Les desseins de Ferzzène

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Contre un louis d'or, Gabin prend le risque de négocier une identité pour Louise auprès du notaire. Il explique qu'elle a été recueillie par le Couteau et que quand Romain s'est marié avec la veuve Fanchon, ils ont gardé ça pour eux. C'est gênant car maintenant, Louise pourrait prétendre à une bonne place dans une famille, auprès de trois enfants mais c'est impossible sans papier.
Le notaire se fait un peu tirer l'oreille alors, las de discuter, le jeune homme sollicite l'intervention du forgeron. Il a du poids cet homme-là, il impressionne. Il dit au notaire :
« Te vas pas empêcher une pauv' orpheline de viv'e une vie cossue pass'que t'es trop à l'étroit dans ta tête ! J'ui s'rais son prête nom, t'as qu'à l'appeler comme moi. On va faire des papiers d'adoption et comme ça je pourrais lui donner la permission d'aller travailler ! »

Un louis d'or c'est beaucoup d'argent, mais le notaire en exige deux : « J'ai mes entrées mais si quelqu'un pose des questions, j'vas pas payer d'ma poche ! »
Le temps est proche de la séparation. On fait comme si : Comme si Gabin allait à la grande ville, comme si Louise entrait en service, comme si Fanchon n'avait pas de chagrin, comme si les enfants reviendraient demain…

« Il faut aller à Troy c'est là qu'é sont nos épousailles. »
Les yeux dans le vague, Louise parle avec Ferzzène.
Fanchon ne peut vivre seule. Marguerite, en accueillant son amie avec plaisir, trouve que sa vie sera plus gaie lorsque la veuve -deux fois la pauvre !- aura retrouvé son tempérament. Et puisqu'il s'agit de cela, pour ce caractère bien forgé, ça ne devrait pas tarder ! Elle pensait que Louise viendrait, elle aussi, vivre sous son toit mais c'est mieux si elle part travailler ailleurs. Chez des nantis, elle aura p'tête une vie plus douce.

Leur mariage a lieu à Troy. Gabin et Louise se prétendent l'un et l'autre sans famille et que cette cérémonie est pressée car la jeune femme a besoin qu'on la protège : « Un peu d'argent pour l'église et ses pauvres mon père et on pourrait peut-être s'absoudre de certains us et coutumes ? »
La corruption a cet avantage qu'un prix permet d'avancer, quand la tradition se comporte en carcan. 
Mariés, ils ne restent pas à à la ville.

Ils rejoignent le bourg, un peu plus loin, où Gabin a commencé à faire son trou. Ils sont époux, en bonne et due forme. C'est un couple discret, serviable, ils ont chacun un talent utile à la communauté. Gabin est obligé de se déplacer un peu, vers les bourgs alentours, les tranchants de son village sont insuffisants pour une activité quotidienne de rémouleur.
Louise en fin de grossesse, met au monde un garçon au cheveux flamboyant, Gabin l'appelle Romain.

Ckerssicé sait que cet enfant est précieux et qu'il consolera le père quand Ferzzène exigera le fruit de son intention. Il n'y a plus que ce nœud là, à défaire pour qu'enfin le dessein soit achevé… Ce n'est pas le plus facile à vivre, mais il n'y a plus eu d'autres chemin possible, dès lors que Lui'zh a choisi Gabin.
Sur l'axe temporel, Ckerssicé concentre sa volonté et rejoint Lui'zh à son chevet de parturiente alors que celle-ci met au monde un second enfant. Elle est en position semi-assise...

C'est maintenant, c'est le nœud.
Le temps ralentit et le silence gonfle la chambre. L'accoucheuse tourne le dos pour saisir un linge, le bébé arrive. Elle reste dans cette position, en rotation sur ses hanches, les mains tendues derrière elle. Lui'zh souffle et crie dans un dernier effort pour expulser son trésor. C'est Ckerssicé qui le reçoit…
Lorsque Louise la voit, elle comprend que sa fille est la résultante de son choix et que, de la même manière qu'elle ne pouvait pas grandir dans le monde des brumes, cette enfant-là, son bébé gris, ne pourra vivre près d'elle. La corne dans le dos du nouveau-né se déploie et une lueur en émane :
« Tu n'as que quelques instants pour lui donner un nom et l'aimer, je lui dirai tout de toi. Elle est la première, Lui'zh, la première des Confins, elle est l'évolution. Il fallait qu'à nouveau, les deux sangs se mélangent, pour que les Hors-monde évoluent encore, désormais ils pourront s'élancer vers les confins et rejoindre Ferzzène, car cette enfant continue notre histoire. Là où pour nous, tout s'arrête, les Hors-monde croient que le temps est un axe finit sur lequel, librement, ils se déplacent. »

Lui'zh dévore sa fille des yeux, ces cheveux sont d'argent, sa peau est pâle sa corne continue de changer d'aspect, comme si l'échine se déployait de l'intérieur à l'extérieur. Elle s'enroule comme un spirale.
« Mère, tourne-toi s'il te plaît. »

