Aux quatre chemins On peut écouter ici : http://sortilege.blog4ever.com/louise-14

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Elle a les cheveux roux, comme les flammes d'un feu chaleureux.
Mais ses parents les ont argentés, tous les deux. Il n'y a personne comme elle, là-bas.
C'est pour son bien, avec eux, elle n'aurait aucune chance et Ferzzène la laissera peut-être vivre.
Les parents n'ont pas le choix, il faut se plier aux coutumes et faire confiance.
Ce moment est celui-ci. Imposé.
Ils ont choisi de déposer l'enfant polychrome à la croisée des quatre chemins, après l'avoir nourrie une dernière fois de lait volé. Bot 'hir s'efface, il a déjà oublié… Ckerssicé s'attarde encore, c'était plus important pour elle, cet espoir d'enfant.

Un petit de quelques mois vagissant dans l'osier d'un panier, au bord d'une route de terre battue : le vieux Couteau n'en revient pas… Il n'imagine pas cela possible, qu'on abandonne un bébé. Il ne connaît aucun village à moins de quatre heures de marche… Qui a pu venir de si loin pour le laisser ici ? Le bébé le dévisage, quand il le prend dans ses bras. Le rémouleur s'attriste de l'expression tragique de son minois, ses yeux sont encore noyés de larmes…
Il le trouve très beau ce nourrisson avec sa peau de lait et ses cheveux si fins. Sûr ! Ils sont roux mais ils ont une lumière de feu, particulière, comme éclairés de l'intérieur. Le Couteau n'en a jamais vus de comme ça. D'où peut-il bien venir ce bébé ? Ses langes sont gris comme son habit, toutes les étoffes sont de belle qualité.
« Faut vite qu'on t'trouve, de quoi ! ». Il pose le couffin sur sa carriole, empoigne les bras et tire fermement, résolu à faire au plus vite. Le chariot est bien lourd avec ses trois meules et son banc. Heureusement, il n'emmène plus sa petite enclume, de place en place, on lui prête ce dont il a besoin.
Le bébé pleure, de détresse ou de faim ? Qu'est-ce qu'il en sait le Couteau, il aime bien les petiot, mais il n'en a jamais eu à lui.

Il reste encore pas mal de chemin lorsque l'enfant s’endort d'épuisement. Le rémouleur a réussi à donner un peu d'eau au bébé, en la faisant couler goutte à goutte dans sa bouche. Mais c'est insuffisant, il faut qu'il mange cet enfant. Quand le Couteau sort du bois qui couvre la colline, le village de Hanchot est encore à trois heures de marche et la nuit se glisse dans l'air, bientôt il fera froid…

Le Couteau entend au loin le choc des sabots d'un cheval contre les pavés de la route étroite. Il se presse de battre son briquet et enflamme une petite lampe, si l'allure de la bête était trop rapide, le conducteur de la charrette ne le verrait peut-être pas.
La lumière est entre chien et loup, le Couteau fait de grands gestes pour attirer l'attention de l'équipage. Il entend la voix d'un homme, qu'il espère aimable, tenter d’arrêter son cheval.
«HOOO hoo arrête-toi, sacré-non !! Hé ! La lampe ? T'es bonhomme ou bandit ? Montre-moi ta figure que j'vois si t'es honnête ! ».

Le Couteau s'exécute :
« Chu le rémouleur, le vieux Couteau…
— Ah ça ! C'est toi Romain ? Qu'est-ce que tu fais là comme manège avec ta lampe, t'aurais un problème ?
— Marineau ! Chu content qu'c'est toi ! Faut qu'tu m'aides !
— Tu t'as blessé ?
— J'ai trouvé un bébé aux Quat' chemins…
— Comment ça un bébé ? Où c'est-y qui sont ses parents ? C'est point tout près les quat'e chemins… Fais-voir ta trouvaille... ».

