se glisse dans l'esprit de sa fille ici, maintenant et demain, hier... elle l’imprègne. Cet instant dans la vie de Lui'zh est important. Ferzzène donne le choix. C'est la dernière fois :
« Lui'zh… Lui'zh, ouvre les yeux… N'aies pas peur, mon enfant, je suis la même qu'autrefois, appelle ta mémoire, tu m'as vue, il y a dix ans.
Romain est mort…
— Oui, tous les temporels meurent, mais pas totalement. Ils retournent dans le sein de Ferzzène…
Dieu ? -Ckerssicé sourit gentiment-
— J'ai bien peur qu'il n'y ait pas de mot pour expliquer qui est Ferzzène, mais je vais essayer. Elle est l'intention au-dessus de toutes les intentions, elle sait après, après tout, elle sait ce qu'il faut pour être… Elle est toi, elle est Romain, elle est nous. Romain est mort ici, il vit là-bas, dans son intention passée et peut-être dans son intention future. Tant qu'il est présent à ton esprit ou dans n'importe quel esprit, y compris celui de Ferzzènne, il n'est pas mort. Et Ferzzène n'oublie rien, jamais, elle est le corps de tous les mondes et l'intention de chaque instant et de chaque être. Tu es Lui'zh, une intention à qui elle a donné vie. Et elle te libère aujourd'hui, tu as le choix.
— Ch' comprends pas…
— Ton frère de lait est amoureux de toi…
— C'est interdit !
— … et tu l'aimes aussi. Cette interdiction n'a pas de fondement dans le monde où tu es née. Ce n'est qu'une coutume. Voilà, il s'agira de ton choix. Ici il y a un doute, Ferzzène ne veut pas le lever, toi seule le pourra… Ailleurs, bientôt ma fille, je suis toujours avec toi… »

Dans la lumière grise d'un matin qui commence sans Romain, une mouche reprend son déplacement, sur le lit à côté de Louise, la poitrine de Fanchon monte et descend.
Le plus légèrement possible, la jeune femme se lève. Elle alimente le poêle en charbon et prépare l'eau pour la chauffer. Elle puise le liquide dans un broc. Elle n'entend pas Gabin se lèver. Il a les yeux remplis de larmes. La mort de cet homme comme son père l'a secoué. Ses défenses s'effondrent.
Devant lui, en chemise, l'amour de sa vie s'active. Elle a quitté son bonnet de nuit, ses cheveux sont lâchement noués sur sa nuque, ils semblent briller d'une lumière intérieure. Son corps est une telle promesse de tendresse qu'il se laisse porter et noue ses bras autour de ses épaules. Louise sursaute « Ton frère de lait est amoureux de toi… et tu l'aimes aussi.» Elle se tourne vers lui l'embrasse et se laisse embrasser.
Fanchon ouvre les yeux, avertie par on ne sait quel mystère….
« Qu'est-ce que vous faites malheureux ?! C'est interdit ! »

Elle se lève précipitamment. Gabin se place devant Louise :
« Je sais qu'c'est interdit, elle sait qu'c'est interdit… ça change mie… On a grandi ensemble, on a aimé les mêmes gens, traversé les mêmes épreuves, tu crois qu'interdit ça peut peser quéqu' chose. Moi j'aim'rai personne d'aut'e et elle qui c'est qui va l'aimer ? Tu veux qu'elle soit seule ou qu'elle aille au couvent ? Tu veux qu'on lui fasse du mal ? Qui c'est t'y qui la prendra avec sa prière de Dieu plantée dans le dos ?
— Vous m'faites ça alors que le Couteau est encore chaud !
— On t'fait rien c'est à nous qu'ça arrive !
— Personne l'acceptera Gabin ! Personne !
— Oui, si on restait ici. -Gabin jette un coup d'oeil à Louise, elle l'a choisi, elle le suivra- J'va partir mère. J'va aller aussi loin que j'peux m'installer et faire mon trou. Et pis dès que j'ai le travail et le logement, je r'viendrai vous chercher, toi et Louise… »

Pendant trois mois, pendant que le deuil marque son temps, Fanchon tente d'accepter que sa fille et son fils partage une vie amoureuse et maritale. C'est dur d'aller contre tous ses préjugés. Pour les gens qui les connaissent les mensonges sont prêts : Gabin ne veut pas rester ici à Gangeou, trop de souvenirs, trop de chagrin. Il est parti faire sa vie ailleurs, il reviendra.

Plus elle y réfléchit et moins Fanchon peut envisager de vivre avec ses enfants. Ça la heurte trop. Elle préférerait n'en pas faire cas mais c'est impossible :
« Ch'peux pas Louise, ch'peux pas. J'vous aime tous les deux fort pareil, mais vous voir en mari et femme, c'est au-dessus de mes forces... »

Toutes les deux ont ce deuil-là à faire aussi. C'est un renoncement difficile d'amour et de pardon pour le bien de l'une et de l'autre.
Fanchon a de quoi vivre, un travail, une amie. Elle demande à Marguerite, si elle voudrait bien partager avec elle un peu de sa solitude. Marguerite ne demande pas mieux et elle inclut mère et fille dans son accord.
Lorsque Gabin revient les retrouvailles sont douces et douloureuses. Lui et Louise taisent leur amour devant la mère, mais dès qu'ils ont quelques minutes de solitude, ils se précipitent l'un sur l'autre dans des étreintes de moins en moins chastes.

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