La chance de Louise

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On cogne à l'huis :
« C'est qui ?
— Romain et Didier…
— Vous avez mis le temps ! »

Elle ne peut pas s'empêcher d'afficher une dureté qu'elle n'a pas, elle veut qu'on la laisse en paix :
«Ben t'as fait du prop'e Couteau ! Et pis c'est aux aut'es de régler ça !
— Ch'savais pas moi ! T'l'aurais laissée toi, toute seule, là-haut ?
— Et comment que j'vas faire moi, avec mon Gabin, j'ai pas de sous, chu veuve ! T'es qu'un pauv'e rémouleur, comment qu'tu comptes nous entret'nir ?
— J'ai réfléchi toute la nuit, j'va essayer quéqu' chose. Pis on verra bien. Tu vas t'occuper d'elle hein ? Fanchon ? J'ai pas d'mamelles moi !
— Si tu trouves de quoi ! »

Couteau travaille toute la journée, inquiet, il ne laisse rien paraître. Le soir venu, il est plus riche de deux francs et cinquante. Il va dîner chez le Marineau pour qui il aiguisera ses tranchants gracieusement. Quand le village se retire derrière ses murs, le Couteau repart vers la colline des quatre chemins. Marineau lui a laissé son canasson après moult recommandations et menaces. Sa bête entre les pattes d'un cavalier maladroit, ça lui déplaît souverainement. Dans la ferme des Marineau le cheval et les deux vaches font de lui un homme aisé, mais c'est une aisance bien fragile.

Sous la lune aimable, le roussin se laisse guider ; c'est une brave bête. Le Couteau reste éveillé sans difficulté, son allant l'effraye un peu. Le cavalier sur son transport arrive au sommet de la colline, aux grosses heures de la nuit. Le cœur du Rémouleur bat si fort qu'il lui semble l'entendre du dehors.
Il hésite sur la manière dont il pourrait s'y prendre et finalement se jette à l'eau. Il s'adresse aux ombres et se sent un peu ridicule :

« C'est moi qu'a trouvé la petite, c'est pas d'chance pour elle, ou p'tête que si : j'aurais pas pu la laisser et j'aurais pas pu lui faire du mal. Mais j'chu sans sous et même si j'ai trouvé une nourrice, qui ne dira mie d'où qu'elle vient, il faut qu'elle puisse nourrir, en plus d'elle et son fils. Ch'ais pas comment qu'c'est possible. Mais vu qu'les Corn… pardon les Brumeux z'ont d'la magie, qu'on dit, faudrait p'ête que vous fassiez quéqu' chose. ».

Le rémouleur ne le sent pas, mais son temps change. Il devient si lent qu'on dirait qu'il s'arrête. Pour les Brumeux, le temps n'est qu'une géographie. Être ici ou là-bas, hier ou demain, maintenant… Tout ça c'est la même chose. Les Brumeux se déplacent sur un axe transversal au temps. Ils peuvent se fondre dans une intention. Ils dirigent leur être vers la matérialité d'une pensée. Penser c'est créer, c'est se condenser, c'est exister dans le temps des hommes, eux, qui ne se sont pas encore affranchis du temps.
Les Hors-Monde, c'est ainsi que plus tard ils seront nommés, ne se donnent à voir qu'en de rares occasions ; quand ils le veulent ou quand la pensée traîne un peu et que les temps se chevauchent. Ils semblent, alors, flous, Brumeux, c'est vrai et quand ils s'installent dans le temps commun, ils apparaissent gris, pâles, et leurs cheveux sont argentés.
Les Hors-Monde enfantent toujours et vivent d'un corps, ils ont eu le choix : matière ou éther… Mais un corps c'est beaucoup de joies de caresses, de promesses d'enfants et une évolution qui se poursuit. Ils se sont simplement débarrassés de ces terribles contraintes : se nourrir de matières qui s'altèrent et enfanter dans le sang. Les Hors-Monde dégradent autre chose, présent dans le vide, que les hommes, plus loin qu'ici, dans leur échelle temporelle, nommeront Prana ; le Prana les nourrit.
La corne, dans le dos des Brumeux, utilise l'énergie fossile des univers générant la force nécessaire aux créations-déplacements, mais elle est aussi l'organe qui donne la vie. Entre les cornes, lors d'une longue stase pour enfanter, des parents dos à dos, laissent l'énergie Akashique se transformer et recomposer un être nouveau.

Le temps reprend son cours, Romain se trouve parfaitement idiot au bout de l'énoncé de sa tirade. Il veut bien croire que les cornus existent, mais qui en a vraiment vu. Et puis à quoi il s'attendait ? Que les nuages pleurent des pièces en or ?

De la colline des quatre chemins, Ckerssicé a entendu l'intention de l'homme qui a trouvé Lui'zh. Sa fille est en vie. Ferzzène a donc accepté que son enfant différente partage la vie des hommes, elle a levé le doute.
Il est la seule occurrence temporelle des Hors-Temps. Le doute est antinomique à la création, aux déplacements. Maintenant Ckerssicé sait son enfant à l'abri du néant : Lui'zh s'inscrit dans l'axe temporel des hommes.
Celle qui domine les destinée, Ferrzène, est inaccessible à la compréhension des Brumeux, ses desseins mystérieux se laissent vivre, ils ne peuvent être interprétés, elle a ses propres motivations.

Lui'zh est différente des Hors-monde, ça arrive parfois. Née dans les brumes, c'est comme si sa nature humaine tellement lointaine, sourdait tout à coup dans sa chair et qu'elle reprenait ses droits : la corne, dans son dos est atrophiée.
Ainsi naissent parfois des enfants polychromes, incapables sans aide et sans contact physique de suivre et d'incarner une intention sur l'axe du temps.
Mais Lui'zh a une raison d'être ; alors aucun regret ne vient contrarier la maternité de Ckerssicé : elle connaît pour part, l'importance de l'avenir de sa fille.

Maintenant qu'il y réfléchit vraiment, le Couteau se demande comment il va faire pour subvenir aux besoins de Louise. C'est peut-être une petite fille ordinaire avec une déformation de la colonne ? Car finalement Romain a accepté l'histoire de Didier sans y penser une seule seconde.
Louise…
Le prénom lui est venu spontanément… Il le trouve joli… Ce n'est guère le moment de s'y attarder : il remonte sur son canasson qui broute non loin et repart vers Hanchot.
Il a quelques sous dans sa tunique ; c'est insuffisant. Pourtant, et même s'il en a besoin, il donnera ses pièces à Fanchon et se démènera comme un beau diable pour aider Louise à grandir… Il n'aime pas la ville, mais Gangeou n'est pas si loin et le commerce y est meilleur !

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