Le paysan descend de sa charrette à foin et va vers le bérot. Il se penche pour regarder l'enfant qui ne dort plus et recommence à pleurer. Romain demande…
« Y'a sûrement une mère à Hanchot qui pourrait le nourrir ? Y doit créver de faim ce p'iot. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, mais elle est lourde ma meule, pis j'ai quand même cinquante ans ! Tu veux point l'emm'ner ? Dans ton chariot, tiré par ton bourrin, t'iras plus vite ! Ch'te r'joindrais dès qu'j'arrive ?
— Ben, ch't'emmène aussi !
— Non j'ai ma meule, je laisse point mes biens ici et on peut pas monter le bérot c'est compliqué sur ton chariot, comme t'es attelé ! ».

Le rémouleur regarde partir le paysan, soulagé des cris du bébé et content que d'autres compétences allègent sa responsabilité. En couteaux, il s'y connaît, mais pas trop en enfançons. Les pleurs, comme les bruits des sabots, s'estompent.

Il est presque onze heures du soir quand Romain franchit le muret limitant les contours du village.
Il est épuisé. Il rejoint la ferme de Marineau. Comme il vient souvent aiguiser les tranchant à Hanchot, depuis plus de dix ans qu'il tourne, il connaît à peu près tout le monde. À la petite ferme, le chien prévient de son arrivée :

« Rent'e Romain…
— Ouch ! Chu abruti... Alors t'as trouvé ? - Le regard de Didier Marineau est sombre -
— La Mathilde voulait pas ; c'est la Fanchon qui lui donne, celle-là elle compte bien sur un dédommagement ! Mais y'aura personne d'aut'e ! ».

Le rémouleur lève un sourcil :
« Sont comme ça ici ? Laisseraient créver un p'iot ? - Didier baisse le ton, la peur filtre dans sa voix -
— C'est une cornue ! J'ai dit à la Fanchon de se taire, bienheureux qu'elle a pas froid aux yeux ! Si le village l'apprend, toi, ta meule et cette malédiction vous s'rez fichus dehors ! ».

Le Couteau sent un frisson lui lever l'échine :
« Pourquoi tu dis que c't'une Cornue, j'ai rien vu moi !
— T'as pas cherché : une ligne bien droite et grise ent'e les épaules et une corne plantée au mi'eu ! Une Cornue !
— Ben p'têt, c'est vrai, c'est point gai, mais c'est qu'un p'tit…
— Une petite ! Une démoniaque qui va grandir. Te veux la garder ? Tu feras quoi quand son sang parlera ?…
— J'peux pas la laisser c'est comme ça, je peux point…
— T'es d'jà pris c'est ça ! Et moi aussi et la Fanchon : c'est d'la séduction ! Qu'on voudrait l'dire qu'on pourrait pu ! Aller ! Va dormailler si tu peux ! Demain on verra ! Tu nous as mis dans une vilaine situation, ch'sais qu't'es bonhomme et qu't'as voulu bien faire… mais on n'est pas sorti ! »

La-Fanchon-sans-l'sous est veuve, elle vient d'avoir un petiot ; le dernier cadeau de son homme… Elle ne savait pas bien comment qu'elle allait nourrir son Gabin. Il aurait fallu qu'elle travaille et qu'elle le laisse seul, mais depuis la mort de Jean, elle répugne à le laisser sans surveillance. Elle espère que la Cornue va lui porter chance et lui permettre de rester chez elle, pour veiller.
On dit que ces gosses-là maudissent ceux qu'ils croisent. Elle ne croit pas facilement les sornettes Fanchon, elle est pragmatique « Si tu fais du bien, tu reçois du bien.»
Et puis les Cornus, quand ils laissent un des leurs, ils le gardent à l'œil. En fait, elle pense que la petite est sa meilleure garantie de protection.
Il est sept heures, le soleil se traîne encore derrière les collines.
« Il parait que la petite était là-haut, aux quatre chemins, ça aurait dû alerter le rémouleur, sûr qu'il l'aurait laissée là, s'il avait su ! »
Pourtant quand Fanchon regarde la petite fille, il y a quelque chose qui pétille dans son cœur de veuve, quelque chose comme de l'amour. Elle a deux enfants maintenant.

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