Changer de vie

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En pleurant, Fanchon raconte les événements par le menu. Les enfants écoutent attentivement. Elle prend bien garde de dire que leur « voyage » était une manifestation divine ; elle lui racontera une autre vérité plus tard. Après tout, c'est peut-être le bon Dieu, tout ça !
Louise mettra quelques mois à confier sa version des faits et sa rencontre avec sa mère. Elle demande à sa nourrice et au rémouleur de lui dire si oui ou non elle est de ce monde. Ni Fanchon, ni Romain ne peuvent certifier quoi que ce soit, il y a une réalité et il faut la vivre, c'est tout ce qu'il y a à savoir. Ils ne feront pas davantage de commentaires, mais chacun, à part soi, ressent le poids de la destinée de leur fillette et se demande où tout cela les conduira.

Il faut trouver à loger ce petit monde.
Pour leur sécurité et pour quitter Paul, le forgeron, en bons termes, Romain se déclare l'époux et vit avec eux. La relation qu'il a avec Fanchon est tout à fait platonique. Il trouve ailleurs à combler sa nature d'homme. Elle n'a aimé que Jean, elle ne veut plus vivre cette souffrance, alors elle a fermé cette partie là de son cœur et elle tait toutes ses pulsions : Romain est son vieil ami parfait.
Le Couteau est heureux, il lui plaît de veiller sur femme et enfants, il les aime tous les trois, comme un père. Il continue son travail de rémouleur. Sa réputation n'est plus à faire. Il exécute même de menus ouvrages de confections : poignards et scies…
Fanchon réfléchit à différentes tâches qui aideraient à l'aisance du « ménage », mais la plupart la tiendraient trop éloignée des enfants…
Puis elle s'avise qu'elle sait coudre, et bien encore. Elle n'a eu que ça à faire pendant cinq ans. Elle propose ses services ici et là dans des pensions de famille, des auberges, mais c'est assez peu de travail et Fanchon ne sais plus guère à qui s'adresser…
« Te devrait aller voir la Marguerite
— Et c'est qui ça la Marguerite ? Hmmm, Louise ? Comment qu'tu connais quelqu'un ici ?
—J'la connais pas… mais je l'ai vu, c'est une grosse dame qui crie souvent ! »

Voilà comment la nourrice trouve Marguerite…
Celle-là est aussi renfrognée que Fanchon a pu l'être, alors elle sait tout de suite comment la prendre.
Marguerite recherchait quelqu'un pour l'aider ; quelques filles n'ont fait que passer ! Fanchon ne se laisse pas démonter et chaque fois que sa patronne prend un coup de sang, elle pose ses mains sur les hanches et lui dit tout à fait calmement : « Quand t'auras fini, tu m'f'ras chercher. J'vas pas supporter ton sale caractère ! »

La première fois que Fanchon lui a dit ça, Marguerite si habituée à effrayer ses employées, a laissé sa lippe s'ouvrir sur un « O » silencieux. Et sitôt dit, sitôt fait, Fanchon avait tourné les talons. Elle risquait ainsi son poste mais elle n'aurait pas pu travailler sous la férule d'un dragon.
À présent, elles s'entendent bien, rapidement. Le matin la veuve récupère de l'ouvrage et retourne dans son logement pour coudre. La ville s'étend, le travail aussi.

Dès que les enfants ont pris leurs marques, Gabin accompagne le rémouleur. Il apprend le métier et aussi à compter. Il en est venu à considérer le Couteau comme un père.
Avec tous les gens qui défilent à la meule du rémouleur, Gabin comprend vite qui est de confiance et qui ne l'est pas ; c'est un gamin intelligent. Petit à petit, l'âge aidant, l'enfant fait quelques courses à travers la ville. Il est solide, aguerri. Dans le village, les tournois de taloches, au début, c'était tous les jours.
Il évite les coins mal famés, d'ombres et de silence. Il court la plupart du temps. Il n'a eu à se battre qu'une fois. Pourtant, Louise lui avait dit : «Ne prends pas le pont aujourd'hui ».
Par bravade et parce que la corne de sa petite sœur lui procurait toujours une certaine jalousie, il n'avait pas écouté. Ce jour-là il était rentré avec un œil noir et un pied tordu. Elle avait refusé de lui parler pendant deux jours.