Le dos nus de Ckerssicé dissimule un arc osseux gracieux, recourbé à la hauteur de ses reins.
Ckzerssicé le réveille pour sa fille. Sa corne s'illumine et dans l'arc osseux naît un champ quantique.
Dans le dos de son bébé Lui'zh entrevoit le halo de lumière, le même que celui de sa grand-mère. Son enfant ouvre les yeux, ils savent déjà ce qu'est le monde, ils ont en eux la connaissance des sages. Ckerssicé poursuit :
« L'Axe semble un espace fini pour les Hors-monde, ils croient avoir tout vu de l'espace. Mais l'espace n'a pas de fin, il nous faut évoluer pour regarder plus loin. Cela, Ferzènne me l'a enseigné.
J'veux qu'tu l'appelles comme moi ! Comme ça, quand Gabin me dira Louise, il nous l'dira à toutes les deux…
— Elle est la première, Lui'zh, mais dans peu de ton temps, un deuxième enfant des Confins va naître, la seconde intention pour que les Hors-monde évoluent. Ils sont destinés l'un à l'autre. »

À côté de sa mère d'un autre monde, une brume tremble et une silhouette apparaît d'énergie pure, elle pense dans l'esprit de celles présentes qui peuvent l'entendre :
« J'ai ramené un être vide pour procéder à l'échange… Lui'zh, j'entends que tu te résignes à faire ce cadeau aux Hors-monde. Ta chair, ton sang... C'est un présent sans prix. Je t'attendrai Lui'zh, à ta mort, tu vivras en moi et avec moi pour toujours, je ne t'oublierai jamais. »

Dans les déchets de l'accouchement, la silhouette dépose un enfant mort-né.
Ckerssissé saisit entre ses mains, délicatement, le bébé des Brumes et dépose un unique baiser sur le front de sa fille qui fond en larmes.

Le temps reprend son court et l'accoucheuse finit son geste mais, se retournant vers sa patiente en larmes, elle constate qu'elle a réagi trop tard ou que l'expulsion a été trop rapide : l'entant gît au sol et tous ses efforts pour le ranimer sont vains.
Elle lave sa patiente prostrée, la recouche et s'en va prévenir son mari anxieux :
« C'était une fille, chu désolée, la mère va assez bien... »

Son bébé n'est pas mort, pour Louise, c'est moins dur que pour Gabin. Quelques semaines difficiles suivent. Et puis un jour, la jeune mère propose à son époux de faire une extension à la maison, ils pourraient bientôt en avoir besoin :
« T'attends un autre piot ? Déjà ?
— Non ! Pourquoi tu d'mandes ça ?
— C'est pouquoi qu'tu veux une pièce en plus ? »

Elle ne répond que par un sourire mystérieux.
Pour Gabin des projets signifient que Louise a surmonté sa fausse couche. Louise ne lui a pas dit la vérité : un enfant mort-né, c'est plus simple à accepter qu'un enfant volé.

Ça fait trois ans qu'ils n'ont pas vu Fanchon, ils décident de repartir vers Gangeou, ils s’arrêteront à Troy. Gabin ira alors chercher sa mère. Si elle se sent suffisamment forte, elle reviendra avec lui à la ville pour rencontrer son petit fils. Et sinon… Et bien, au moins, se seront-ils revus.
Une semaine de calèche et de marche, de chariots conciliants et ils arrivent enfin. Gabin installe sa petite famille dans une auberge de bonne réputation. Il recommande la discrétion et la prudence à Louise.
Trois jours pour arriver à Gangeou…
Fanchon est penchée sur son ouvrage, une jeune fille à ses côtés range les rubans d'un tissu soyeux, non loin, Marguerite, qui regardait vers la porte, voit Gabin entrer. Elle arrondit les yeux mais ne dit rien. Il se glisse silencieusement derrière sa mère et boucle les cheveux de sa nuque avec ses doigts comme, petit, il en avait l'habitude. Fanchon se fige et dit :
« Mon Dieu ! Comme tu m'as manqué ! »

Ils ne resteront pas longtemps à Troy. Ils ne feront qu'y passer une nuit. Dans une charrette tirée par un cheval de trait payés avec les économies de Fanchon, la nouvelle grand-mère, son petit fils sur les genoux, savoure la joie d'avoir retrouvé tout l'amour auquel elle avait renoncé. Dans la charrette, tous ses effets ont été chargés. Dans son cœur, le chagrin de Marguerite la retient encore un peu à Gangeou.
Le temps et la distance ont usé sa gêne, ses enfants s'aiment et elle finira ses jours auprès deux.
La corne de Louise ne s'illuminera plus jamais, mais la jeune femme aura des prémonitions toute sa vie. Cela évitera certains malheurs, à eux comme à leurs voisins.

Une sorte de cadeau que lui a laissé Ferzzène.

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