Fuir, quand il le faut

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Dégonflés de leur colère, les hommes s'en retournent non sans jurer, cracher et menacer « la sorcière »…

Mais le lendemain, les mères prennent les choses en main, Marinette à leur tête.
Elles forcent le passage de la ferme. Deux filles cramponnent Fanchon qui se débat, Gabin s'oppose comme il peut et prend une claque. Louise est attrapée sans ménagement. Les femmes la dénudent brutalement, la scrutent. La petite fille gagnée par la panique pleure et se débat. Sa corne et son dos étrange sont alors dévoilés aux yeux de toutes.
Mais soudain la saillie osseuse rougit et irradie une aura bleutée inquiétante… Les femmes crient rejettent Louise et reculent…
...Et le temps ralentit…

Au milieu des corps presque figés, Louise se déplace sans comprendre, elle court vers sa nourrice et lui agrippe la main, ce faisant, Fanchon entre dans cette bulle, cligne des yeux et tente de saisir quelque chose, à ce qui se passe. Elle se dégage facilement des femmes qui la tenaient, attrape Gabin… Il ne bouge pas, il semble collé au sol de terre battue. Fanchon regarde sa main dans la main de Louise et son intuition lui fait dire :
« Prends la main de Gabin, Louise, oui je sais, tu as peur ! Nous partons, prends sa main ! »

Gabin s'éveille et touche sa joue douloureuse. La lueur dans le dos de la petite fille commence à diminuer. Fanchon déplace la menotte de l'enfant sur son bras pour dégager ses mouvements ; elle sait qu'il faut qu'elle reste en contact physique avec Louise.
La nourrice attrape les vêtements de la petite, les capes, les chausses. Elle jette des coups d’œil autour d'elle en permanence. Elle tient sa panique à distance. La situation est tellement étrange, de ces femmes furieuses et immobiles…
Il lui semble que leurs gestes s'accélèrent… Vite ! Vite !
Elle balaye la nourriture de la table - du pain, du fromage, du beurre- dans le gros panier qu'elle prend près de la porte. Elle y glisse le linge et se précipite à l'extérieur avec les enfants en ribambelle qui ne l'ont pas lâchée mais qui pleurent tous les deux. Le temps ralentit sur leur passage, comme si une bulle autour des fuyards se déplaçait. Les villageois ne les voient pas avant que cent pas ne les séparent, ils distinguent une brume en mouvement… et plus loin une femme et des petits qui courent, l'un d'eux est nu.
Les femmes sortent de chez Fanchon en vociférant. Quelques-unes se baissent pour prendre des pierres qu'elles lancent vigoureusement vers le groupe, indifférentes aux conséquences.

Voilà, c'est ici, si Ckerssicé ne fait rien, Lui'zh pourrait mourir et ceux qui l'accompagent finir écharpés. Elle se glisse sur la route aux nœuds multiples. Pose une main sur l'épaule de son enfant. Ce contact et le premier depuis l'abandon. Le geste grandit la volonté de la mère. D'elle à Lui'zh, de Lui'zh a ses protégés, le temps devient un chemin vers la sécurité.
L'intention de déplacer tout le petit groupe vers Gangeou, les dépose à l'abri des regards à quelques centaines de pas de l'entrée Sud, la moins fréquentée, qui s'ouvre sur la paysannerie. Ckerssissé murmure dans la tête de son enfant qu'encore une fois, elle doit laisser : « Tu n'es pas tout à fait de ce monde où pourtant tu es aimée. Je suis la mère que tu ne connais pas. J'ai confiance dans l'amour de ta marraine et de ton parrain. Nous nous reverrons, grandis, apprends et garde Gabin près de toi. »

Gabin et sa mère non pas eu connaissance du voyage. Ils étaient au village et n'y sont plus. Fanchon pense que c'est Louise qui les a conduit là et soudain elle sent la crainte la gagner. Que pourrait leur faire cette petite fille qu'elle connaît depuis toujours ? Mais ses doutes s'effacent devant les sanglots et les larmes de l'enfant, elle non plus ne comprend pas… Gabin est prostré. Fanchon s'adresse à son fils :
« Ce n'est rien, Gabin… C'est comme un rêve…
— Où c'est qu'on est ?
— ch'sais pas encore Gabin…
— Où c'est qué sont les femmes ? Est-ce qu'elles vont revenir nous faire mal ?
— Non Gabin, elles ne sont plus là…
— Comment c'est qu'on est venus là ?
— C'est Dieu Gabin, qui nous a sauvés, il faudra prier pour le remercier... »

Les explications de sa maman semble le calmer…
Les pleurs de Louise ont cessé… Gabin la regarde :
« C'est quoi qui brillait dans ton dos ? -le visage de la petite fille se crispe-
— Laisse-moi tranquille, y'a rien qui brille dans mon dos, c'est une déformation et elle brille pas! -Fanchon intervient-
— Il ne faut pas parler de ça Gabin, jamais à personne, sinon d'autres gens viendront nous faire du mal. La corne dans le dos de Louise, c'est un cadeau de Dieu, quand elle brille c'est comme une lourde prière...»

Louise regarde dans le vague :
« Y'a parrain qu'arrive... »

Gabin détourne les yeux, il a très peur, sa joue le brûle encore. Il est en colère contre les villageois et peut-être un peu contre Louise ; il est jaloux des prières de sa sœur de lait. Louise ressent cette distance soudaine, c'est insupportable pour elle «... Garde Gabin près de toi ." Elle s'approche d'un pas hésitant, elle met ses bras autour du cou de Gabin… Il a toujours aimé les cajoleries de sa sœur. La main de son frère remonte sur le dos de Louise sous le regard inquiet de Fanchon. Il touche la corne délicatement. Et ce faisant, en contact, il sent l'âme de Louise, une chaleur douce, de confiance, de tendresse et de bonté. À cette seconde il l'aime pour toujours. Ses traits se détendent. La réalité les rattrape. Fanchon rhabille rapidement l'enfant encore nue. Ils sortent tous les trois du bosquet et se dirigent vers la ville. Soulagée, la veuve réalisent qu'ils sont à Gangeou.

Penché sur sa meule où l'eau ruisselle pour refroidir le métal, Romain sent des fourmillements sur l'épaule… À haute voix, il dit : « Ah, ça ? Ça faisait longtemps ! »
Il n'hésite pas une seconde. Trois clients sont devant sa roue. Il s'adresse à un habitué :
« Bastien, faut qu'j'parte c'est urgent, j' dois voir un savant ! J'avais oublié… Si tu r'mets mes affaires chez l'Paul, ch'te donnera trente centimes. Vous aut's bien pardon, mais faut qu'j'y aille. Ch'rai là dans l'après-midi...»
Coupant court aux protestations, le Couteau suit ses épaules. Il n'a plus peur de ces manifestations et il est bien curieux de savoir ce qu'on lui veut.

Presque à la sortie sud de la ville, il voit au loin une femme et deux enfants. Au coude de la dame un panier cogne sa hanche. Stupéfait il reconnaît sa famille à charge…
Il presse le pas et agite les bras dans leurs directions… Fanchon l'aperçoit et les deux heures qui ont brutalement changé sa vie, la jette dans les bras du rémouleur :
« Ho là ! Qu'est-ce qui arrive Fanchon ? Quéqu'vous faites là ? Y'a un malheur ?
— Le Callou est mort... »

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