Louise reste auprès de sa nourrice et marraine. Ce qu'elle a vécu à cinq ans l'a sévèrement informée sur la nature humaine. Elle s'est renfermée et quitte peu le logement, les gens l'effrayent. Elle ressent leur dureté.
Elle ne s'ennuie pas ,à huit ans, c'est une petite femme d'intérieur : elle a à coudre, à cuisiner, à tenir un ménage. Mais Fanchon voudrait davantage pour elle.
Sa marraine ne prend aucune décision seule, qui la concernant seule. Romain a autant de droit qu'elle sur leur filleule.
Leur logement donne sur l'appartement d'un précepteur. Il est âgé, il travaille peu. Un jour, Fanchon parle à Romain lors d'une de leur conversation privée, elle lui explique ce qui lui est venu à l'esprit :
« Louise, il faudra toujours qu'elle reste un peu cachée, on vivra pas éternellement : lui faudrait une situation. J'me suis dit qu'si elle savait lire, elle pourrait s'occuper d'écrire pour les braves à la maison en plus de la couture, ce serait plus de sous pour elle. Et puis elle verrait un peu le monde. Le curé m'a dit autrefois que, si on sait lire, on peut entrer dans d'bonnes maisons. Le vieux en face, y d'mande même pas d'argent, il a fam. Si t'acceptes son instruction pour Louise, il veut une gamelle tous les jours et un godet de vin. Ça r'vient pas cher et même si on lui donne quéqu's centimes ça coûterait un franc par jour et on f'rait du bien à un vieux ? »

Le rémouleur n'est pas sûr de l'avantage que procurait la connaissance des lettres, compter ça a plus d'importance. La proposition de Fanchon ne présente pas inconvénients et un franc par jour, ils peuvent se le permettre.

Ckerssicé rejoint le nœud des choix possibles, un hiver, un jour de janvier.

Le Couteau tousse depuis un mois, l'hiver est mauvais. Il s'obstine à sortir travailler et pourtant, ce n'est pas nécessaire, ils ont de quoi vivre, tous les quatre et Gabin le remplace habillement. Mais Romain, ne supporte pas l'inactivité, ni ne veut penser à son âge ou a sa condition physique. La toux qui le secoue nuit et jour s'habille de sang. Il n'en dit rien. En secret il est allé voir le savant, mais ni les saignées, ni l'ail, ni les infusions de thym ne semblent agir.
Le froid est rude en ce matin janvier. Gabin pousse la carriole sur la place principale. Il a renoncé à discuter avec le rémouleur, mais à l'évidence celui-ci a de la fièvre et va mal. Il se traîne toute la matinée. À midi, au lieu que d'aller, comme d'habitude, déjeuner au « «Pain Doré », il informe Gabin qu'il va rentrer… Non, il n'a pas besoin d'être raccompagé et il s'éloigne sur un « Travaille-bien » et une toux caverneuse…
Ça fait treize ans maintenant qu'ils habitent à Gangeou. Ils s'y plaisent bien. Gabin est devenu un adulte très tôt, il lui a été épargné les soubresauts de l'adolescence, dans un coin de son temps Ferzzène veille.
Il regarde s'éloigner le Couteau, heureux qu'il consente enfin à se reposer.
Gabin ne se sent plus aussi paisible qu'avant. Un secret lui tiraille le cœur. Il éprouve des sentiments très forts pour sa sœur de lait, il les a réprimés autant qu'il l'a pu, mais il a dix-neuf ans et leur promiscuité dans le logement ne facilite pas ses efforts.
Louise n'a pas cessé ses habitudes de cajoleries, elle est innocente et ne comprend pas le rejet dont Gabin l'afflige de plus en plus souvent. Il sent la peine qu'il lui fait. Il faut qu'il parte.

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